Pourtant ce que je vais vous raconter va vous paraître sans doute incroyable. C'est l'exacte vérité.
Le réel se révèle ainsi. Il vous signifie et vous oblige : « Je suis comme ça. Même si toi tu ne comprends pas. »
Je n'ai pas compris. Vous aussi, ne cherchez pas à comprendre ce qui un jour arriva à Heaven's Garden, mon petit cottage à Castlebury.
Tout commença un jour d'été, un de ces jours qui vous font aimer la vie, un de ces jours où tout chante: les fleurs, les arbres, la lumière du soleil bienfaisant, les enfants.
Ce jour-là, j'étais dans ma roseraie; occupé à prendre soin de mes fleurs, à veiller sur elles. Elles sont si belles, si variées, si fragiles aussi. Je suis fier de mes roses, de leur beauté - leur marcescence aussi rend nos regards plus tendres, plus amoureux.
J'étais fier de l'allée des Exburies, mes azalées aux mille couleurs d'arc-en-ciel, orange, rouge, blanche et rose saumon, qui faisaient l'admiration de mes amis.
J'étais là près d'elles quand je remarquai au fond du jardin, dans l'allée des Exburies, quelque chose d'étrange.
J'ai toujours été attentif à la position du soleil, une seconde nature sans doute, un sens de l'observation du clair et de l'oscur, de l'orientation.
Ce jour-là, je vis bien que quelque chose n'allait pas...
L'allée des azalées était la plus protégée de l'ardeur des rayons. Les cyprès. Or, la lumière portait les ombres des végétaux sur le sol de manière tout à fait anormale. Il y en avait trop. Trop d'ombre pour cette heure du jour. Trop, dans l'allée des Exburies. C'était loin d'être évident. Et personne, même vous, ne l'aurait remarqué. Mon œil exercé avait repéré l'anormalité.
Une ombre est une ombre certes, mais cette ombre là était différente. Une ombre qui se distinguait des autres. Portée différemment. Forcément elle attire l'attention d'une personne comme moi si attentive à la sage nature des choses.
Je crus à un défaut de vision. Le soleil sans doute ou l'heure aux rayons déclinants, ou encore ma vue un peu fatiguée par la chaleur. Bref, je n'y prêtais guère plus d'attention sur le moment.
Mais pourtant cette ombre me hanta, le soir et toute la nuit. Toute ma noèse fut mobilisée sur cette absurdité: une ombre à contresens.
Ma nuit fut épouvantable.
Et dès le lever du jour, j'étais dans le jardin, inquiet.
Rien.
Pas la moindre trace de l'ombre maudite.
Rassuré. J'avais fait un mauvais rêve.
Ce fut une journée tranquille. Retrouvailles avec mes plaisirs de la taille, avec mes amours. Je donnais un soin tout particulier à mes camélias dont certaines variétés allaient fleurir à la fin de l'été et faire la joie des enfants.
Mais voilà. Le soir vint à nouveau. Il n'y a rien d'anormal à ça bien sûr, et l'heure exacte à laquelle j'avais vu l'ombre aussi.
Je l'avais presque oubliée quand soudain, je la vis. Elle avait grandi, s'était multipliée, était devenue plus dense, nettement plus sombre que la lumière ambiante. Bref, elle était à contresens et obscurcissait toute l'allée des azalées ...
Imaginez mon état. Panique ? Non. Je suis un homme rationnel. Pour moi l'absurde est impossible.
Juste quelques cachets pour m'assurer le repos d'une nuit qui s'annonça difficile.
Une nuit terrible, des rêves horribles; mes roses, mes camélias pleuraient de douleur, me suppliaient de faire quelque chose pour éviter leur mort imminente. Les enfants pleuraient.
Heureusement le jour arriva, toujours rassurant dans sa clarté. Toute la journée, je redoutai l'heure de l'ombre.
Elle fut là un peu plus tôt encore. Pour moi je sentis que c'était trop tard. J'étais pris au piège. Pris au piège aussi mes rosiers, mes camélias. Toute l'allée des Exburies était prise sous l'ombre qui avait avancé l'heure du rendez-vous.
Je cherchai de l'aide. Appeler des amis ? Comment dire l'absurde sans provoquer le rire ? Ridicule. Je n'osai pas.
Je restai seul avec mon ombre.
Les nuits et les jours qui suivirent furent épouvantables. L'ombre avait tout envahi. Toutes les allées de mon jardin, toute ma raison d'homme rationnel. J'étais prêt à basculer dans la folie.
Quand un chose me raisonna. L'ombre ne faisait pas de mal à mes fleurs.
Pourquoi donc devrais-je m'en inquiéter. Car savez-vous, c'est aussi cela qui me parut étrange, cette ombre sur la roseraie, dans l'allée des camélias, partout et pourtant rien.. Pas le moindre signe de flétrissure. Au contraire.
Je me fis l'observateur du sens de l'ombre. Que voulait-elle ? Pourquoi ces heures ? Je la surveillais, négligeais mes fleurs, ne voyais plus les enfants.
Elle arrêta sa progression dans le temps. Elle fut exacte au rendez-vous mais sage, elle laissa le soleil dispenser quelques bienfaits, le temps qu'il fallait.
La seule chose qui m'inquiéta un peu était qu'elle avait décidé de se pencher sur ma maison. Peu à peu, elle rendit plus sombre ces belles pièces de mon cottage autrefois inondées de lumière.
Elle gagna mon cœur. Je ne me débattis point. J'acceptai, résolu à ne plus chercher à comprendre.
Pourvu qu'elle ne fasse pas de mal à mes fleurs !
publié le 4 novembre 2008