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L'HISTOIRE D'UN POETE / Paul Valéry


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7 réponses à ce sujet

#1 Gardia

Gardia

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Posté 24 septembre 2008 - 03:18

"le luxe de la langue", on a pu dire cela à propos de la richesse et de la maîtrise de l'écriture valéryenne.

Je n'ai vraiment pas de leçon à donner à quiconque ! Le but de la poésie est bien de charmer l'existence, pas de la compliquer... Cependant... Les personnes tentées par l'acquisition de certaine aisance, de certaine agilité dans les pratiques d'écriture liront
ce qu'Elena vient d'écrire dans les pages d'un article consacré à Paul Valéry... On verra à quel prix, de quelle peine, le "luxe" de la langue a pu être acheté.


" Connaissez-vous ce sonnet (irrégulier par ailleurs !) ?
Je le trouve plutôt bien... malgré son irrégularité. Il faut écouter ses occlusives - Q, G - comme dans "seC, orGueil, eXcès...", et leurs résorptions en chuintantes - CH, J - comme dans "Gemmes, Jus"...
Il y a une métaphore, un sens caché ("le sens doit être caché dans les vers comme la valeur nutritive dans les fruits") mais on s'en fiche ! C'est d'abord un régal de sonorités...

LES GRENADES (à lire lentement, intensément, phonème à phonème)

Dures grenades entr'ouvertes,
Cédant à l'excès de vos grains,
Je crois voir des fronts souverains
Eclatés de leurs découvertes...

Si les soleils par vous subis,
O grenades entrebâillées,
Vous ont fait d'orgueil travaillées
Craquer les cloisons de rubis,

Et que si l'or sec de l'écorce
A la demande d'une force
Crève en gemmes rouges de jus,

Cette lumineuse rupture
Fait rêver une âme que j'eus
De sa secrète architecture.


P. Valéry

(Paul Valéry qui disait : "Il y a toujours gros à parier que des vers sont mauvais.)

ICI COMMENCE L'HISTOIRE


"L'évolution de Valéry est une véritable leçon technique - je parle de l'évolution de son écriture.


"Il y a les poèmes de jeunesse, dans lesquels Valéry (comme ses contemporains) meuble un peu lourdement ses alexandrins d'adjectifs à tous les angles. La syntaxe est bien faible. Mais ces premiers poèmes, rassemblés vingt ans plus tard sous le titre Album de vers anciens contiennent du Valéry à venir. L' « ambre » par exemple, la « vendange », les « mouvements » du poème Anne (1890) appartiennent au lexique futur. La Jeune Parque 1913-1917 se souviendra de la figure féminine charnelle, du sommeil vaporeux et de l'amertume marine.

"Les presque vingt années durant lesquelles Valéry ne fit plus de vers l'ont arraché (qu'il l'ait ou non voulu) aux tics poétiques de l'époque. Il pouvait regarder de loin ce qui se faisait un peu partout... Il s'étonna lui-même de revenir au vers après une si longue absence. "Qui me l'aurait dit, je lui eusse ri au nez !"
En revanche il n'avait jamais cessé d'écrire ses fameux Cahiers. Tous les matins très tôt, "entre la lampe et le soleil", il notait, creusait, enchaînait ses réflexions sur tous les sujets qui excitaient son esprit curieux et inlassable - sciences, politique, poétique, psychologie, linguistique, esthétique... (Il le fit toute sa vie.)
Je peux croire que l'efficacité recherchée de ces notes quotidiennes dut forger la qualité de leur expression, - et renforcer par la suite l'exigence de l'écrivain poète.

"A plus de quarante ans Valéry revint donc au vers – aux vers plutôt ! - avec difficulté, commençant d'abord par réunir, puis reprendre, retoucher, corriger voire réécrire tous ses premiers poèmes en vue de la publication que Gide avait souhaité en faire (dans sa Nouvelle Revue Française). Il voulut composer une quarantaine de vers d'adieu à la poésie. Ces quarante lui devinrent un quasi-enfer quotidien durant quatre années (1913-1917), d'où sortirent finalement le long monologue (cinq cent douze vers) de La Jeune Parque. (Il faut lire, si l'on est intrigué par cette douloureuse "remontée au jour" poétique, les lettres que Valéry écrivait à ses amis - Pierre Louÿs, André Gide... - durant cette période, dans ce Paris anxieux que les armées allemandes approchaient de plus en plus, dans ce calvaire d'un autre ordre de réalité qui était celui de la Grande Guerre.)

"Chose malgré tout amusante - mais aussi chose sérieuse, qui peut plaire aux lecteurs les plus techniquement intéressés par l'évolution de l'écriture valéryenne, comme de toute écriture d'ailleurs... En l'occurrence : le poète confesse qu'à ce moment pénible, c'est la redécouverte de Racine – à travers les récitations qu'il faisait faire à ses enfants des tirades apprises pour le collège - , qui lui apprit lui devenu adulte de quel ordre relevaient précisément les difficultés du poème qu'il s'efforçait d'écrire. Jamais probablement, sans ces récitations, il n'aurait exhumé Racine de ses propres souvenirs de collégien. Surtout surtout : jamais non plus, il n'aurait si profondément pris conscience de la nature et de la qualité de l'art de Racine ! (La leçon m'a toujours semblé fabuleuse.)

"Ce qui étonnait beaucoup Valéry, était d'abord l'impuissance dans laquelle il se trouvait, devant tout fragment de Racine, d'en modifier heureusement le moindre mot.

"Il s'étonnait encore, que Racine se soit refusé les facilités d'un vocabulaire plus exotique (de Ronsard à Racine, la réduction quantitative du lexique est très sensible). Non, Racine n'use guère que des "charmes" "larmes" "rigueur" "lois" "cruauté" "amour"... pour déployer avant tout la mobile virtuosité de son génie syntaxique et musical. Nul ne donne plus que lui relief à ses figures verbales, sans cesse renouvelées, dans un si constant souci de l'harmonie phonétique.

"La difficulté d'écrire une longue suite d'alexandrins sans les béquilles de mots trop étrangers au contexte, mais en variant constamment les tropes, est extrême. Valéry sentit intérieurement le "délice" de cette exigence (non plus intellectuelle que sensorielle) canalisée, tendue, soutenue et virevoltante, tout à fait proche de ce qu'il cherchait en composant. (De fait beaucoup de poètes chéris dans sa jeunesse en perdirent un peu d'éclat...) (Chut !)

"Récompense encore : « Chaque fois que j'améliore, renforce la qualité proprement phonique, phonétique, de mon poème, sa puissance sémantique, signifiante, se trouve augmentée… » Cette observation renvoie à quelque réflexion sur l'origine du langage.
(Aveu : tout ce que j'écris là, c'est un poète et metteur en scène qui me l'a révélé. Je travaille avec lui par périodes. Quand il dit du Racine, du Valéry, j'ai l'impression que j'étais passée à côté de quelque chose de familier sans l'avoir jamais regardé vraiment, en fait sans le voir. J'ai l'impression bizarrement très agréable d'un sens complémentaire apporté par la propriété timbrée du son, que la diction détaille sans en avoir l'air… Comme s'il y avait des strates, une profondeur ou un relief indécelable à la lecture de surface (qui se laisse emporter par le sens et l'histoire.) Bref !

"Valéry a reçu cette leçon racinienne en pleine figure, il ne l'a pas assimilée d'un coup.

"Malgré le succès du poème publié il considérera toujours la Jeune Parque comme un exercice (cf. la dédicace du poème à André Gide). Les poèmes du recueil Charmes ont profité des « muscles » acquis par ce travail, de l'aveu même de l'auteur. Le Cimetière marin (le plus fameux poème) est encore lourd d'un riche vocabulaire. Il ne doit son état actuel qu'à l'impatience de Jacques Rivière qui l'arracha quasiment au bureau de Valéry, qui souhaitait le travailler encore et encore… « Ce que je fais ne me semble jamais assez mien » déclarait le poète.

"Les Fragments du Narcisse en revanche – trois fragments publiés de 1922 à 1926 – sont une réussite assez étonnante. Le monologue est bien plus fruité, plus riche de diphtongues, de voyelles nasales, et plus coloré que celui de La Jeune Parque. On y trouve des vers « XVIIe » remixés moderne, à savourer par tous les pores, intensément… Comme un … soleil (?) :


Image IPB

"(Narcisse parle, penché sur le miroir d'eau)

(…) Profondeur… Profondeur… Songes qui me voyez,
Comme ils verraient une autre vie,
Dites : ne suis-je pas celui que vous croyez ?
Votre corps vous fait-il envie ?

Cessez, sombres esprits, cet ouvrage anxieux
Qui se fait dans l'âme qui veille ;
Ne cherchez pas en vous, n'allez surprendre aux cieux
Le malheur d'être une merveille :
Trouvez dans la fontaine un corps délicieux...

(…)
Mais ne vous flattez pas de le changer d'empire.
Ce cristal est son vrai séjour ;
Les efforts mêmes de l'amour
Ne le sauraient de l'onde extraire qu'il n'expire…

PIRE.
Pire?…
Quelqu'un redit Pire… Ô moqueur !
Écho lointaine est prompte à rendre son oracle !
De son rire enchanté, le roc brise mon cœur,
Et le silence, par miracle,
Cesse !... parle, renaît, sur la face des eaux…
Pire?...
Pire destin !... Vous le dites, roseaux,
Qui reprîtes des vents ma plainte vagabonde !
Antres, qui me rendez mon âme plus profonde,
Vous renflez de votre ombre une voix qui se meurt…
Vous me le murmurez, ramures !... Ô rumeur
Déchirante, et docile aux souffles sans figure,
Votre or léger s'agite , et joue avec l'augure…
Tout se mêle de moi, brutes divinités !
Mes secrets dans les airs sonnent ébruités,
Le roc rit ; l'arbre pleure ; et par sa voix charmante,
Je ne puis jusqu'aux cieux que je ne me lamente
D'appartenir sans force d'éternels attraits !

"Ecoutez encore ceci, qui annonce déjà le Valéry plus âgé, décanté, plus abstrait :

Mais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux
Que de ma seule essence ;
Tout autre n'a pour moi qu'un cœur mystérieux,
Tout autre n'est qu'absence.
Ô mon bien souverain, cher corps, je n'ai que toi !
(…)
Est-il don plus divin de la faveur des eaux,
Et d'un jour qui se meurt plus adorable usage
Que de rendre à mes yeux l'honneur de mon visage ?
Naisse donc entre nous que la lumière unit
De grâce et de silence un échange infini !
(…)
Mais la fragilité vous fait inviolable,
Vous n'êtes que lumière, adorable moitié
D'une amour trop pareille à la faible amitié !

"Vous n'êtes que lumière, adorable moitié
D'une amour trop pareille à la faible amitié !
Wow ! un inédit de Racine ?

"Mais je vous parlerais de Valéry sans fin."

Je te comprends Elena !
Et aux lecteurs soucieux d'autres échos, d'infinis échos phonético-poético-politico-esthétiques (!) je soumets moi les deux nouveaux liens suivants :

http://polartblog.bl...ntemporain.html

http://polartblog.bl...blique-des.html

http://theatreartproject.com

#2 serioscal

serioscal

    Serialismo Rigoroso

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Posté 24 septembre 2008 - 05:53

Bonjour, bonjour !
Merci pour cette belle histoire et les liens qui l'accompagnent.
Une présentation de Polart, peut-être ? Ce n'est pas une série policière, on dirait.

#3 Invité_zara_*

Invité_zara_*
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Posté 24 septembre 2008 - 05:02

tout ce mérite? ou des leçons à revoir!

je pense Oulipo oci!!


c'est bon tout ça.


merci.


z.

#4 Gardia

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Posté 24 septembre 2008 - 07:59

Une présentation de Polart, peut-être ? Ce n'est pas une série policière, on dirait.

Polart (poétique et politique de l'art) réunit des chercheurs qui se reconnaissent dans le questionnement des rapports entre art, langage et société, et qui considèrent que ce questionnement est une réflexion sur la vie.
(Donc "policier", mais oui ! pas si mal vu que ça...)
Le poète parfois, se double d'un chercheur : Narcisse penché sur l'eau reflète Valéry, tous les matins penché sur ses cahiers de notes, et chaque jour chassant, traquant, pressant les ressources du langage de fondre le moment et le mouvement de sa pensée...

Quant à la poésie : "J'ai toujours fait mes vers en m'observant les faire" avouait-il sans honte.
(Ce pur détachement n'est pas donné à tous !)
http://forum.philago...ead.php?t=34887



#5 Gardia

Gardia

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Posté 25 septembre 2008 - 02:06

si tu aimes ce que j'ecris c'est pour la passion que j'exprime
si je suis capable de l'exprimer ce n'est que sous caféine *

Dans quelques grammes d'instantané c'est l'éternité que je caresse!



ouvert me donne aussi d'excellents grains à moudre.
Leurs rimes, d'un arôme aussi puissant que foudre
M'ont réveillé plus qu'à demi.
Du Nescafé de mon ami
La poudre est sombre, fine, et prompte à se dissoudre.


PS
question à Valéry (dans L'Idée fixe) :
-Vous aimez le café ?
-J'en vis.



#6 Arwen G

Arwen G

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Posté 25 septembre 2008 - 02:26

Chère Guardia, tu touches à un poète que je vénère.
Mais combien d'années pour arriver au Valéry épuré?
Alors donne-nous notre chance, jour après jour.

Moi c'est le ' Vin perdu 'que j'aime.

J’ai, quelque jour, dans l’Océan,
(mais je ne sais plus sous quels cieux),
Jeté, comme offrande au néant,
Tout un peu de vin précieux...

Qui voulut ta perte, ô liqueur ?
J’obéis peut-être au devin ?
Peut-être au souci de mon cœur,
Songeant au sang, versant le vin ?

Sa transparence accoutumée
Après une rose fumée
Reprit aussi pure la mer...

Perdu ce vin, ivres les ondes !...
J’ai vu bondir dans l’air amer
Les figures les plus profondes...


Quand quelques uns d'entre nous seront à ce stade, nous auront tous une voix grêle et l'échine courbée, les yeux larmoyant que donnent la lampe et le soleil.

O merveille des merveilles
Je t'offre une pomme vermeille.
De plus il emploie des vers de 8 pieds, les moins beaux paraît - il.....paraît-il.....


#7 .ds.

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Posté 25 septembre 2008 - 04:16

Image IPB

Paul Valéry, Charmes

Cahier de notes préparatoires, 1922.
BNF, Manuscrits, NAF 19011, f° 26v°-27r°.


La page est le laboratoire de l'œuvre : fragments de vers, esquisses de strophes, notes personnelles, le poète a jeté en tous sens des morceaux de pensée, s'arrêtant un moment dans sa quête poétique, le temps de dessiner une maison.



Image IPB

Paul Valéry, La Jeune Parque

Cahier de brouillon, avec dessins à la plume, 1912
61 f., 31 x 25 cm
BNF, Manuscrits, N. a. fr. 19005, f. 7v°


#8 Gardia

Gardia

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Posté 29 septembre 2008 - 07:44

eh bien ! merci de tout coeur
je ne pouvais pas rêver plus belles illustrations :)