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le musée des faussaires


6 replies to this topic

#1 arcmau

arcmau

    arcmau

  • TLPsien
  • 299 posts

Posted 12 September 2005 - 02:00 PM

sério, ça devrait te plaire,
(j'ai pas encore tout lu)

Le Musée des faussaires

I

Combattre une partie de Léviathan, c'est combattre pour Léviathan intégral. Ce qui règne par la dispersion et le désordre n'a rien à craindre de l'ordre dispersé. Qu'on dénonce ici les hôpitaux psychiatriques, là les multinationales américaines, ailleurs la prostitution occidentale, ailleurs encore la torture dans un pays, ailleurs enfin la pollution nucléaire — à chaque fois on agit comme si, le monde entier étant sous le déluge, rien n'était plus urgent que d'arrêter l'inondation à Chicago ou en Zambie. Toute critique partielle n'est plus aujourd'hui qu'une trahison, même si la critique globale est inefficace : plutôt ne rien faire que de collaborer au Mal absolu, plutôt prêcher l'impossible vérité que de vouloir mettre des formes au mensonge. Prolonger une agonie n'est pas mieux que rien, mais pire que tout.
Une société où le vol, l'escroquerie, la compétition, le bluff et l'égoïsme sont déjà institués n'a guère besoin d'instituteurs. L'enseignement tel qu'il est donné, la culture telle qu'elle est imposée sont bien davantage des effets que des causes, et il n'est pas étonnant que tout ce qu'on a pu écrire jusqu'à aujourd'hui contre eux ait pu être réfuté par les faits mêmes. Demander la suppression des écoles revenait à réclamer le règne sans partage de la famille. La liberté dont disposaient les enfants d'établissements tels que Summerhill, en Angleterre, avait beau paraître révolutionnaire, elle n'était — pour cette raison même — qu'une ruse : dans une société mercantile, compétitive et policière, l'école-paradis ne préparait qu'un choc de plus. A quoi bon orner de fleurs l'entrée d'un camp de travail ?
Mais si la société sans école offre aux enfants le choix entre le domicile et la rue, la société scolaire leur donne le moyen d'y échapper en apparence tout en les y replongeant en réalité (car elle contient à la fois la rue et le domicile) avec une sérieuse anticipation sur le monde du travail : discipline, horaire, rendement. Que peut faire un professeur contre ces principes, qui gouvernent sa propre existence — sinon les camoufler ? Responsable du pont qui mène d'un univers pénitentiaire à l'autre, il ne lui reste qu'à y ménager le meilleur sursis possible. Famille, Culture, Travail représentent un cycle chronologique. La Culture, conformément aux origines agricoles de son nom, sera florale si elle vise la réussite extra-professionnelle, et potagère si elle vise l'autre ; dans les deux cas, il faudra qu'elle rende. Le "knowledge is power” de Bacon est appliqué à la lettre, la lettre étant faite pour tuer l'esprit.
L'idée platonicienne d'une identité du mal et de l'ignorance, les illusions du XIXe siècle sur la culture comme porteuse spontanée de morale, sont au fond les mêmes que les nôtres, à ceci près que le mal consiste aujourd'hui à ne pas réussir et que la morale qui vise cette réussite comme fin dernière se sert de la culture comme premier moyen. La belle formule de Hugo : “Ouvrir une école, c'est fermer une prison” appelle malheureusement le correctif : “pour cause de double emploi", la prison fermée et l'école ouverte n'ayant plus pour point commun que d'aboutir à l'ouverture d'une usine ou d'un office du chômage.
Ce qu'impose l'école, bien avant le savoir, c'est, dès l'enfance, ce qui rythmera la vie de l'adulte. Horaires réguliers d'abord : il faut que l'enfant s'y habitue, autant donc commencer le plus tôt possible — et dès l'école enfantine, les arrivées tardives sont sanctionnées. Discipline, ensuite : l'enfant devra demander la permission d'aller aux toilettes, de prendre un crayon, de changer de place ; il ne pourra questionner qu'après avoir levé la main ; la configuration de la classe sera, de préférence, géométrique ; devant la porte d'entrée on se tiendra généralement en rangs, comme des soldats, et comme eux, en toute occasion, on chantera ensemble ; l'enfant pris du besoin de communiquer sera noté "bavard” — opportune préparation au mutisme et à l'obéissance, deux vertus cardinales à l'usine et au bureau ; on ira même, quelquefois, jusqu'au port de l'uniforme. On octroiera des bons et des mauvais points, objets de compétition et gages de sanctions familiales à retardement.
Dans les chansons, dans les comptines, dans les rondes, l'enfant apprendra à respecter Papa et Maman, c'est-à-dire à la fois l'Autorité et le Couple, et on bêtifiera pour lui à propos de nature, de vie familiale (évidemment) ou de société, tout cela étant présenté sous forme infantiliste, aseptique, asexuée. Aux siècles de Pascal et de Mozart on parlait aux enfants avec le plus grand sérieux, et on les traitait le plus vite possible comme des adultes, sans craindre de leur faire perdre par là leur esprit enfantin ni leur "innocence". On craindrait aujourd'hui qu'un enfant capable de composer une symphonie n'eût quelque chose de monstrueux et de sombre à la fois. L'idéal de l'“épanouissement enfantin” identifié à l'insouciance et au jeu voile à peine une arrière-pensée machiavélique : l'enfant épanoui est celui qui reste le plus longtemps étranger à la réalité du monde. Il serait dommage qu'un enfant soit trop tôt préoccupé de problèmes “sérieux", mais il n'est pas trop tôt pour lui inculquer ce qui rend accablant le sérieux du monde. Les sciences, les arts, la philosophie seraient prématurés, mais les horaires, les notes et la discipline ne le sont pas. A cinq ou six ans, on sait déjà, par les "récréations", où se trouvent la différence et la complémentarité entre travail et loisirs. Avant même que les notes existent, l'élève apprend à faire son jeu dans la grande compétition de la vie : il lui faut faire mieux — c'est-à-dire plus conforme — que le voisin, pour gagner les faveurs de l'institutrice et des parents. Donc, dès le début, pas d'entraide réelle ; et si entraide apparente il y a (collages, peintures murales collectives, etc.), le tout est de savoir s'y distinguer : ce sera ce qu'on appelle l'émulation.
Vient ensuite la seule partie importante du labyrinthe scolaire : l'apprentissage des moyens d'apprendre. Lecture, écriture et calcul — numérique, algébrique ou ensembliste — en forment la base. L'enfant qui lit mal aura honte devant les autres et lira plus mal encore ; celui qui s'acharne à recommencer un calcul faux subira assez de quolibets pour ne plus s'acharner du tout — rien n'étant pire que d'attirer sur soi l'attention, naturellement malveillante, de toute une classe qu'on retarde. Peu à peu le clan des cancres sera formé comme celui des forts-en-thème, et quoi qu'on puisse faire, les premiers sauront toujours qu'ils le sont, et les derniers aussi. Tant que la ligne d'arrivée existe, on ne supprime pas une course en escamotant le classement ; celui-ci, s'il ne vient plus d'en haut, sera spontané.
L'une des ambitions primitives de l'enseignement public et obligatoire était de soustraire l'enfant à l'influence de sa famille, c'est-à-dire surtout de sa condition sociale. L'influence des familles en tant que puissances financières s'est estompée, mais non celle de la Famille en général, ainsi que le prouvent les nombreuses interventions des parents auprès des maîtres et le pouvoir des "groupes de parents d'élèves" jusque dans le domaine des programmes scolaires. La collaboration Famille-Ecole n'a jamais étéplus étroite : les parents deviennent parfois des professeurs-substituts, et les professeurs des parents-adjoints.
Les classes sociales, quant à elles, se reforment toujours en coteries à l'intérieur des classes scolaires, où les plus riches se distinguent et se joignent par l'habillement, le langage, les connaissances communes, etc. ; il est à peine besoin de noter qu'ils réussissent mieux que les autres, non seulement parce qu'ils prennent des leçons particulières et peuvent se permettre des séries d'échecs sans que leur famille les incite pour autant au choix immédiat d'une profession, mais surtout parce qu'ils reçoivent l'empreinte d'un milieu où la réussite comporte le savoir, ce qui est l'autre versant de l'axiome scolaire selon lequel le savoir apporte la réussite.
Que ce savoir contienne de l'idéologie, c'est trop peu dire : le plus souvent il n'est lui-même rien d'autre. Ce qui commence par les chansons et les rondes se poursuit jusque dans les énoncés les plus neutres : "Un propriétaire achète 100 ha de terrain à 2 F le m2, puis en revend 50 à 8 F le m2 : quel est son bénéfice ?" — "La banque finance les travaux, l'entrepreneur les exécute." — "Calculer par les annuités l'intérêt d'une somme x placée pendant y années à un taux z", etc. On apprend à quoi servent les tribunaux, les conseils, les parlements, les lois, comme s'il était évident qu'ils servent à quelque chose ; la géographie devenue économie politique n'est plus qu'une introduction à la foire d'empoigne, avec compétition internationale des ressources minières, de l'industrie, du revenu par tête ; l'histoire fournit toutes les moralités qu'on veut : la décadence de Rome peut être liée à l'amollissement des moeurs plutôt qu'à l'impérialisme romain, on peut mettre en évidence la Terreur dans la Révolution française comme on peut la minimiser ou l'attribuer aux manoeuvres de la noblesse émigrée, et ainsi de suite. Ce qui raconte tout justifie tout.
Avec les cours d'initiation sexuelle, l'hypocrisie et la gêne atteignent, bien entendu, leur comble. Le simple fait que cette initiation apparaisse comme nécessaire indique déjà qu'il s'agit d'une affaire grave : voilà la seule source de plaisir qu'il faille précautionneusement aborder, et qui n'aille pas de soi. Ou bien on veut faire croire aux enfants que la sexualité est un domaine comme les autres et que les organes sexuels sont aussi banals que le genou, et les enfants peuvent vérifier tout de suite combien de genoux intéressent les censures ou les intéressent eux-mêmes ; ou bien on répondra à leur curiosité, qui concerne un plaisir et son interdiction, comme si elle était anatomique, et comme si le sexe avait la propriété d'intéresser tout le monde au même titre que l'intestin grêle, et on fera des cours de physiologie, avec coupes d'oviductes, de mamelons et de canaux spermatophores, Papa et Maman s'étant accouplés par une sorte de mécanisme médical, et pour la procréation ; ou bien encore, on détournera tout le "mystère de la vie” (car c'est par le sexe que la vie est mystérieuse, et non par la replication de l'ADN) sur d'innocents canards ou de petits moutons, toujours monogames, naturellement, et qui se fécondent par affection, non par plaisir.
L'enseignement dispensé à vingt ou trente élèves s'émiette au gré des menaces, des questions, des remarques, des toussotements, de la paresse générale, et comme, très vite, ce que dit le professeur n'est plus qu'une mauvaise mouture de ce qui se trouve déjà dans des livres, les heures de classe se réduisent à des heures de copie assaisonnées de mesures disciplinaires. Tout le monde sait qu'on apprend infiniment mieux seul, en suivant ses propres rythmes, qu'obligé de suivre en meute le fil d'une pensée orale qui, même si elle était logique, le serait moins qu'un manuel — outre que de toute manière il n'est pas question d'apprendre en classe, mais de noter ce qu'il faudra apprendre à la maison.
Mais surtout, s'il étudiait seul, l'élève apprendrait à apprendre. Combien d'adultes ont-ils cette faculté, que tous devraient pourtant avoir, d'assimiler à peu près n'importe quelle matière sans l'aide de qui que ce soit ? Seulement cette autonomie serait malvenue parce qu'elle équivaudrait à l'originalité et qu'elle impliquerait, au lieu de trente stéréotypes débités par trente automates, une trentaine de savoirs différents impossibles à passer au même crible, donc incontrôlables. Ce qu'on apprend par soi¬même, on ne l'oublie pas, et en général on l'apprend avec plaisir. L'école n'est certes pas hostile à l'oubli — il est de rigueur, vu le volume des "connaissances” accumulées, après chaque série d'examens — tandis qu'avec le plaisir elle est impitoyable. Non que la fantaisie l'effarouche, mais il faut qu'elle soit la même pour tous.
L'enseignement est donc, de ce seul point de vue, une énorme entreprise de gaspillage, et qui va s'aggravant de l'école enfantine à l'université : à part quelques heures de laboratoire éventuellement nécessaires à des branches comme la chimie ou la physique, toutes les heures de classe ne servent apparemment qu'à justifier l'existence du professorat. Il suffit de savoir lire pour achever n'importe quelles études, et le raz de marée des ouvrages spécialisés, ainsi que l'uniformisation de tout le savoir scientifique, ont ôté à l'institution scolaire ses derniers prétextes. Enseigner la Théorie des Groupes au tableau noir n'est qu'une bonne raison de maintenir l'obéissance, de perpétuer les horaires, de traiter les élèves en sténo-dactylos au service du rabâchage et de la médiocrité ; et quant à la falsification éhontée que constitue tout enseignement littéraire, on y viendra tout à l'heure.
L'unité d'une "culture générale” dispensée par des compartiments de fonctionnaires se manifeste d'abord ainsi : il faut s'intéresser aux Présocratiques à huit heures et demie, subir une épreuve d'allemand vers dix heures et se passionner pour la chimie minérale vers midi. Comme ce qui compte, de toute façon, est la note, et que l'apparence du savoir suffit puisque le savoir doit être une apparence, il faut penser moins et mémoriser plus, toute matière ayant avantage à être apprise une heure avant l'examen, et oubliée une heure après. Si l'école est une préparation à la vie sociale, c'est qu'elle donne les mêmes encouragements à la fraude, à la parade, aux faux-semblants, au conformisme, à la bassesse ; le bon élève ne peut rien être d'autre que le prototype du lâche besogneux et du larbin compétitif ; sans goûts, sans dégoûts, sans objections ni préférences, il réussit partout, il aime tout, il est d'accord avec tout. Une idée nouvelle ne peut procéder que d'un doute et ne peut être que paradoxale ("para-doxe" = “contre-opinion" — l'idée conforme à l'opinion n'est pas nouvelle) ; le paradoxe est une fantaisie, le doute procède d'une mise en doute et la mise en doute est un retard scolaire ;, être scolairement fort revient à douter le moins possible, ce qui est une définition de l'imbécillité, et à jouer le jeu d'une institution pénitentiaire, ce qui est une caractéristique de la veulerie.
Or qui n'est pas au moins un peu d'accord avec l'équation : réussite scolaire = intelligence ? Qui ose contester sans hésitation l'idée qu'on se fait de l'intelligence dans les tests du Q.I., ou quotient intellectuel ? L'intelligence consiste à savoir résoudre une quantité donnée de problèmes géométriques ou logiques (les artistes ne sont pas intelligents, mais les calculateurs prodiges le sont tous), et cela dans un temps minimal : peu importe qu'on ait les mains moites, qu'on ne veuille pas subir le test, qu'on soit distrait ou qu'on soit lent à force de prendre le temps d'approfondir. L'intelligence scolaire a pour première vertu d'être superficielle ; c'est celle des ordinateurs, et elle repose elle aussi sur la mémoire automatique. Admettre sans discussion que si a + b = c, alors a = c - b parce qu' "une lettre change de signe en passant de l'autre côté du signe d'égalité ", voilà qui fournit une règle absurde, mais commode. L'autre explication (que de deux quantités égales on peut retrancher la même quantité b, bien entendu) serait encombrante. Le bon élève choisira donc des milliers de fois ce genre de pense-bête ; l'école incite à penser bêtement.
Ainsi se présentent les examens ; timidité, trac, maladresse, dépression, épuisement n'ont pas d'importance. Il faut marcher au pas et savoir présenter armes. On assiste ainsi à des examens-surprise, faits pour dépister l'automatisme de la préparation courante, et qui ont la forme, le contenu et l'esprit d'une descente de police. Des filles et des garçons de seize, dix-huit ou vingt ans — âges où la liberté serait dangereuse — ont jusqu'à dix heures de travail par jour, passent des nuits blanches avant chaque interrogation (ou plutôt : interrogatoire), connaissent l'angoisse pour un dixième de point et sont priés de dire comment ils perçoivent la sérénité chez Montaigne. Voilà ce que des professeurs qui sont eux-mêmes surmenés trouvent normal, voilà dans quelles conditions ils demandent à leurs élèves de s'intéresser à ce qu'ils assènent ; qu'ils reçoivent ensuite leur propre ressassement en copie conforme, et voilà le conformisme qu'ils prendront pour de l'intérêt.
L'école supprimée, il faudrait, pensera-t-on, maintenir les examens : sans quoi aucun degré de savoir ne pourrait plus être contrôlé. Mais se demande-t-on pour quelle raison il est nécessaire de contrôler le savoir ? L'enseignement ne vise qu'au filtrage des élites, qui ne visent qu'à l'argent et donc au pouvoir. Supposons une égalité totale des salaires ; qui aurait intérêt à un poste auquel son savoir ne lui donnerait pas droit ? Et même sans faire cette supposition toute théorique, les examens seraient signe de quelque chose si l'enseignement dispensait réellement un savoir, ce qui n'est pas le cas, et si ce savoir général, une fois acquis, correspondait à une compétence professionnelle, ce qui n'est pas le cas non plus.
C'est d'ailleurs là, encore, qu'il y a hypocrisie. Les lycées ont beau déverser chaque année sur le marché de l'emploi des centaines de milliers de gagnants du marché du savoir, on continue d'entretenir deux idées contradictoires et d'ailleurs aussi fausses l'une que l'autre, celle des "débouchés” et celle de la "culture générale" — alors que l'enseignement ne débouche sur rien et ne donne pas de culture du tout. A ceux qui remarquent que l'enseignement est "irréel" parce qu'il n'est pas en prise directe sur le monde, on rétorque que le plus important est d'obtenir l' "ouverture d'esprit". Ouvrir les esprits par le remplissage, enseigner la sérénité par le drill, convertir à l'esthétique par le questionnaire, rendre les sciences familières par l'intimidation : autant de miracles, et l'école les fait tous.
On vous enseigne un peu de biologie, de physique, de mathématique, et ainsi vous ne serez pas dépaysés lorsque vous aurez affaire aux biologistes, aux physiciens, aux mathématiciens. C'est, naturellement, le contraire qui se produit. Avoir appris un peu de mathématique ne mène qu'à la crainte immodérée des mathématiciens, de même que jouer du violon en amateur fait plus admirer les virtuoses que si on ne connaît rien à leur instrument. Ainsi ne connaît-on des sciences que ce qu'il faut pour les respecter, de la littérature que ce qu'il faut pour y penser mal, et des philosophies que ce qu'il faut pour n'y rien comprendre. Qu'est-ce qui vaut mieux : ne rien savoir des astres ou croire que les étoiles filantes sont des étoiles ?
La culture générale se trouve toujours plus ou moins assimilée à une sorte de libéralisme, on l'imagine revêtue d'un pouvoir rassérénant, voire sédatif ; celui qui la possède ne devrait s'étonner de rien, et un peu de scepticisme lui sied même assez. Il s'agit en réalité d'un gâtisme, qui ne donne l'idée de l'immense que par son décousu et de la complexité que par son embrouillement, à moins qu'il ne soit le néant pur et simple : c'est à peine si huit ans de grec et de latin laissent assez de traces pour faire entrevoir ici et là quelques vagues (ou fausses) étymologies, et il serait intéressant de savoir combien de détenteurs du baccalauréat, une année après leurs examens finaux, peuvent dire, par exemple, en quoi consiste une liaison covalente. Le “bagage”
culturel est une nuisance, un souvenir de surmenages, un tas de clichés issus de l'intimidation ; la moindre netteté dans les idées exige qu'on se débarrasse au plus vite de ce fatras, au cas où le débarras ne se serait pas fait tout seul. Lorsque l'enseignement tend, au contraire, à se spécialiser, on obtient le phénomène de la présélection ; mais comme les méthodes sont forcément les mêmes, le savoir final est tout aussi nul, réussissant seulement cette performance antilogique d'obtenir une nullité bornée.
Ceux qui prêchent le maintien, dans l'enseignement, de disciplines ornementales telles que l'histoire, la philosophie, les littératures — tombent, quant à eux, dans le paradoxe de l'ornement disciplinaire et mentent aussi grossièrement que ces professeurs soucieux de "politiser l'école” et qui, voulant rendre la scolarité subversive, ne réussissent qu'à rendre la subversion scolaire. On prétend enseigner des branches sans intérêt immédiat, alors qu'un intérêt immédiat se trouve pour les élèves dans cet enseignement même, qui aboutit, comme les autres, à des notes ou à la promotion. On voudrait faire du lycée ou de l'université autre chose qu'un stage de pré-travail, comme si le travail, pour l'essentiel, n'avait pas commencé dès l'école enfantine.

II

Si la littérature et la philosophie enseignées n'avaient que le défaut d'être sans applications pratiques, l'enseignement ne serai qu'hypocrite : on apprendrait en somme la broderie à des aspirants policiers. Mais l'une et l'autre souffrent d'une tare bien pire, qui rend la broderie hideuse : il est impossible d'en donner le goût, absurde d'en faire des résumés, et par là, inconcevable d'en tirer une idée juste — si tant est qu'il, puisse être question d'idées en littérature.
Pour la philosophie, le problème est simple : mieux vaut, encore une fois, ne rien connaître d'un système que d'en avoir une vision fausse, ou, ce qui revient au même, lacunaire. Ou bien on s'est réellement enrichi de la pensée de Kant ou de Hegel, dont il faudrait alors avoir lu l'oeuvre quasi complète non pas une seule fois mais plusieurs — ce qui, dans une université, est tout bonnement exclu ; ou bien on a deux noms, associés à de vagues souvenirs, qui servent de repères en vue d'une simple parade intellectuelle. S'il existait un résumé possible du kantisme et de l'hégélianisme, Kant et Hegel l'auraient écrit (ils ont d'ailleurs fait quelque chose d'approchant, l'un avec les Prolégomènes, l'autre avec la Propédeutique, mais les deux ouvrages, et surtout le second, sont inintelligibles aujourd'hui pour qui ne connaît pas les autres). Non seulement le système hégélien est impossible à résumer, mais encore sa difficulté est, de prime abord, énorme. Lévi-Strauss déclarait dans une interview n'avoir jamais pu lire Hegel, n'ayant rien compris au peu qu'il en avait lu. Les professeurs de philosophie, qui pour la plupart sont intellectuellement moins bien armés que Lévi-Strauss, ne sauraient partager sa modestie : il en résulte qu'un ouvrage comme la Grande Logique, l'un des plus importants que l'Occident ait produits, est résumé par force puis faussé par incompréhension, que les élèves résument et faussent eux-mêmes ces résumés faux dont ils retiennent péniblement un quart, que des philosophes qui passent pour éminents, comme Russell, accréditent l'idée des "mille interprétations possibles” du système hégélien, idée naturellement absurde mais renforcée par mille commentaires effectivement divergents — et pour cause, que pas un professeur n'a le temps ni la force de lire jusqu'à six fois la Logique qui lui apparaîtrait alors comme ce qu'elle est : parfaitement claire — et qu'au total l'idée qu'on se fait de Hegel par l'enseignement ne correspond à rien de ce que le philosophe peut avoir réellement pensé. Mais lorsqu'un auteur paraît aussi monstrueusement difficile, citer son nom, ou quelques-unes de ses idées, est un certificat d'intelligence. Voilà pourquoi l'un des plus profonds penseurs de tous les temps est partout nommé, très rarement lu, jamais compris, et d'autant mieux transformé en instrument de terreur.
Ce qui vaut pour Hegel vaut pour tous les autres : Kant, Hume, Locke, Leibniz demandent une longue familiarité, c'est-à-dire plusieurs lectures complètes, qui ne valent rien dès qu'elles sont imposées au lieu d'être voulues. Comment m'intéresserais-je à des exposés ultra-difficiles qui n'offrent que la solution, hypothétique, de problèmes qui ne me sont jamais venus à l'esprit ? La philosophie, plus encore que la science, a pour conditions l'étonnement et la curiosité, dont l'habitude et le conformisme scolaires représentent exactement l'inverse.
Autrefois les philosophes enseignaient eux-mêmes leur propre doctrine, qui répondait à des questions actuelles ; Kant argumentant contre Hume, ou Leibniz contre Locke, s'opposaient à des idées véritablement courantes, et le débat était public, même s'il restait élitaire. Aujourd'hui les questions traditionnellement "métaphysiques" — la causalité, la liberté, le déterminisme, etc. — sont passées à la science (indûment, comme on le verra plus loin). Ce n’est plus le kantisme ou le spinozisme qu’il faut discuter, mais la philosophie qu’il s’agit d’apprendre, étant admis qu’elle ne pose plus de problèmes réels, comme si les philosophes avaient été réfutés : ne lit-on pas dans la plupart des manuels qu’il n’est “plus possible” d’être hégélien, que la vision du monde de Schelling est “périmée” ou, pis encore, que la manière dont la mathématique moderne conçoit l’espace a détruit le “vieil espace de Kant” (lequel n’a rien à voir avec le nombre de ses dimensions, du mons pour l’essentiel de l’”esthétique trnascendantale”) ?
Ainsi la philosophie n’est plus qu’un monument aux morts, dont il ne reste qu’à présenter une vue panoramique, soit un ensemble de lieux communs caricaturaux — la sempiternelle “dialectique du Maître et de l’Esclave” de Hegel, qu’on assène volontiers à des étudiants de dix-huit ans et qui n’est dans l’hégélianisme qu’un épisode secondaire, l’”impératif catégorique” de Kant qui semble tomber du ciel, le Moi et non-Moi de Fichte, la Caverne de Platon, les catégories d’Aristote, la monade de Leibniz, autant d’inexplicables chimères, sans compter quelques idées radicalement fausses comme l’“hégélianisme inversé“ de Marx, la mise à mort de la métaphysique par Nietzsche, etc.
La philosophie apparaît comme une suite de rêveries plus délirantes les unes que les autres, et les élèves éberlués n’ont plus qu’à retenir par cœur, entre deux rappels à l’ordre, et tout en pensant au match télévisé ou au prochain rendez-vous amoureux, qu’un individu nommé Malebranche et vénéré pour des raisons occultes pensait que nous voyons tout en Dieu, ce qui l’apparentait, pourquoi pas, à saint Augustin. Après quoi on appredra les lois de Mariotte enseignées par un physcien empiriste et agnostique comme tout le monde, et à l’heure suivante il faudra fournir un schéma des multiples étages de l’inconscient chez Freud. Tous ces ragots scolaires équivaudront finalement à une enfilade de calomnies, de bourdes et de quiproquos, grâce à quoi on aura acquis le respect d’une collection de noms, d’une absurde galerie d’ancêtres et de l’appareil disciplinaire fournisseur de cette ouverture d’esprit.
Que la philosophie rejoigne ainsi les prétendues sciences humaines, dont elle ne forme plus qu’un commentaire respectueux jusque dans la contestation, rien de plus logique. Je n’épiloguerai pas ici sur les philosophes contemporains eux-mêmes, dont les principales découvertes sont ou bien de solennelles vétilles, ou bien des spéculations à la limite du canular : la mort de l’Homme, la Société-Langage, l’économie libidinale, les catégories d’Aristote issues de structures syntaxiques, Fichte, Hegel et Kant responsables de la société totalitaire, Marx et Freud, toujours eux, mille fois lus, relus, fétichisés, magnifiés, momifiés : c’en serait trop à la fois, et pour rien. Le marxisme et surtout la psychanalyse, dont il est caractéristique qu’aucun philosophe n’ait osé démasquer l’incohérence spéculative quasi totale, le vide philosophique et parfois la malhonnêteté intellectuelle, seront examisés dans des chapitres ultérieurs.
L’enseignement de la littérature est, si possible, encore pire. Ce qui s’adresse d’abord à la sensibilité est attqué par le savoir ; ce qui incite à la critique ou à la révolte est abordé par conformisme et imposé par décret : Rimbaud est un grand poète, un point c’est tout ; ce qui appelle à la solitude est décortiqué en groupes. Plus une littérature est ancienne, plus elle est exotique, donc difficile à saisir, la sensibilité à laquelle elle s’adressait. Par conséquent, c’est avec la littérature médiévale, la plus inaccessible de toutes, que les études littéraires commenceront. Anonner quelques hémistiches de Chrestien de Troyes ou d’Arnou Gréban, voilà le pensum, donc voilà l’idéal. Quand on sait ce qu’un sonnet de Mallarmé est censé vouloir dire, quand on a commenté toutes les parties, syllabe après syllabe, alors le but du poète est atteint, toute création n’étant en somme qu’une énigme à usage scolaire. Le savoir et l’analyse mènent à l’émotion.
L’étude des langues elle-même est contaminée par cette idéologie dérisoire : on passe trois heures sur douze vers de Sophocle ou de Properce, mais qu’importe, on a lu ces poètes en grec et en latin. Lire, c’est suer, prendre des notes, recommencer cent fois la même phrase qui devient lancinante et térébrante sans cesser d’être énigmatique, s’agacer à n’en plus finir sur des déclinaisons, des aoristes et des verbes déponents, puis oublier jusqu’à l’existence de ce que le poète peut bien vouloir dire : à la fin de ce calvaire, on connaît Virgile. Les détenteurs d’un baccalauréat, après huit années d’allemand, sont aussi incapables de parler cette langue que de la comprendre, mais en classe ils ont, mot par mot et phrase par phrase, lu le Faust de Goethe et poésies de Novalis, exactement comme on aurait entendu une Symphonie de Bruckner en passant une minute sur chaque seconde de musique. Vous rencontrez un étudiant américain, qui ne vous comprend pas et que vous ne comprenez guère — mais il a lu Stendhal et Proust.
Ainsi fait-on dans sa propre langue ; trois strphes des Fleurs du Mal accablées de notes, alourdies, éclatées, ayant perdu au ralentissement le rythme qui les rendait poétiques, et c’est tout ce qu’un élève retiendra de Baudelaire. Mieux que rien, sans doute ? Mais l’élève se demande encore aujourd’hui pourquoi il a du lire Baudelaire plutôt que n’importe qui d’autre. Mieux que rien, tout de même : parce qu’il est certainement plus instructif d’avoir déjà vu une Joconde vert pomme et moustachue que de n’avoir jamais vu de Joconde du tout. Le traitement qu’on fait ainsi subir aux lettres équivaut très précisement à une gastronomie qui détaillerait les plats de la manière suivante : "Protides, 43 %, Alb. 37 %, hydrates de carb. 20 %." Après quoi, et d'après quoi, l'élève devra si possible s'émouvoir sur commande. Et quand on aura compris ces textes, il s'agira de les commenter. Ce qu'on ne sait pas commenter, on ne le sait pas du tout. L'étude des lettres sera donc l'exploration systématique de toutes les possibilités de la glose, du distinguo et de l'ergotage. Qui n'a pas vu, au concert, ces antimélomanes dont tout le plaisir est de déplier ostensiblement la partition qu'ils “écoutent" ? Ceux qui sont habitués à l'écriture musicale savent pourtant combien est gênant cet automatisme qui fait s'écrire sur une partition imaginaire, précisément, la musique dont ils préféreraient qu'elle les fasse purement et simplement rêver. L'étudiant en lettres est le monsieur qui déplie sa partition. Toutes les disciplines, à son secours, seront bonnes, notamment la linguistique et la psychanalyse, qu'on avalera, bien entendu, comme si elles allaient de soi. "Levez-vous, orages désirés” de Chateaubriand n'est qu'une phrase banale, mais elle devient fascinante dès qu'on sait qu'il s'agit d'une prosopopée, et que le désir d'orage réfère inconsciemment à la demande d'orgasme. On admettra trois postulats : premièrement, que la question n'est pas d'aimer ou de ne pas aimer un écrivain, mais de savoir s'il est important — et il l'est du moment qu'on le présente comme tel ; deuxièmement, que la structure oedipienne ou la métonymie offrent plus d'intérêt chez Balzac, parce que c'est Balzac, que chez n'importe qui d'autre ; troisièmement, qu'on approfondit une oeuvre en la traitant comme un palimpseste ou une devinette, de la même manière qu'on approfondirait la peinture en passant les tableaux aux rayons X. De tout cela résulte un mélange de sous-philosophie, d'infra-psychanalyse et d'hypo-linguistique dont la Culture n'est plus que le prétexte.
Les auteurs qui ne se prêtent pas à ce genre de “travail”, tombent en désuétude. Mallarmé, parce qu'il est abscons, passe avant Verlaine, et Sade, qui écrit comme un cuistre mais donne aux professeurs l'occasion de se sentir subversifs, éclipse Vigny. Encore les étudiants en lettres ont-ils choisi ce qu'ils font. Mais dans les lycées, tout ce qui peut s'apprendre à propos d'art s'identifie automatiquement à l'Autorité. Il faut être bien superficiel, dira-t-on, pour être rebuté par La Passion selon saint Matthieu sous prétexte qu'on a été contraint de l'entendre à l'école. Mais il faut être bien niais pour croire que ce genre d'initiation puisse servir à quelque chose. Les vrais amateurs de Bach seront, de toute manière, rarissimes : qu'on les laisse donc libres de choisir leurs préférences et qu'on leur accorde le plaisir de la découverte.
La seule excuse de l'enseignement littéraire — ou artistique, ou philosophique — est la suivante : si la poésie en général, si Goethe, Racine, Shakespeare, etc., n'étaient pas obligatoires à un stade donné des études, on ne les lirait jamais. Et la réalité est pire : aucun auteur latin ou grec n'est lu en dehors de la scolarité, la poésie moderne peut au maximum compter sur quelques centaines de lecteurs. Dans un pays comme la France, l'oeuvre poétique de Victor Hugo, la plus vaste et la plus riche qui soit jamais née d'un esprit humain, est presque totalement ignorée des universitaires mêmes, Ronsard a peut-être, en tout, une dizaine de lecteurs, Agrippa d'Aubigné n'en a pas un, les philosophes ne sont, comme je l'ai dit, presque jamais lus (quelques oeuvres de Schelling éditées en 1945 ne sont pas épuisées aujourd'hui, ce qui signifie qu'elles ont intéressé, en trente ans, environ deux cents lecteurs, ou plutôt acheteurs) et les producteurs de disques révèlent que la musique classique n'est pas dans une situation beaucoup plus enviable. Tout ce qu'on appelle "l'héritage classique", dans tous les domaines, se trouve, à part quelques oeuvres rescapées — toujours les mêmes — dans un état d'abandon équivalent à la mort. Pourquoi dire que les odes d'Horace existent quand elles n'existent pour personne ? Qu'est-ce qu'un livre sans lecteur sinon un peu de cuir et de papier ? On est donc en pleine mythologie lorsqu'on parle de “l'influence" d'un grand philosophe que dix personnes sur un million ont vaguement lu et encore plus vaguement compris, du message d'un grand poète qui, n'étant écouté nulle part, pourrait aussi bien n'avoir jamais existé, ou de la tradition dramaturgique grecque qui n'existe pas même sous la forme grimaçante du pensum scolaire. Ainsi les auteurs qui ont fourni, bien malgré eux, notre culture littéraire, sont étiquetés auteurs d'école comme les vocables “If, Ur, ire" sont classés vocables de mots croisés ; l'usage de leurs oeuvres est d'ailleurs le même, et le savoir dont ils font partie ressemble à ces bibliothèques dont chaque volume, sous sa belle reliure dorée, renferme une bouteille de whisky.
Ce savoir d'apparat culmine dans une pratique où l'élève doit apprendre à se battre les flancs, à faire le beau, à étaler des centaines de références camelote, à flatter les goûts du professeur, à trouver des mots pour ne rien dire, à émettre des idées qui ne sont pas les siennes, à s'inspirer d'une phrase qui ne lui inspire rien : la dissertation. Tous les requins de l'immobilier, tous les juges assesseurs et tous les préfets de police se sont extasiés plusieurs fois fort éloquemment à propos de Valéry, de Bakounine ou de Montesquieu. Tous ont gravement médité sur les rapports humains, le désir mystique ou les voix de la Nature, dont ils se moquaient naturellement comme de l'an 2000. “Médité” soit dit, bien entendu, par antiphrase. Traiter un auteur par une méthode, c'est croire à l'importance de l'un et à la justesse de l'autre ; autrement dit : superposer deux conformismes. Mais l'école recommande ce genre de double emploi.
Lorsque les méthodes sont la psychanalyse ou la linguistique, on voit immédiatement ce qui s'appelle réfléchir en matière de littérature. Après un simple et méticuleux inventaire, on a le plaisir de se délivrer à tout propos une sorte de petit satisfecit culturel. Une épopée présente-t-elle le retour d'un soldat manchot ? Le déclic aussitôt se produit : phallus, castration. Don Juan énumère ses conquêtes : désir de la Mère, misogynie, homosexualité refoulée. On compte les prolepses : pourquoi Chateaubriand y a-t-il si souvent recours ? Grave question. On dresse des diagrammes où se répartissent les thèmes, on repère les sujets récurrents chez Baudelaire ou Nerval : l'un a la manie des horloges et des cadavres, l'autre celle des voix qui chantent. Ou bien on saura par là ce que ces écrivains ont voulu dire, et qu'ils savaient aussi puisque c'est justement ce qu'ils ont dit, ou bien on pensera qu'ils ont exprimé, au fond, tout autre chose que ce qu'ils expriment en surface, de sorte que ce qui est devenu célèbre sous leur plume n'est que l'oeuvre d'un autre. C'est l'histoire de Shakespeare, dont les pièces ne sont pas authentiques, attendu qu'elles ont été écrites par un autre homme, lequel s'appelait aussi Shakespeare.
Un psychiatre des plus connus écrivait récemment qu'on ne saurait dire ce que la psychose apporta à Nerval et l'angoisse à Baudelaire. C'est qu'il ne suffit pas qu'Aurélia soit l'histoire, quasi littérale, de la psychose maniaque-dépressive de Nerval, que les Chimères en soient le produit, que les Fleurs du Mal n'expriment pour ainsi dire que l'angoisse : il faut encore savoir comment cela se passe. Ainsi pourra-t-on peut-être mesurer l'influence de la joie dans l'Hymne à la Joie de Bethoven (tout cela pouvant se ramener à de la tristesse refoulée), la part de vraie tristesse dans l' oeuvre de Chopin ou l'image archétype du Christ dans les cantates de Bach.
Quant à la linguistique littéraire, on l'illustrera suffisamment en montrant comment Roland Barthes, qui va jusqu'à écrire un traité de sémiologie, voit le langage, sur lequel il a bien dû réfléchir pendant vingt ans : les mots, dit-il, s'échangent contre des idées, comme l'argent contre des objets (d'où, bien sûr, un fascinant parallèle avec l'économie et l'ethnologie). Si l'on précise que 1) un mot correspond généralement à une seule idée tandis qu'une somme correspond à une infinité d'objets, 2) une somme ne permet pas d'identifier l'objet qu'elle sert à payer, tandis qu'un mot est l'identification même de l'idée qu'il exprime, 3) une somme est divisible en beaucoup d'autres et non un mot, 4) une même idée peut être représentée simultanément par plusieurs mots et non un objet acheté simultanément par plusieurs sommes, 5) deux sommes sont des quantités qui peuvent donc se comparer quantativement, deux mots ne sont pas des quantités et ne se comparent donc jamais à ce titre, 6) les mots ne s'échangent justement pas contre des idées, mots et idées restant à leur place, mais on échange des idées en échangeant des mots — si l'on préci,se tout cela, alors, en effet, la comparaison est juste, et on se rend compte qu'elle sera fructueuse. Nul doute que Roland Barthes ait pensé au Langage : mais il faut croire qu'en lui le mot Langage et le verbe Penser ont tendance à s'échanger contre des idées qui ne les valent pas.
Le mécanisme qui fait de la culture, si dérisoire soit-elle, un instrument de terreur, chacun peut le retrouver en lui-même : l'effort que coûte un savoir est payé en prestige, surtout quand l'effort fut immense et que le savoir est douteux ; auquel cas n'importe qui peut acquérir le prestige sans avoir fourni l'effort, et plus les dés sont pipés, plus le jeu a de succès. Les auteurs pourraient presque être cotés par ordre de puissance intimidante, les moins accessibles venant naturellement en tête. Pour un seul de ces noms de sybilles, comme pour un seul mot inconnu, la moitié du public se hérisse et l'autre se rengorge. La culture est un capital — comme son nom l'indique — une rente foncière, un territoire. Quiconque croit manquer de ce savoir qui n'est qu'avoir se sent pauvre, et cette pauvreté l'incite autant à la honte de soi-même qu'au respect des riches. Un diplôme est un donjon, un titre est un domaine, le moindre mérite culturel est presque une promotion de classe. La vente de livres par correspondance doit son succès à ce qu'une moitié de ses clients n'osaient pas entrer dans une librairie, de peur des questions du libraire. Seule la pornographie incite à pareille pudeur ; comme si la paranoïa culturelle ne se comparait qu'aux tabous du sexe.
Ainsi l'on n'arrive pas à imaginer qu'un auteur abscons puisse n'être qu'un charlatan : on a peur ; et comme on se condamne au respect de tout non-sens d'origine scientifique par crainte des sciences, on admet ne pas “comprendre” une forme d'art. L'Université a imposé son idéologie : la sensibilité procède d'une connaissance, et non l'inverse, on aimera mieux la musique si l'on a étudié un instrument (ou la musicologie) de même qu'un diplôme en biologie alimentaire ouvrirait les portes de la gastronomie, etc. On ne peut pas croire qu'après dix ans d'études un médecin puisse n'avoir plus que des connaissances théoriques rudimentaires, et que les firmes pharmaceutiques, dont il n'est guère plus qu'un distributeur attitré, soient obligées de lui expliquer le mode d'action de leurs médicaments. Même un amnésique, parce qu'il est diplômé, doit encore savoir quelque chose.
Un débat télévisé, sur n'importe quel problème, ne peut admettre, à peu de chose près, que des “spécialistes” armés de leur patente, et même les formes traditionnelles de la culture sont vénérées jusqu'au fétichisme. Nul ne passera jamais pour instruit s'il tire son instruction de la TV ou du cinéma : seule la lecture est une voie d'accès sérieuse. En revanche, on trouvera culturel d'entendre des histoires qui pourraient être celles d'une vedette et de son imprésario, pourvu que les héros s'appellent Henri IV et Gabrielle d'Estrées ou soient Balzac et Mme Hanska, même quand on ne lira jamais Balzac ou qu'on ignore ce que le nom d'Henri IV, historiquement, peut vouloir dire.
Au temps de Bach, aucun paysan ne se serait incliné devant une musique qu'il trouvait laide sous prétexte que sa culture ne lui permettait pas de la saisir. Aujourd'hui, qui n'aime pas la musique sérielle se donne plutôt tort en faisant respectueusement profession d'incompétence. Ce triomphe du pédantisme et de la mômerie, cette entreprise polycéphale, fausse au sens moral et au sens logique, cette religion de la mauvaise foi porte un nom et un qualificatif aussi usurpés l'un que l'autre : art contemporain.

III

L'idée d'une mort absolue de l'art horrifie même des gens dont l'esthétique n'est pas le souci. Que l'Humanité n'exprime ni ne crée plus rien serait un déshonneur face au passé et un sujet d'angoisse face à l'avenir. Les artistes produiront donc indéfiniment de l'éternel, d'où une pléthore vertigineuse : quand les forêts du monde auront succombé à nos trillons de chefs-d'oeuvre littéraires, on devra lire un livre par minute pour accéder à une culture globale. Ainsi faudra-t-il que le passé meure sans cesse pour que l'art ne meure pas ; mais dans un monde où la durée est impossible, la création esthétique, qui a (entre autres) la durée pour principe, l'est aussi.
Du XIXe au XXe siècle, nous voyons déjà l'“héritage” littéraire s'amenuiser jusqu'au néant. Le Romantisme et le Symbolisme ont encore au moins une vingtaine de héros connus, la Renaissance n'en a que cinq ou six ; le Moyen Age, c'est les ténèbres, et l'Antiquité, la légende. Le genre humain perd la mémoire comme l'individu ; or aujourd'hui, c'est presque une siècle qui s'écoule en dix années : on n'a jamais fait autant de livres, de tableaux, de films et de partitions. S'il faut considérer qu'une oeuvre peut vivre encore à l'insu de tout le monde, l'éternité promise aux oeuvres d'art est celle de la mort même, et le Parnasse est une fosse commune. Le monde produit des dizaines de milliers de romans par année : autant d'oeuvres impérissables, puisqu'elles sont. Mais la durée ne fut qu'une des conditions de l'art ; pour prolonger le simulacre artistique, on est forcé aujourd'hui de les inverser toutes. Ainsi le champ des arts doit être inépuisable (simple manière de dire, car même mathématiquement, il n'est pas infini), à condition qu'on admette que tout ce qui n'a pas encore été fait peut l'être : dans ce cas l'art passé a eu tort de choisir — en d'autres termes, d'être art — puisque, finalement, tout devait être choisi.
L'idée d'art collectif n'est pas moins absurde puisqu'elle joue sur le sens du mot "art", qui ne doit son prestige qu'à la création individuelle, sans quoi il signifierait ce qu'il a signifié jusqu'au Romantisme : savoir-faire. Ce savoir-faire, dans toutes les oeuvres d'art dites collectives du passé, était d'ailleurs si individuel qu'on le protégeait par le secret et l'initiation ; simplement, il restait anonyme. Or la disparition de l'art effraie précisément parce qu'elle paraît condamner le monde à l'anonymat.
Si l'art collectif n'était pas contradictoire dans les termes, on ne voit pas pourquoi le pastiche et le faux, qui en sont la pure expression, auraient été pris en horreur dès la plus haute antiquité ; et si jamais une époque fut opposée à cette forme de création, c'est bien la nôtre, où un peintre peut, au contraire, donner de la valeur à une toile uniformément bleue par la seule grâce de sa signature. Dès que les bâtisseurs de cathédrales ont estimé faire mieux que de l'artisanat, ils ont apposé leur nom à leur oeuvre — comme Gislebert pour Autun et Vézelay. De même les anciens Grecs voulaient qu'Homère, qui avait peut-être été plusieurs personnes, n'en fût qu'une seule. Les danseurs de Bali ou de Tahiti ne se veulent ni artistes ni collectivité : ils dansent, et c'est tout. L'idée d'art nègre n'est pas une idée nègre, les auteurs de la Bible ou de la Bhagavat-Gitâ n'ont pas eu l'intention de faire ce que nous appelons de l'art, et l'on n'admire pas une oeuvre anonyme, fût-elle Angkor-Vat ou le Taj Mahal, pour les mêmes motifs qu'un tableau de Velasquez ou une sonate de Scarlatti. Une foule romaine nous en apprendrait moins sur Rome qu'un individu romain ; la foule bruit et l'individu parle. La lettre la plus sublime n'est encore rien pour moi tant qu'elle n'est pas signée. En esthétique, quiconque sait trop bien ce qu'il fait n'est plus qu'un faiseur : une tristesse concertée, une joie prévue sont absurdes. L'art, et plus encore lorsqu'il est "collectif” (c'est-à-dire, en fait, folklorique) exige une absence de concertation, un primesaut, une naïveté dont nous avons l'inverse, à savoir la roublardise, et toute la production pseudo-artistique de ce siècle en porte la marque.
Il est incroyable qu'on soit parvenu, par un patient dressage critique, à faire passer pour un jugement sans valeur l'objection la plus courante qui vienne à l'esprit du public devant les oeuvres dites d'art dit contemporain, surtout picturales : “J'en ferais autant. " Y a-t-il pourtant une forme d'art possible sans admiration, et puis-je admirer ce qui semble être à ma portée ? Qu'on remonte jusqu'aux peintures rupestres de Lascaux et du Tassili, on ne trouvera jamais d'infraction à cette loi. Aussitôt que je perçois un truc, un automatisme, un système, un parti pris, une gratuité, un hasard, une insignifiance, il est vain de dire que tout cela n'est qu'apparent puisque l'on ne saurait faire à tout cela pire reproche, justement, que celui d'apparaître. Qu'est-ce que l'art en dehors d'une organisation d'apparences, et que signifierait l'énoncé : "cette musique n'est pas laide, mais elle le paraît " ? (ou pire : " Ce plat vous semble mauvais, mais en réalité il est bon” ?). Quand je crois pouvoir en faire "autant” que Klee, Hartung ou Arp, ce n'est pas à ]eur technique que je pense : si celle de ces trois peintres est apparemment inexistante, celle de Vasarely ne l'est pas, malgré quoi je trouve l'oeuvre de ce dernier facile, comme on peut trouver facile une musique qu'on est incapable de composer, et plus encore d'écrire. Une technique éblouissante sur une idée vulgaire, c'est le mauvais goût tel qu'il affleure parfois, très légèrement, chez Lizst ou Paganini. L'art n'existe que lorsque la technique et son effet sont en fusion, et que l'un et l'autre se situent hors de ma portée, me permettant d'entrevoir au-dessus de moi l'origine qui les justifie. De son vivant, l'art était simplement une expression, et d'autant plus expressive que son objet était plus indicible ; l'art posthume d'aujourd'hui cherche à toucher par ce qu'il n'exprimerait pas. Le contemplateur d'une toile dite abstraite se trouve ainsi dans une situation de mauvaise foi intégrale : perdu dans une rêverie inquiète (et autant que possible publique), il cherche l'émotion au bout d'un rébus, et pratique ainsi le plus sérieux des jeux de société.
Il n'existe pourtant pas de plaisir, esthétique ou non, qui ne soit radicalement incompatible avec le doute, et même avec la simple possibilité du doute. La conscience ne peut à la fois s'épanouir dans une jouissance et se tendre dans une quête, puisque la jouissance vient de ce qui est déjà perçu alors que la quête vise ce qui est encore, et peut-être, à percevoir. Mais elle ne peut non plus se refuser à cette quête quand l'interprétation de ce qu'elle perçoit n'est pas évidente par elle-même. Ainsi lorsqu'il contemple les antifigures du test de Rorschach, qui sont après tout des oeuvres d'art abstraites, le patient sait qu'elles ne comportent nulle intention à deviner, qu'il crée seul le sens de ces images et n'en saurait tirer, surtout, l'ombre d'un plaisir. A chaque arbitraire, à chaque équivoque, à chaque ambiguïté, l'art disparaît donc, très simplement, comme s'annule un message dont la moitié des mots, escamotés, sont devenus des parasites. La conscience attend une réponse et elle trouve des questions. Au surplus, puisque "vouloir dire" contient non seulement le verbe "dire” mais aussi le verbe “vouloir", ce qui n'est pas intentionnel ne peut être artistique, et quand nous percevons des cristaux ou des cailloux comme beaux, la beauté n'est là qu'en vertu d'intentions simulées — couleurs, formes évocatrices ou symétries — et l'art n'est absent que parce que la simulation n'est pas le réel. Ni l'absence d'équivoque, ni la présence d'intentions ne suffisent : l'art requiert les deux à la fois. C'est ce qui restreint son champ et fait, par là même, la grandeur de son pari. Déjà l'art agonisant tentait la gageure de frôler l'arbitraire sans y toucher jamais, et d'exprimer des intentions à la limite du perceptible : cette limite ne pouvait plus être franchie sans qu'on en arrive à des musiques auxquelles le bruit des voitures peut se confondre, comme les "fausses” notes à des poèmes qui pourraient avoir le hasard pour auteur, à des tableaux qui pourraient s'accommoder de taches. Au-delà du paroxysme il ne reste rien, et c'est dans ce rien que nous sommes.
Autre point capital : l'art a pratiquement perdu, aujourd'hui, tout ce qui lui avait servi d'étai social dans le passé. Ce qui était autrefois intégré à la vie n'est plus qu'une commémoration rituelle. Sorti du sacré — et il n'en était pas sorti pour rien — l'art y est retourné pour mourir et s'y est fait embaumer pour avoir l'air de vivre : il est devenu un culte à la culture. C'est le règne de la plus lugubre des magies, où trois traits sur une toile et n'importe quelle grappe de notes acquièrent la propriété de faire penser du moment qu'ils émanent de l'intention d'un Artiste. Ceci n'est pas n'importe quoi, puisqu'il s'agit d'Art, et l'Artiste n'est pas n'importe qui, parce qu'il se nomme Tal Coat. Vous ne voyez pas dans ce qu'il a fait tout ce qu'il a voulu, parce que l'Art est une eucharistie dont le but n'est pas de dire quelque chose, mais de dissimuler Rien. Toujours contrairement aux apparences, qui ne sont là en fin de compte que pour tromper et qui feraient donc mieux de ne pas y être, Tal Coat n'est pas un artiste seulement mais un métaphysicien, sa métaphysique étant trop élevée pour qu'il soit encore possible de l'exprimer autrement qu'en exprimant autre chose qu'elle.
Au XXe siècle, les langages pictural, sculptural, poétique et même théâtral ou musical au sens traditionnel, ne sont plus que des conventions d'art, à usage exclusivement interne et sans assise populaire. Avec son champ restreint au corps humain, son matériau froid mais éternel, son aspect hiératique, votif, propitiatoire, la sculpture était éloquente pour les Grecs (qui d'ailleurs peignaient leurs statues) parce qu'elle était le seul moyen de représenter une figure humaine ou équestre en grandeur naturelle et en trois dimensions ; dès les débuts de l'ère industrielle et des constructions bétonnées géantes, il ne restait plus qu'un moule vide. De même, avant la photographie, la peinture était le seul moyen de reproduire en couleurs une personne, un paysage ou une série d'objets — et c'est précisément quand la photo se répandit que la peinture dut sortir de la stricte figuration.
Avant le cinéma, le théâtre était la seule manière de représenter une histoire vivante à plusieurs personnages — et c'est à l'apparition des premiers cinématographes que le théâtre commença à devenir symbolique. Le roman atteint son apogée à une époque où rien ne peut le remplacer, où la parole n'a aucun autre moyen de transmission que l'écrit, de même que la poésie, qui culmine dans ce monde achevé du silence et de la solitude, a pour origine des laisses, des rimes et des rythmes inhérents à la scansion parlée ou à la prosodie musicale (les épopées se chantaient) ; elle suppose une lecture lente, rimée même visuellement — puisqu'en français il est prohibé d'accoler feinte" au singulier et "peintes" au pluriel — mais c'est surtout ce que la poésie, jusqu'au Romantisme et même bien après, exprime, qui nous est désormais étranger. Parler un langage rituel, solennel, réglé dans sa forme, n'est plus guère possible que par cette convention encore populaire (mais plus pour longtemps) qu'est la chanson. On dira sans doute que cette dernière sorte d'objection, qui ne concerne que la popularité des arts, n'est pas décisive. Elle l'est cependant autant que les autres : un art qui parle une langue morte peut difficilement vivre ; or tous les langages artistiques sont morts, et parfois depuis fort longtemps.
Outre le langage, il y a les thèmes — et il n'est pas difficile de montrer que là aussi les arts sont acculés — même le cinéma — dans des recoins de plus en plus étroits. La restriction est parfois ce qu'exige une forme d'art elle-même, plus souvent ce que le monde ambiant impose. La sculpture, par exemple, a toujours répugné par elle-même aux costumes, aux broderies, aux scènes trop anecdotiques ou simplement aux paysages ; une fine dentelle traduite en marbre, cela n'est pas une impossibilité technique, mais cela passe pour une manifestation de mauvais goût. La peinture, quant à elle, n'a jamais admis ni n'admettra jamais une nature morte au transistor ou au frigo, des paysages avec autoroutes et stations-service. Vermeer ou Greuze pouvaient prendre pour motif une cuisine, ce qui serait aujourd'hui inconcevable au plus naïf des peintres réalistes. Villes, villages, faubourgs, ports, campagnes, tout ce qui entourait la vie quotidienne des contemporains de Vermeer pouvait les inspirer, alors que pratiquement rien de ce qui entoure la nôtre ne pourrait être transfiguré par l'art, même si celui-ci le voulait. On a donc le choix entre quelques lambeaux de campagne (en gommant les voitures, les fils télégraphiques et les routes trop goudronnées) et l'abstraction ou l'imaginaire, tous deux passéistes, d'ailleurs. La redite, ou n'importe quoi.
En poésie, de même, le monde technique est à ce point banni que les mots qui, rarement, l'évoquent, sont là en quelque sorte pour agir comme des provocations (Breton, Cendrars, Michaux, Queneau, etc.), et que des vocabulaires tels que ceux de Claudel ou, surtout, de Saint-John Perse, pourraient presque dater de l'époque hellénistique. A moins d'adopter l'écriture courante, c'est-à-dire, en fait, traditionnelle, un romancier ne peut plus rien raconter sans avoir l'air, comme Lowry et sa descendance, d'halluciner pour le plaisir. Le déluge événementiel de Guerre et Paix ou de la Comédie humaine est exclu pour le Nouveau Roman comme un paysage est inaccessible au microscope. La musique dodécaphonique qui cherche à exprimer la joie ou simplement à reproduire un mouvement de danse fait irrésistiblement penser à une vieille fille détonant par excès d'enthousiasme. Excluant les modes mineur et majeur où la sensibilité occidentale s'obstine, aussi bien que d'autres modes encore plus restrictifs qui appartiennent à l'Orient, elle est obligatoirement neutre et, pour parler par analogie, asexuée.
Bach, Beethoven, Schubert pouvaient faire danser des noces paysannes, et trouver leur musique digne de leur signature ; Bartok, Honegger, Kodaly pouvaient encore prétendre écrire, ici et là, une musique populaire ; Maderna, Varese, Webern en sont réduits aux fausses confidences et leurs oeuvres pourraient à peine imposer une attention de politesse dans un concert officiel de l'UNESCO. Les impressionnistes ont fait des portraits, ressemblants, ou des paysages, vraisemblables, pour des bourgeois insensibles à l'art mais friands d'images en couleurs ; la peinture n'a rien gardé de cette fonction iconographique. Au dernier siècle, un roman comme Les Travailleurs de la mer secouait Paris, ainsi que l'avaient fait plus tôt un recueil de poèmes (Les Châtiments) et une pièce de théâtre (Hernani). A part ces trois oeuvres de Hugo, on peut citer les scandales de Tannhauser et, plus tard, du Sacre du Printemps,. même un film ne pourrait plus actuellement provoquer de tels remous, alors qu'en fait de provocation tout a été essayé, surtout le pire.
Certes le cinéma n'a pas tué le roman ni le théâtre, pas plus que la photo n'a directement tué la peinture. Chacun de ces domaines nouveaux n'a fait qu'obliger les autres à se spécialiser dans leur spécialité — rien n'étant mieux défini que par son complément. La peinture et le théâtre n'ont peut-être jamais été aussi purs qu'au moment où la photo et le cinéma les ont détachés de leur fonction pour ainsi dire utilitaire ; mais d'un sommet on ne peut que redescendre ; les débuts d'une décadence peuvent bien être capiteux, et ces agonies qu'on nomme chants du cygne peuvent bien être d'ultimes élévations : il y a toujours la suite, et cette suite est une fin. L'art d'aujourd'hui est l'héritier de l'art passé comme un mort est l'héritier d'un mourant.
Le plaisir initial de la dissonance en musique, de l'association rare en poésie et du non-conformisme en peinture, ne peut exister sans référence, même lointaine, aux règles transgressées. L'accord de neuvième, rarissime chez Bach, y fait plus d'effet que chez Wagner, où il devient habituel. Le fameux "Boeuf écorché” de Rembrandt a un pouvoir de choc infiniment supérieur à celui de Soutine. L'onirisme apocalyptique ou adamique de Jérôme Bosch ne peut être égalé par Ernst Fuchs ou par les surréalistes qui, techniquement plus méticuleux que Bosch, ne peuvent dire que ce qu'il a déjà dit. Les vers de neuf, onze ou treize pieds chez Verlaine créent un effet de nouveauté que Verhaeren et bien d'autres n'obtiennent plus. Le viol de la règle, devenu règle, ne peut être violé à son tour que par restauration de la règle première (tonalité chez des compositeurs comme Hindemith, Stravinsky, et surtout le symphoniste le plus inspiré, sans doute, de ce siècle, Honegger). Ce qui est d'abord chatouillement devient, en se prolongeant, irritation et gêne. La dissonance, la non-figuration ou la non-signifiance ne peuvent pas, pour les mêmes raisons élémentaires, se prolonger sans qu'il en résulte une uniformité infiniment pire que celle qu'on fuyait. Que cette loi soit simple, et restrictive, ne l'empêche pas d'être vraie. Il est également simple, et restrictif, que a = b et a = c entraîne b = c.
Pour n'avoir pas voulu admettre ce genre d'évidence, l'art moderne, bouture postiche de l'art réel dont l'histoire, grosso modo, s'arrête vers 1920 (et encore), est contraint, de nier des lois qui sont, non plus psychologiques, mais biologiques, sinon tout simplement logiques. La stérile dodécaphonie, ou musique sérielle, croit élargir le champ musical en permettant environ 480 millions de mélodies, un peu comme les combinaisons possibles à partir des mots d'un dictionnaire élargiraient le champ poétique en permettant des milliards de formules, parmi lesquelles "Recevez, Monsieur, mes salutations distinguées" ou "Les taux d'escompte seront abaissés de 1 %". Mais non seulement les disciples de Schonberg rétrécissent l'éventail qu'ils voulaient ouvrir (en interdisant la tonalité dans les séries ainsi que la simple répétition d'un des douze demi-tons) : les différences entre ces innombrables mélopées scolaires sont, surtout, insaisissables. Question de culture, dira-t-on : mais les cultures sont des questions de conscience, et pour un Chinois de l'époque Ming comme pour un Français de l'époque Louis XV ou pour un Occidental d'aujourd'hui, les formes qui se confondent en dépit de leurs dissemblances ont toujours été infiniment plus nombreuses que celles qu'il est possible de différencier. S'il n'en était pas ainsi, l'esprit humain n'aurait jamais pu former un seul concept, deux choses n'étant en fait les mêmes sous aucun rapport. La matière vivante se distingue déjà de la matière inerte par des règles de répétition et d'homologie, la conscience vivante n'est sensible qu'à un nombre très restreint de formes, et l'enfant commence à surpasser le singe anthropoïde au moment précis où il s'intéresse aux symétries, lesquelles laissent le chimpanzé indifférent.
Ainsi chaque mélodie sérielle ne vaut ni plus ni moins que toutes les autres, même chez Berg ou Webern quand ils en respectent la forme canonique : si toutes sont possibles, pourquoi en écrire une ? La rigueur formelle menait à la monotonie et la fin de toute forme y ramène mieux encore. Tout se ressemble comme deux instants d'ennui, la liberté de faire n'importe quoi fait ce qui n'importe plus à personne, et la lutte de chaque individu pour éviter de ressembler à tous les autres aboutit à la ressemblance générale. Il y avait bien plus de différences réelles entre Chopin et Schumann qu'entre Nono et Berio, et même entre ces derniers et deux ordinateurs. Les mots "dureté” et "pureté” diffèrent d'une seule lettre mais se confondent moins, parce qu'ils ont un sens, que les mots "xankalu" et "orimep" qui signifient la même chose, c'est-à-dire rien, quoique pas une sonorité ne leur soit commune. Le crétinisme de l'art contemporain éclate dans les productions "aléatoires ", où l'on demande à la conscience, qui est la forme suprême de l'anti-hasard, de s'intéresser à ce qui, par nature, ne peut rien lui dire. Les artistes ne se sont pas encore aperçu que la locution "c'est n'importe quoi", qui définit très précisément le hasard, est aussi ce que la langue a trouvé de plus péjoratif pour désigner la laideur, et qu'au surplus, comme il ne peut y avoir en esthétique aucune différence entre l'apparent et le réel — l'esthétique étant la réalité des apparences — dire que ce qui paraît aléatoire né l'est pas revient à dire que le créateur a voulu ce qu'il a fait mais non pas fait ce qu'il a voulu, en sorte qu'un tableau est destiné à dissimuler la peinture ou qu'une symphonie est composée de telle manière qu'on ne la prenne pas pour l'oeuvre de son compositeur. Les mêmes génies qui signent ostensiblement des toiles quasi vides enveloppent ainsi, sans doute par modestie, leurs meilleures trouvailles sous le voile pudique du hasard. Mais tous les alibis qui servent de raisons à l'art contemporain sont de la même naïveté. Ainsi l'idée qu'une oeuvre doive laisser l'imagination ou l'esprit libres, alors que la liberté est l'essence même de l'imaginaire et du pensé, donc leur quotidien et leur routine, et qu'on ne saurait mieux louer une oeuvre qu'en en disant exactement le contraire, à savoir qu'elle est captivante, prenante, saisissante, fascinante, etc. Ainsi encore l'idée d'"exprimer son époque", absurde même au-delà de son relent de scoutisme : non seulement l'art passé n'a jamais cherché cette expression, même s'il l'a atteinte, mais encore il ne nous touche que pour s'être élevé au-dessus du temps de sa genèse si ce n'est (dans l'idéal) au-dessus du temps tout court. Cherubini exprime mieux son époque que Beethoven, et Telemann adulé porte mieux témoignage de son temps

#2 arcmau

arcmau

    arcmau

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Posted 12 September 2005 - 02:03 PM

Pourquoi, d'ailleurs, toutes ces innovations feintes ? Par traditionalisme. Si vous dites que l'histoire de l'art s'arrête aux environ de 1930, vous êtes attardé ; c'est ainsi qu'en 1939 les socialistes étaient en retard sur les néo-chrétiens. Croire que le culte d'Apis est passé, c'est appartenir au passé ; mais appartenir à ce culte en le perpétuant, voilà une attitude moderne. Il faut perpétuer le mythe de l'Art, dût le monde étouffer sous un amas de mensonges ; il faut que j'aie quelque chose à dire et que je sois le seul à l'avoir dit, il ne faut pas que vienne l'instant fatal où, de leur vivant, tous les artistes seront obligés d'avouer que tout est fait, et que rien, jamais, ne recommencera. Tel est l'épilogue où se débattent, de plus en plus absurdement, tous les créateurs de l'anticréation depuis un demi-siècle. Et ce ne serait rien si ce drame grotesque ne se passait pas au milieu du plus grand tintamarre imagé, musical et verbal de tous les temps. Schubert, en tout, entendit peut-être quatre fois la Cinquième Symphonie de Beethoven. Qui faut-il être aujourd'hui pour ne pas l'avoir entendue trois fois davantage ? Ce qu'il fallait autrefois rechercher est si répandu qu'il devient aujourd'hui nécessaire de le fuir : une station de radio diffuse en un jour autant de musique que l'Europe du XIXe siècle en entendait pendant une année. L'orchestre symphonique ruisselle dans les supermarchés, les bistrots et les voitures. L'image est partout, les reproductions d'art foisonnent. Michel-Ange sert à la publicité d'une marque de jeans, Chopin et Bach fournissent des rengaines à la chansonnette, meublent les documentaires télévisés, débitent du générique et du commentaire musical dans les films, tandis que tous les media donnent de la dramaturgie au kilogramme et de la poésie au kilomètre. La durée d'un livre est celle d'une revue, les écoles se succèdent à une cadence bientôt mensuelle : op art, pop art, art brut, art cinétique, art "naïf", art engagé, art ré-engagé, réalisme, surréalisme, hyporéalisme, hyperréalisme, lettrisme, dadaïsme, futurisme, passéisme, formalisme, informalisme, Nouveau Roman, Nouvelle Critique (puis leur négation), peinture abstraite, musique concrète (qui, curieusement, ne s'opposent pas), etc., toutes ces rubriques étant nécessaires, bien entendu, pour recouvrir l'uniformité et distinguer l'indistinction.
Jadis les artistes s'empruntaient des trouvailles et des formules, dont l'ensemble pouvait caractériser une école, mais non consciente d'elle-même ; Ruysdaël était proche de Rembrandt, Mozart n'innovait presque pas par rapport à Haydn. Aujourd'hui un artiste doit refaire l'art comme si l'art n'avait pas existé avant lui, et plus une oeuvre est vide, plus il est nécessaire de l'inaugurer par des manifestes. Les intentions que l'art ne sert qu'à exprimer, sans quoi il n'a plus la moindre raison d'être, sont ici tellement claires qu'il faut en avertir le public. Comme il n'y a pas d'admiration sans étonnement et que je ne puis m'étonner de ce que je crois pouvoir faire — et surtout concevoir — l'intimidation culturelle sera de rigueur : je comprendrai la musique sérielle quand on m'aura expliqué ses principes, et l'oeuvre, qui autrefois était une clé, deviendra une serrure : pas de meilleur témoignage, en effet, de notre époque. Jadis l'art voulait faire pressentir des idées par des apparences ; ensuite l'apparence voulut se faire sentir elle-même ; aujourd'hui on aimerait nous faire accéder à des apparences par des idées. Heureusement, les unes valent les autres, et l'idée fondamentale du surréalisme, par exemple, est que le réel est ce qui se voit, puisque une musique surréaliste est inconcevable. On ne saurait apprécier les hommes filiformes de Giacometti ou les épaisses rondeurs de Moore sans en connaître le pourquoi, explicité, bien sûr, par une métaphysique de bazar où alternent sans fin les mille structures de l'espace et du temps, la déréliction de l'homme moderne, la forme productrice de sens, et ainsi de suite.
L'art devient le réceptacle de pensées, comme si Mathieu pensait et comme si Tapiès prenait la peinture comme un autre moyen d'écrire son traité de la connaissance. Autrefois les sensibilités formées ou plutôt déformées par le savoir étaient précisément celles qui résistaient aux novateurs. Schumann, Beethoven, Wagner, Bizet et tant d'autres touchaient le public mais mettaient le plus souvent la critique hors d'elle. A présent le public dit cultivé n'obéit plus, comme un seul régiment ou, pour mieux dire, une seule classe scolaire, qu'aux injonctions de la critique, et les novateurs ont trouvé le moyen de convaincre cette dernière en devenant encore plus pédants et encore plus faux qu'elle, à moins qu'ils n'en fassent tout simplement partie.

IV

Jamais l'image de l'artiste ennemi des lois n'a été plus vivace qu'aujourd'hui, où les lois volent au secours de l'art, et où la plupart des créateurs, libertaires et subventionnés, travaillent pour des gouvernements, des industries, des mécènes, et autres minorités opprimées. On crie "Mort aux bourgeois" et les bourgeois se délectent ; on vilipende la police sous la surveillance des gendarmeries, on brûle la Société en général sous les yeux ravis de la société en particulier et on déchiquette la fausse culture, celle des autres, devant un public venu là pour parfaire la sienne.
La peinture révolutionnaire donne des cocktails, de pathétiques cris de révolte modelés dans la ferraille ou coulés dans le polyester sont vendus à des tortionnaires argentins en exil, les bourses, les concours et les prix font fureur et des milliers de contestataires montent journellement sur leurs estrades, touchent leur certificat de bonne conduite, quémandent des critiques aux journaux et dédicacent à des inconnus leurs livres d'un prix exorbitant. Successivement Nietzsche, Gide, Artaud demandent qu'on brûle tous les livres — et en attendant, ils en écrivent. Il faut absolument que l'art soit subversif ; si le choc et le scandale ne sont plus possibles, si toute la dynamite artistique est mouillée, comme c'est le cas en Occident, il ne reste plus qu'à regretter la censure telle qu'elle se pratique en URSS, où la peinture abstraite et la poésie surréaliste gagnent au moins, à être interdites, la propriété la plus indispensable : celle d'exister.
Mais est-il besoin de le dire ? L'idée d'un "ferment révolutionnaire contenu dans tout art” est un lieu commun vide. Lorsqu'il était collectif, ou plutôt anonyme, l'art ne contenait pas une once de subversion ; au contraire, son rôle était surtout conservateur. Il glorifiait les cultes officiels, les religions d'Etat, les victoires militaires, la Famille sacrée et les héros nationaux. Les artistes ont commencé à se vouloir révolutionnaires, politiquement parlant, à partir du milieu du XIXe siècle, époque où, l'art commençant à s'épuiser et la société à se mouvoir, celle-ci donnait mauvaise conscience à celui-là. Que l'art, par son contenu même, et par ce qu'il révèle, puisse inciter à la révolte contre toutes les formes d'ordre établi, c'est l'évidence ; mais tout peut faire cet effet-là, ou l'effet contraire, comme les oeuvres artistiques. Si Hugo, ou Zola, ou même Vallès, qui parlaient un langage clair et croyaient à la Révolution, n'ont pas ébranlé le monde politique (alors même que leur action politique à tous trois était concrète), comment Breton et les innombrables poseurs narcissiques qui servaient de disciples à ce magister de la mauvaise foi pouvaient¬ils suvertir quoi que ce fût alors qu'ils avaient déjà tout trahi d'avance, qu'ils parlaient tous confusément et que leur Révolution comportait entre autres nouveautés le culte de la monogamie, rebaptisée "amour fou" ? Les Rougon-Macquart, Les Misérables s'arrachaient, faisaient grincer des dents ou sangloter ; on en parlait à table ; mais quand donc Nadja a-t-il cessé d'être le bréviaire d'une minorité qui se prenait, bien entendu, pour une élite ? Quoi de plus inepte que toutes ces sectes s'excommuniant d'un bout à l'autre du Quartier Latin au nom des masses qui n'ont jamais soupçonné leur existence ?
Car la sensibilité humaine s'entête : on continue de s'intéresser à des images quasi littérales malgré la peinture informelle, à ne chanter, à ne retenir de mélodies et à n'aimer spontanément de musique que sur des modes consonants qui datent, au minimum, du temps de Richard Strauss ; les troupes théâtrales saisies par le scoutisme ont beau visiter une usine de temps à autre, le feuilleton télévisé s'obstine à des intrigues et à des idéaux du XIXe siècle populaire ; l'ex-Nouveau Roman, qui racontait sur un ton de mystère orphique l'éternelle histoire du Monsieur et de la Dame déjà vainement dénoncée par Barrès, n'a pas modifié d'un iota la manière courante de lire, qui préfère délaisser la lecture que l'envisager autrement. De ce que les “Demoiselles d'Avignon” ne font plus scandale, on se hâte de conclure que le public les a admises, alors qu'il continue de les trouver hideuses mais n'ose seulement plus le dire, et d'ailleurs s'en moque.
De cette “naïveté” des masses, l'art n'a gardé que des conventions, qui suffisent à son anachronisme. Ainsi trouve-t-on des nymphes chez Picasso, des dieux chez Matisse, des chèvrepieds, des centaures, des dryades et des minotaures partout, des villes antiques chez Delvaux, des Christs, des vierges et des auréoles chez Rouault. A part d'anciens scandales devenus HLM, que fait Le Corbusier, ce novateur ? Des chapelles. Le public, qui aime l'abréviation mnémotechnique, est comblé de pouvoir classer les artistes, qui leur vie durant ont toujours fait la même chose. Pas de Miro sans petits oiseaux, pas de Chagall sans fiancés volants et ânes bleus, pas de Tanguy sans déserts et cailloutis, pas de Klee sans carreaux et triangles irréguliers ; déjà on reconnaissait Van Gogh par un parti pris de lignes et Seurat par un système de points, et les thèmes eux-mêmes étaient devenus des poncifs : éternels compotiers, increvables pipes au journal pour la nature morte, éternelle femme éternellement laide pour les nus, indispensable mas de Provence pour les paysages, inévitable Pierrot triste (car tous les clowns sont tristes) pour les compositions, etc. On en est, aujourd'hui, à se distinguer par des sortes de canulars : Christo emballe des vallées, César comprime des voitures, Tinguely construit des machines à Tinguely, Calder est l'inventeur d'un gadget, Duchamp est célèbre pour un fer à repasser, Bacon s'institue peintre de la hideur, et quant à Salvador Dali, virtuose de l'épure et de la projection géométrale, il est l'image même que se fait de l'Artiste une bourgeoisie qui hésite ou alterne depuis un demi-siècle entre le chatouillement et la pâmoison : un humour sans drôlerie, un honnêteté de marchand de canons, une âme de fou du Roi, une oeuvre sortie d'usine. Voilà la subversion qu'il faut à un monde où les océans crèvent. Bilan de l'exposition Dokumenta VI à Kassel (1977) : le trou de W. Maria, le potager de D. Pacilio, le site de Morris, la maison d'or des Poirier, les faucilles et marteaux de Warhol. Il y manquait les fusées d'Oerlikon et les centrales de Motor Columbus.
Mais tout en restant subversif, l'art se réserve le droit d'être au-dessus de toutes les morales. En somme, il montre un idéal auquel il échappe. Dali, justement, peut manier le mensonge, manipuler l'argent et soutenir le général Franco — mais ce qui compte, c'est son oeuvre. Celle-ci, par malheur, n'échappe pas à la règle qui veut qu'une oeuvre reflète son auteur : elle sent le mensonge, l'argent, le conservatisme et la gratuité. A ceux qui soutiennent — et dans quel intérêt ? — que la même personne peut être séparée en deux cloisonnements sans rapports réciproques, l'un moral et l'autre esthétique, je demanderai qu'ils me citent un bon poème raciste, une belle musique à la gloire du meurtre, une belle pièce nazie ou un chef-d'oeuvre romanesque produit dans les normes du "réalisme socialiste” stalinien ; ou qu'ils m'indiquent une seule oeuvre d'art dont l'auteur ait eu un défaut grave sans que ce défaut soit aussi présent dans son oeuvre.
Berlioz était vaniteux, sa musique l'est aussi. Haydn était conservateur, sa musique s'en ressent. Wagner était orgueilleux et parfois calculateur : ses opéras le disent, ici dans l'outrance, là dans l'artifice, malgré l'immense génie du compositeur, ou à cause de ce génie. Les romans de Voltaire, et surtout ses opuscules, me dispensent de connaître l'homme, et ce que Rousseau avait d'agaçant s'étale dans Les Confessions. Je n'ai pas besoin de connaître la vie de Hugo, de Beethoven ou de Bach pour être sûr que le mélange de force et de bonté qui rend leur oeuvre sublime appartenait à leur personne. Car enfin, en aimant une oeuvre, s'attache-t-on à quelqu'un ou à quelque chose — à une âme ou à un ordinateur ? Lorsqu'on dit d'un style qu'il est "pompier, guindé, précieux, vulgaire, agressif, ironique", etc., ces qualificatifs sont-ils de nature formelle — comme lorsqu'on dit d'un vers qu'il est octosyllabe — ou bien ont-ils directement trait au styliste lui-même et sont-ils, par conséquent, moraux au plus pur sens du terme ?
Au reste, la séparation de la forme et du fond, en art, est la suite du même contresens. Les histoires qu'un auteur raconte le définissent tout autant que sa manière d'écrire. Pas une virgule n'est innocente. Prenons deux formules aussi proches (et aussi banales) que possible :
1. A cheval, il traversa la forêt pour aller chez lui.
2. Pour aller chez lui, il traversa la forêt à cheval.
La différence de forme est, ici déjà, une différence de fond. L'énoncé 1 dit par exemple que l'homme, avant de traverser la forêt, était à cheval, alors qu'en 2 il semble n'avoir traversé la forêt à cheval que pour rentrer chez lui. L'énoncé 1 suggère que l'homme avait d'autres solutions que de traverser la forêt à cheval, ce dont l'énoncé 2 ne dit rien — etc. Il n'existe donc pas deux manières différentes de dire la même chose, sans quoi les formes de politesse, et a fortiori la diplomatie, seraient inutiles ; s'il faut mettre des formes au langage, c'est parce que, précisément, "entretien franc et cordial” ne dit pas "désaccord", même s'il est censé le signifier. Un style ne peut donc pas dire la même chose qu'un autre sous une autre forme ; tout ce qui se trouve dans une existence d'artiste, fût-ce celle de Sade, ou de Céline, ou d'Arno Brecker, se retrouve dans ce qu'il fait, jamais un vrai salaud n'a produit un chef-d'oeuvre et toute la beauté du monde n'est qu'une autre face de sa bonté.
Cette convergence de l'éthique et de l'esthétique est si frappante que Kant, dans sa Critique du Jugement, fait de l'une le symbole de l'autre. Le Bien et le Beau, tout indéfinissables qu'ils sont — et même parce qu'ils le sont — prétendent (donc tendent) à l'assentiment universel. Il n'y aurait jamais eu d'art possible sans la certitude, chez les artistes, que la beauté se communique et qu'elle est, par conséquent, commune à tous les esprits. Que cette communauté soit réalisée n'est pas la question. L'universalité des critères éthiques, esthétiques, logiques n'a pas besoin d'être reconnue pour être. Le logarithme de 1 est 0, quand même le monde entier voudrait penser autrement. L'art réel reposait sur ce prodigieux pari que par-delà la vérité conceptuelle, qui ne peut pas être niée, il en existe une autre qui doit, ou devrait, rencontrer et faire se rencontrer toutes les âmes humaines, lesquelles n'en sont qu'une. L'art contemporain vise l'idéal inverse : chacun son monde, chacun ses goûts, chacun pour soi. Je dois admettre que ce qui m'apparaît comme un caillou émeut mon voisin, lequel est pourvu de petites antennes acquises par un surcroît d'études. Séparation des hommes, séparation de l'art et de la morale : je suis sincère en pensant que Dubuffet est de mauvaise foi, il est sincère en confectionnant sa cinquantième Hourloupe, en s'imaginant bouleverser la culture et en étant convaincu que je ne le "comprends” pas, d'autres sont sincères en disant que l'oeuvre de Dubuffet est laide mais que celle de Soulages est géniale. Tout le monde est sincère. Comme si, d'ailleurs, la sincérité garantissait quoi que ce soit de plus qu'elle-même, comme si tel artiste suicidé ou tel artiste devenu fou ne pouvaient être un faussaire fou et un saltimbanque suicidé ; comme si Hitler ne s'était pas suicidé, comme si Caligula n'était pas devenu fou, et comme si mourir pour une idée rendait l'idée moins fausse et la mort moins banale. Les oeuvres sont en cause, dit-on, non les personnes, de sorte qu'une oeuvre par définition n'exprime personne, outre que chaque personne a sa sincérité et sa beauté à elle : les artistes, somme toute, créent pour eux-mêmes. Il ne reste plus qu'à éliminer le radical "commun-" dans le verbe "communiquer", et le sens de ce verbe dans ce que la naïveté passée avait pris pour le sens de l'art.
Mais là encore la réalité s'entête. Elle ignore la séparation des genres. Il n'existe toujours pas un seul dégoût esthétique qui ne soit en même temps un dégoût moral. Un style s'obstine à être une attitude, une attitude à styliser un être. A la moindre tournure affectée je ne puis éviter de voir une bouche en cul-de-poule, c'est-à-dire un homme antipathique ; au moindre vacarme orchestral de trop, c'est l'agacement. Si j'aime Verdi en personne quand j'aime sa musique, voudrait-on qu'un autre que lui m'exaspérât, en personne, quand sa musique m'exaspère ? En traversant un salon d'art abstrait, je pense "néant” et je pense "mensonge". Si un ami très intime déteste une oeuvre que vous aimez, il vous est possible de passer par-dessus ce désaccord, mais ce désaccord est un hiatus, aussi intime que votre amitié même ; quelques hiatus de ce genre encore et l'amitié disparaîtrait. Cette fusion de la morale et de l'esthétique fait frémir comme une faute de goût, surtout parce que, inévitablement et platement, le mot "morale” est mal famé par des connotations sexuelles qu'il ne devrait, bien entendu, pas avoir.
Mais que notre siècle ait été à la fois celui du dadaïsme et des "nouvelles morales” de tous ordres, pacotille qui va des bolcheviques aux nazis en passant par les zélateurs de Zarathoustra, voilà qui lui sied comme un gant. De même que l'art moderne se contredit déjà en faisant mine de démystifier un mythe qu'il prolonge et de révolutionner une tradition — alors qu'il ne cherche qu'à en masquer la mort — ainsi les immoralismes avortent devant l'inébranlable évidence du mal. "Voleur, menteur, assassin, lâche", qui résument à peu près tout ce que la morale universelle connnaît de négatif, ne parviennent à être des louanges ni dans la bouche de Nietzsche, ni dans celle de Goring, ni, jamais, dans celle de personne ; et dans dix mille ans, la cruauté, la dureté, l'orgueil, l'esclavagisme, l'obscurantisme, la censure n'auront toujours pas rejoint la catégorie du Bien.
De même, aucune civilisation n'a jamais admiré ce que tout le monde croyait pouvoir faire, ni trouvé beaux les excréments, les graffiti, l'informe, la boue, le fer rouillé, ni rien de ce qui procédait du hasard (à moins, justement, que cela parut ne pas en provenir, comme les troncs ou les cailloux à forme humaine) ni rien, en général, qui pût faire penser à ces mille "sensibilités différentes de la nôtre” qu'on croit bon d'évoquer quand il s'agit d'art moderne. Les civilisations non occidentales les plus avancées — en Inde, en Chine, au Japon et dans le Maghreb médiéval — n'ont jamais érigé l'art en entité indépendante et individuelle, cela, en particulier, parce que les classes ou les castes privilégiées, pratiquement sans contact avec le peuple, n'ont pu produire que des rites élitaires, le monde arabe, quant à lui, ayant souffert des interdits religieux que l'on connaît.
Le sitar indien, le théâtre Nô ou la gravure chinoise n'ont guère fait en Occident plus qu'une tournée, alors que le Japon se lance actuellement dans un culte éperdu de la musique et de la peinture européennes et qu'en Chine on compose des cantates collectives qui ressemblent, hélas, à du Gershwin. Inutile de parler des effets de l'impérialisme occidental : la Grèce envahie par les Romains les a tous hellénisés, Rome a commencé par latiniser les Goths, et les institutions chinoises, indiennes ou japonaises n'ont pas été détruites de l'extérieur. Les arts orientaux n'ont jamais été qu'annexes, décoratifs et protocolaires : concerts, expositions, récitals, signatures, art conçu comme fin en soi, tout cela est de création occidentale, et à cet égard la divergence entre Orient et Occident remonte à des époques — celles de la République romaine, ou de Phidias, ou d'Hésiode — auxquelles on sait qu'au¬cun de ces deux pôles ne connaissait l'existence de l'autre.
Croire que chaque peuple vit sa culture comme nous nous sentons obligés de vivre la nôtre, c'est avoir du monde une vision touristique. Le Japonais moyen s'ennuie comme n'importe qui au théâtre Nô, ne trouve pas de métaphysique dans les haïkus, ne s'intéresse pas plus aux Contes de la lune vague que nous à la Chanson de Roland et lit Kawabata, qui écrit à l'occidentale, comme nous lisons Graham Greene. Les Chinois ne sifflent pas en quarts de ton et ne mettent pas l'estampe chinoise sur le même pied que la peinture des musées ; les films indiens ne s'accompagnent généralement pas de ragas, mais de musique de film standardisée et symphonique ; les Turcs n'écoutent pas leur musique la tête dans les mains. Et même si, pour toutes ces cultures, la notion d'art signifiait la même chose que dans la nôtre, même si l'art lui-même y jouait le même rôle, une chose est certaine : les formes de l'art contemporain y seraient encore plus violemment honnies, au nom de règles plus strictes, qu'elles ont pu l'être jadis en Occident.
On peut encore — et à plus juste titre — citer comme exemples de "sensibilités différentes de la nôtre" celles du passé, et dire que Bach aurait abhorré Beethoven qui aurait exécré Debussy. Mais c'est que Beethoven suppose Bach et que Debussy suppose Beethoven — et non l'inverse ; le plus récent de ces créateurs n'est concevable qu'à partir des autres, lesquels pouvaient difficilement partir d'eux-mêmes. Comment ne serais-je pas choqué de ce qui se fera en l'an 2100, étant donné que, ne sachant rien de l'histoire qui me sépare de cette date, je ne puis évidemment savoir qui je serai alors ? Impossible de dire qui eût été Bach au temps de Debussy. Il est pourtant certain que ni l'un ni l'autre ne seraient aujourd'hui compositeurs, à moins d'admettre que Stanley, en 1978, ferait des safaris, et Livingstone des voyages organisés. Je ne puis porter aucun jugement sur mon état d'esprit futur si on me prive de l'évolution qui m'y mènera. Mais l'art contemporain n'est pas issu de l'avenir et je ne vois pas comment les "sensibilités différentes" qui en ouvrent l'accès ont pu prendre des siècles d'avance sur la mienne, alors que l'Art était déjà une mascarade cinquante ans l'avant l'époque où j'en suis resté. Au demeurant, dans l'exacte mesure où l'art est un langage — et s'il n'en est pas un, il n'est rien — il s'articule sur des conventions, dont les plus simples exemples sont le mot et le signe. De même toute sensibilité est une sélectivité, qui ne reçoit qu'une infime partie de ce qui la traverse, et selon des règles (ces règles ne fussent-elles que physiologiques comme celles qu'imposent les cellules rétiniennes, etc.). Si, en Occident, la "grille" musicale est essentiellement diatonique, partout ailleurs elle est encore plus restrictive : les musiques indienne, turque ou chinoise s'appuient sur des "référentiels" précis, qu'il n'a jamais été question pour elles de réformer ou de dépasser. Il peut y avoir des "sensibilités différentes" — encore que leurs différences, comme je viens de le suggérer, soient en grande partie illusoires, mais il ne peut y avoir de sensibilités inarticulées, sans modèles, sans grille, sans règle. Musicalement, toujours, la mémoire joue un rôle énorme, et une musique qui ne peut être au moins vaguement mémorisée n'a aucune chance de toucher qui que ce soit. L'idée d'une peinture parfaitement informelle est, de même, absurde : ce qui ne signifie pas le monde ne fait que s'y ajouter, et n'a dès lors pas plus d'intérêt que n'importe quelle autre partie du champ visuel. D'où l'importance de la signature, de l'avertissement, du commentaire et de l'exorde dans l'art contemporain : personne ne prendrait un Rembrandt pour autre chose qu'un tableau, mais une sculpture de Brancusi risquerait, au premier abord, de passer pour une meule, un tuyau de poêle, ou rien.
“Des goûts et des couleurs on ne dispute pas” : cette maxime proverbiale dont la critique, dans son existence même, constitue la condamnation et dont il lui arrive pourtant d'user, s'applique à tout sauf à l'art, et on a vu pourquoi : ce qui ne repose sur rien de commun est incommunicable. Ce qui fait que la gastronomie et la sexualité, auxquelles s'adresse le proverbe, ne peuvent pas être artistiques, c'est qu'à être considérées comme telles, elles entrent en conflit avec elles-mêmes ; l'une et l'autre ont en effet pour base l'intérêt, qui cherche par définition à se garder, alors que l'art est désintéressé par nature et cherche au contraire à se répandre. L'art est une jouissance centrifuge, la jouissance pure étant centripète.
C'est d'ailleurs pourquoi un langage ne peut être esthétique si ses composantes (on pourrait dire : ses signifiants) ne sont pas neutres : les couleurs, les sons, les mots, les traits jouent le rôle d'intermédiaires en art parce que, ni bons ni mauvais par eux-mêmes, ils peuvent devenir ductiles à tous les courants qui les traversent — alors que les odeurs, les sensations du toucher et les goûts sont fondamentalement incapables de remplir cette fonction, ayant déjà en soi une valeur positive ou négative qui les empêche d'en traduire d'autres. Dans ce domaine, et lui seul, s'applique le "chacun ses goûts", alias "chacun pour soi", qui sert d'idéal aux industries, aux nations, au sport, aux couples, à la foire d'empoigne pollutionnaire et à l'art contemporain.

V

L'indifférence majoritaire mise à part, le public se divise en trois catégories : ceux qui se détournent parce qu'ils s'aperçoivent qu'il n'y a rien à comprendre, ceux qui ne comprennent rien mais ne voudraient pas qu'on s'en aperçoive, et ceux qui n'ont jamais rien compris mais ne s'en sont pas encore aperçus. L'artiste est généralement dans ce dernier cas ; la légende vulgaire du peintre fumiste qui a "trouvé un truc” pour faire fortune en se "moquant du monde" est sans fondement, quoiqu'elle en dise long sur la popularité de la peinture moderne.
Pour la première fois dans l'Histoire, les masses soupçonnent les artistes d'escroquerie ; et pour la première fois, elles se trompent à l'avantage des suspects, n'arrivant pas à croire qu'avant de berner les autres un homme puisse se berner lui-même, et n'osant surtout pas porter la suspicion jusqu'aux origines du mal, qui sont désormais sacrées parce qu'elles sont historiques. Et pourtant, ce qui autorise la mystification chez Pollock, Villon, Bissières ou n'importe quel autre, se trouve dans certaines oeuvres de Van Gogh, parfaitement hideuses et gratuites en dépit de leur signature, tout comme chez Modigliani, sans parler de Picasso dont la "période bleue", seule accessible (ce qui en fait la popularité : elle permet de dire qu'on aime Picasso) est déjà empreinte du même mauvais goût que “Guernica", froide composition à tiroirs, ou que les naïades cellulitiques et autres femmes cyclopéennes par quoi le peintre s'est rendu célèbre. Toute la mauvaise foi qui s'étale sur un demi-siècle de poésie aléatoire se trouve en germe chez Mallarmé, malgré le génie, et non seulement dans les lugubres solennités pseudo-métaphysiques du "Coup de Dés" ou d'"Igitur", mais encore dans les "Divagations" où la banalité de la pensée se voile d'un gongorisme et d'un entortillement formels qui sont le style de l'hypocrisie (on sait que ce style a inspiré, si l'on peut dire, celui de Lacan), ou dans les premiers poèmes dont certains ("Le Guignon” par exemple) suent la maladresse, le vide intérieur et le pastiche baudelairien. De même le génie de Rimbaud ne sauve pas de l'arbitraire et de l'ineptie des poèmes comme “Le Coeur volé” ou "Fêtes de la faim", tandis que le Verlaine des Dédicaces, des Invectives, voire des Liturgies intimes n'est souvent plus rien d'autre qu'un paraphe sous une parade.
Aussitôt que l'art commence à se battre les flancs, le maniérisme, puis la comédie, puis enfin l'imposture, ne sont plus très loin. Peu importe que l'artiste ait été, par ailleurs, authentique ou inspiré : à partir de sa Cinquième symphonie, Mahler lui-même connaît ce désarroi, même s'il n'y cède pas. Après les pullulements de jets d'eau, de vagues, de syrinx et d'aegipans post-debussystes, l'atonalisme dont l'ère s'ouvre simultanément avec Strawinsky en France et Schonberg en Allemagne déchaîne l'arbitraire. Le pire est que les transitions sont insensibles, et qu'un même artiste, avec les mêmes matériaux, peut avoir produit quelques chefs-d'oeuvre et du néant. Il est même, en un sens, heureux que cette confusion ne soit plus possible aujourd'hui, bien que le public devenu secte, soucieux de ne pas rééditer les bévues passées qui valurent le ban à Monet et à Toulouse-Lautrec avale tout à la fois sous bénéfice d'inventaire, se croyant enfin à l'abri de l'erreur au moment où il ne commet pratiquement plus rien d'autre. Ce qu'on pardonne (mal) à Cézanne fait redouter Derain, Braque, Gromaire, et pire, c'est-à-dire plus rhétorique encore : Fernand Léger. Les licences de Rodin gênent rétrospectivement par toutes les permissions qu'elles octroient, et la vraie naïveté d'Henri Rousseau en autorise des milliers de fausses, dégoûtant par là de toutes ensembles sans excuser la naïveté, feinte ou non, d'être niaise. De même, on passe insensiblement de l'analogie poétique réussie à l'hermétisme littéraire raté. Lorsque Claudel écrit "dans le sel du feu qui claque", lorsque Fargue dit “la mer flambait noir", le choc est permis, dans les deux sens du terme, mais le professorat peut encore s'abstenir. Tandis que, quand Mallarmé écrit :
Tout Orgueil fume-t-il du soir
Torche dans un branle étouffée
Sans que l'immortelle bouffée
Ne puisse à l'abandon surseoir
non seulement cet ultra-puriste ne perçoit pas le français fautif (sans que — ne) mais encore il feint de ne pas savoir que ses lecteurs-élèves vont suer comme des cancres, recevant par conséquent son message comme celui d'un pion, rester dans le doute, c'est-à-dire dans le hasard, et, pour ne pas ressentir ce hasard comme ce qu'il est : n'importe quoi, considérer le bourgeois Mallarmé comme ce qu'il rêve d'être : une pythie.
Etant donné l'abondance des matières, jamais l'étiquette n'a été plus indispensable. Une oeuvre littéraire gagne à être un apologue. "Le Procès" de Kafka = condition humaine, absurdité, mort sans raison. "Rhinocéros" d'Ionesco = montée du nazisme. "Bonhomme" de Frisch = les risques de la tolérance. “Godot” de Beckett = attente de Dieu. Chaque clé vaut un bon point culturel. La littérature explicative est de plus en plus nécessaire, comme introduction d'abord, comme consécration ensuite : approuvée par Malraux ou par Apollinaire, une oeuvre n'est plus contestable sous peine de lèse-autorité ; la littérature elle-même ne serait rien sans la philosophie : Rembrandt n'aurait pas eu besoin de l'appui de Spinoza, mais Calder a besoin de Sartre pour qu'on ne le confonde pas avec le décorateur de living-rooms scandinaves qu'il paraît être. Plus que de philosophie, l'art a besoin de science : et voici les laboratoires de musique, les centres de recherche sonore, les patterns graphiques, la Gestalt-Theorie, comme source d'inspiration, l'objectivité structuraliste qui élimine tout jugement non scientifique et choisit néanmoins de porter son regard purement objectif sur Baudelaire et non sur un scribe anonyme du Moniteur, etc. Naturellement. les titres et les sigles suivent : Octaèdre VI, Monomère-alpha, Strates galactiques, Hypophysis, Densité 3,5 et autres dénominations pour colorants alimentaires.
Rien d'étonnant si les manifestations publiques de l'art déclenchent la compétition de l'apparat et du rite scolaire ; c'est le concert où le spectacle vide, ingrat, de l'orchestre, du soliste et du chef obnubile la musique, où un toussotement apparaît comme un parasite intentionnel, où l'on essaie, chacun pour soi, d'atteindre le sommet et l'attitude de l'extase par l'attitude de la constipation, où l'appel à la fraternité de Beethoven est chanté par des choristes habillées en bonnes soeurs, où Bach peut bien faire clamer "Der Himmel lacht" (Le Ciel rit), sans que les visages perdent leur morgue, où les femmes maquillées dans leurs écrins de fourrure et les messieurs vêtus en croque-morts dans leurs loges regardent gesticuler un chef qui n'est là que pour la parade et don’t les habits datent du XIXe siècle ; c'est l'exposition, où chacun doit montrer à l'autre la profondeur de son âme en passant cinq minutes devant une toile qui ne lui inspirerait pas trois idées s'il était seul, tout en faisant, bien entendu, comme si l'autre n'était pas là ; c'est le théâtre avec ses éternelles planches qui craquent, ses trois coups, ses rideaux, ses décors, où les acteurs crient pour se parler et où, parfois, la troupe descend dans la salle comme une dizaine de pétardiers anarchistes, en sorte que le public devient participatif et révolutionnaire avant de quitter la salle en habits de soirée, en couples et en voiture ; c'est enfin l'opéra qui, presque aussi populaire aux siècles passés que l'est encore le cinéma aujourd'hui, n'est plus que le rite des rites, et culmine dans le Bal des petits lits blancs de Bayreuth où tous les squales du pétrole (et parfois de la torture) se retrouvent et communient dans un culte de Wotan organisé par Pierre Boulez.
Restent les arts populaires, dont le cinéma est le premier. Logiquement, un art dont la carrière est plus tardive, de loin, que celle des autres, devrait durer plus longtemps. Mais cette règle proportionnelle n'a jamais été vraie. La sculpture est plus ancienne que la peinture, la musique est beaucoup plus récente (comme création individuelle, s'entend), que l'une et l'autre : pourtant musique, peinture et sculpture ont connu des évolutions parallèles et ont affronté les mêmes crises en même temps. La prospection du film a marché, entre 1920 et 1935, à la même cadence que celle de l'or pendant la conquête de l'Ouest, et les pionniers, ici comme là, ont tout raflé en quelques années. Dziga Vertov et Ruttmann avaient exploré le champ du cinéma-vérité, Lang, Murnau, Poudovkhine et d'autres celui de l'expressionnisme, Eisenstein et von Stroheim celui de la dramaturgie géante, alors même que le cinéma ne savait pas encore parler. Dès avant la Seconde Guerre mondiale, tous les coups de maître du western, ceux de Ford, de Hawks, de Walsh et de vingt autres avaient passé de la production au public et de là aux cinémathèques. Dans les années 60, le Nouveau Roman et le Nouveau Cinéma apparaissaient ensemble, bien que le genre romanesque fût, à strictement parler, de deux millénaires plus ancien. La recherche d'un langage nouveau est à présent des deux côtés la même impasse, et si le film et le roman demeurent prospères, c'est justement parce qu'ils peuvent parler un langage traditionnel, la réalité fournissant d'elle-même des sujets toujours neufs. Nul besoin de dépasser ou d'égaler en hardiesse formelle Octave Mirbeau dans un cas et Max Ophüls dans l'autre, quand les sujets inédits s'offrent dans l'actualité. Gide, Mauriac, Malraux, Sartre même n'auraient pas choqué Stendhal par le style, mais par le propos. De même au cinéma. La peinture et la musique ne peuvent se renouveler que par la recherche formelle. Si tel était le cas du roman et du film, ces deux genres aujourd'hui ne seraient pas moins académiques ; ce n'est pas grâce à Butor ou à Godard, mais bien grâce à Boll, à Soljenitsyne, ou d'un autre côté à Schlesinger ou à Kubrick, que l'on peut encore parler, en l'occurrence, de deux "arts populaires". Les mots et les images font partie de deux lexiques distincts quoique toujours confondus, l'un utilitaire et l'autre artistique. Eux seuls participent à l'art en participant de la vie quotidienne, et c'est ce qui garantit la survie, vaille que vaille, de la littérature et du cinéma, tout en leur valant, à eux seuls encore, la même méfiance. L'usage courant se défend de cette manière contre ce qui, précisément, le frôle, et il se ferme à ce qui sans cesse menace de le pénétrer : on dit péjorativement "c'est de la littérature (ou du cinéma)" alors que "c'est de la peinture (ou de la musique)" seraient des éloges.
Que le cinéma soit le plus moderne et le plus vivant des moyens d'expression, la Télévision, qui n'est après tout que cinéma, le prouve. Mais un moyen d'expression devient un art si — et seulement si — un individu, et lui seul, parvient à s'y exprimer. Or, outre que le cinéma ne recrée pas sa réalité mais l'emprunte seulement à la réalité elle-même, il est d'essence si collective qu'on ne saurait se représenter les attributions exactes d'un cinéaste comme Losey lorsque son scénariste est Pinter ; impossible de savoir si les "belles images" tant de fois vantées (chez Fellini même) sont dues aux cameramen, à la marque de fabrique de leur matériel, au hasard ou à la nature — bref, si elles sont intentionnelles. Les cinéastes les plus démiurgiques dépendent de producteurs, de crédits, de succès commerciaux ; une scène de foule impressionnante peut n'être qu'une question de dollars. Eisenstein est tributaire de Prokofiev, Bergman ou Bunuel d'acteurs et de décorateurs, et la plupart des autres, de scénaristes, de dialoguistes, de romanciers, etc. Comme il n'existe pas de cinéma sans scènes ni paroles, le principe du genre est celui du théâtre, avec des possibilités décuplées, de sorte qu'en dépit de ses dimensions, le champ cinématographique ne recouvre qu'une partie de ce qu'était le domaine littéraire : l'essai y est impossible, le roman y devient automatiquement pièce théâtrale, sans parler de la poésie. La parole dite est au moins deux fois plus lente que la parole lue. Le cinéma doit compenser ce défaut de concentration par l'image concentrée. Or même s'il s'agit d'un objet décrit, la compensation n'est qu'un changement de niveau : il n'y a aucun rapport entre la description d'un quai et sa photographie ; l'une guide l'imagination, l'autre la rend superflue.
L'inconvénient majeur du film est que son caractère définitif le rend précisément provisoire. Rien ne date plus vite que la littéralité. La pièce porte sa mise en scène avec elle. Elle est complète, mais elle n'est plus adaptable. Imaginons les théâtres de Calderôn et de Goldoni s'ils étaient dans ce cas, et qu'il fût impossible de les lire : on y verrait sans doute des curiosités, mais La Dévotion à la Croix hurlée ou ânonnée aux chandelles par des saltimbanques devant un décor de guignol n'envoûterait plus grand-monde. Elle nous fascinerait une fois comme témoignage historique, mais nous concernerait d'autant moins. Elle gagnerait en pittoresque ce qu'elle aurait perdu en universalité. Un film muet de 1920 est généralement plus vieillot qu'un poème de 1300. L'antiquité n'a plus d'âge.
L'image photographique, qui offre des possibilités de retouche (proches du trucage, donc du système) et non de création (la différence entre celle-ci et le choix étant la même qu'entre un homme de génie et un homme de goût) — l'image photographique constitue une incitation au réalisme. Et cette incitation, le cinéma ne peut que rarement y répondre. La mort, au cinéma, a été jusqu'aux derniers films de Bergman une convention aussi fade que la mort au théâtre. Le spectacle d'un homme râlant réellement est insoutenable. Les amoureux de cinéma ne zézayent jamais ; l'homme qui se parle à lui-même fait un monologue de théâtre, infiniment trop cohérent pour la réalité, et surtout trop lent : si la parole parlée est deux fois plus lente que la parole lue, la parole pensée est encore infiniment plus rapide, et plus multiforme, que cette dernière. Les effusions sentimentales accompagnées de musique sonnent faux, les trous de mémoire se réduisent à de la brume sur un paysage, les prises de conscience ont une brutalité de travelling arrière, les souvenirs sont automatiquement des flash-back visuels et suivis — alors que les souvenirs réels ne sont jamais de vraies images (fermez les yeux, imaginez un souvenir et vous aurez toujours le noir devant vous, car un souvenir, même visuel, n'est pas une hallucination) et qu'ils survolent ou zigzaguent le passé sans suite absolue.
A ces conventions fondamentales s'en ajoutent d'autres, plus techniques : les gens n'ont jamais l'air de travailler, les portes claquent fort, les bruits de fond (circulation, voiture, avion, etc.) sont adoucis, les trains ont tendance à vous passer dessus, les voix téléphoniques sont d'outre-tombe, les ustensiles font un bruit de micro, les mastications et les pas sur le gravier résonnent comme à travers le vide et il fait toujours assez clair pour qu'on voie un acteur dans une nuit noire. Les clichés sont innombrables : Accouplement, Premier Baiser, Retour vingt ans en arrière, Repas-en-Famille, Poursuite-en-Auto, Bagarre-Finale, Coucher-du-Soleil¬sur-La-Mer, Aboiements-des-Nazis-après-un-Attentat, Visage-de-l'Ennemi-apparaissant-dans-le-Miroir, et ainsi de suite. Tout cela, sans importance en soi, montre seulement que "l'art” cinématographique, ne serait-ce que par surconsommation, a depuis longtemps touché ses limites.
Il est d'ailleurs frappant que la quasi-totalité des romans célèbres portés à l'écran y aient fait fiasco, et que le cinéma n'ait pas réussi à créer un seul de ces personnages types dont les littératures sont fécondes : Jean Valjean, Julien Sorel, Rastignac, Werther, Othello, Hamlet, Don Quichotte, Tartuffe et tant d'autres n'ont pas d'équivalent cinématographique — Nosferatu, Mabuse ou M le Maudit étant d'origine paralittéraire. Trois langages réunis, la parole, l'image et la musique, en forment peut-être un autre plus restreint, dans son principe, qu'aucun des trois pris séparément, un peu comme on trouve dans la nature plus d'objets rouges, ou bleus, ou blancs, que d'objets possédant les trois couleurs à la fois.
Quoi qu'il en soit, l'épuisement dont souffrent aujourd'hui tous les répertoires s'accélère encore dans le domaine du cinéma, où il concerne aussi bien les thèmes que les formes. Les media usent des ressources expressives humaines comme l'Humanité use de ses ressources énergétiques. Dans l'un et dans l'autre cas, il faut croire, aveuglément, et même contre l'évidence, que nous puisons dans l'inépuisable : ici encore les défenseurs de l'art moderne ont la même idéologie que les industriels. Derrière le palais Beaubourg, usine plantée en plein coeur du vieux Paris comme le legs d'un président qui fut l'image de la réaction et soutint, par conséquent, l'art de son époque, des cheminées réelles répandent réellement l'anhydride sulfureux : ceci égale cela. Le directeur d'une chaîne de télévision anglo-saxonne déclarait récemment : "Nous avons interviewé toute l'île, il n'y a plus qu'à recommencer." Qu'à cela ne tienne, nous recommencerons.
Nous continuerons d'agiter l'Art comme un moulin à prières, toujours repris, pastiché, vilipendé, commenté sans fin imaginable. Notre époque s'exprimera ainsi de deux manières : les siècles futurs hériteront d'une atmosphère putride et de lacs morts et sauront ce qu'Andy Warhol en pensait. Deux expressions qui se feront comprendre l'une par l'autre. Chaque forêt fluorée est l'oeuvre d'art collective que l'art individuel commente. Tandis qu'un sculpteur emballe des montagnes dans du plastique, les industries qui le choient emballent les mers dans du mazout. Les créateurs du passé ont rêvé d'un monde : tant pis si nous en réalisons l'inverse, pourvu que l'art se prolonge. Plutôt la fin du monde que la fin du rêve. Qu'est-ce qu'être de son temps : moderniser une liturgie ou la déclarer révolue ? Mais à part ses déchets industriels, notre époque récupère tout : fausse tristesse, feinte révolte, pseudo-imprécation, révolution pour rien et subversion pour personne — d'autant mieux que derrière tout cela perdure et s'aggrave le plus conservateur des cultes, celui de la signature, du décret de génie, de l'initiation à l'énigme comme promotion de classe, de la séparation des hommes par cela même qui jadis tenta de les unir, de la morgue, du bluff, de l'arbitraire, de l'imposture, de l'incitation à l'hypocrisie, du savoir comme mode de sensibilité, de la sensibilité comme acquis culturel et du culturel comme juxtaposition de conformismes.
Orwell imaginait un commissariat au roman produisant du romanesque à la chaîne. On dépense beaucoup d'art et il faut renouveler le stock. Mais pas besoin de commissariat : les romanciers existent. Pour mettre en valeur la 999e interprétation des mêmes sonates, les radios matraqueront, on escamotera les anciens interprètes au profit des nouveaux. Chacun son tour. A chaque livre sa semaine, à chacun son heure, bientôt littérale, de gloire. Nul besoin, non plus, d'ordinateurs à chansons : la musique pop de 1977, qui dispose d'environ quinze accords et peut exprimer au total la frénésie à vide, l'angoisse fabriquée, la fraternité pour pas cher, le pacifisme au rabais et la paix intersidérale, sert de musique de fond, comme le free-jazz dont la liberté s'appelle Hasard, comme la rengaine populaire type qui exploite encore les ressources harmoniques et mélodiques du XIXe siècle. On ronronnera sans fin "amour, liberté, paix", tandis que la torture, l'industrie d'armement, la haine ou la pollution ronronnent aussi et font fortune avec l'art contemporain si ce n'est, quelquefois ; par lui. Ce parvenu, faussaire et fausset, est déjà en train de perdre l'iconoclastie de potache qui masquait son conservatisme subventionné. Si tout désormais lui est permis, c'est qu'il ne peut plus rien. La peur du silence et de la mort l'habite ; plutôt ne rien être que ne rien paraître ; et quoi de plus beau qu'une révolution enfin soutenue par le pouvoir, pour un mythe tant de fois révolutionné qu'il en avait perdu jusqu'au pouvoir de se soutenir ?

http://membres.lycos..._faussaires.htm

#3 serioscal

serioscal

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Posted 12 September 2005 - 03:51 PM

Merci archange, je n'ai pas tout lu mais j'ai parcouru ce document effrayant, malheureusement pas unique en son genre, où l'auteur tente de disqualifier toutes les inventions de la modernité et des avant-gardes en les assimilant à la dictature et à la torture. C'est dans la conclusion, pour ceux qui voudraient vérifier.

Ce type a donc sorti le grand arsenal. Ce n'est pas seulement quelques excès d'avant-gardes furieuses qu'il dénonce, c'est toute la modernité. Ainsi Miro, Picasso, Schagall ne seraient pour le grand public qu'une marque de fabrique. Ce serait de la faute de la modernité et de son esthétique tordue.

Je m'attarderai juste sur le cas de la musique sérielle, là où ce document me devient essentiel (pour une sériographie) dans la série : "inepties proférées sur la musique sérielle". Les arguments avancés, extrêmement fréquents chez les mélomanes réfractaires à la dodécaphonie, sont ici appuyés par une particulière ignorance des oeuvres. Ce n'est pas toujours le cas mais là, c'est confondant.

Dire que le sérialisme a produit des oeuvres, telles que celles de Schönberg, Berg et Webern, Boulez, Stockhausen, Berio ou Nono, sans parler de Milton Babbitt ou de Gyorgy Ligeti, ce n'est pas défendre une lubie. Les amateurs de cette musique ne sont pas nombreux mais ils sont et ils ont leur raison. Ce ne sont pas nécessairement comme on l'entend trop souvent des "snobs". On en trouve aussi beaucoup chez les fumeurs de joints et même chez des gens normalement constitués.

L'auteur veut nous convaincre que cette musique n'a pas de valeur esthétique. La musique sérielle reposant sur un principe combinatoire, il voudrait faire croire que c'est la toute la légitimité de cette méthode !

La stérile dodécaphonie, ou musique sérielle, croit élargir le champ musical en permettant environ 480 millions de mélodies, un peu comme les combinaisons possibles à partir des mots d'un dictionnaire élargiraient le champ poétique en permettant des milliards de formules, parmi lesquelles "Recevez, Monsieur, mes salutations distinguées" ou "Les taux d'escompte seront abaissés de 1 %".

En réalité, ce calcul des combinaisons possibles dans le système dodécaphonique n'intervient pas dans l'écriture. Ce qui importe, ce sont les figures mélodiques et les contrepoints latents à l'intérieur de la série. D'une série unique le compositeur déduit une série de figures fugitives, parfaitement perceptibles même si elles ne se répètent jamais à l'identique. La méthode est contraignante certes, mais pas aléatoire. Le compositeur compose bel et bien d'oreille. Certaines oeuvres ont des structures très aisément perceptibles, comme le Quintette pour instruments à vent de Schönberg. D'autres se détachent dans une harmonie en suspens ; les oeuvres chorales de Schönberg et de Webern sont souvent somptueuses ou émouvantes. Peu importe, l'auteur vous l'explique doctement :


Mais non seulement les disciples de Schonberg rétrécissent l'éventail qu'ils voulaient ouvrir (en interdisant la tonalité dans les séries ainsi que la simple répétition d'un des douze demi-tons) : les différences entre ces innombrables mélopées scolaires sont, surtout, insaisissables.

La contrainte dans l'histoire de la musique est une donnée permanente. Les époques antérieures ont connu des procédures tout aussi rigoureuses. Le contrepoint de la Renaissance est une musique ultracodifiée. Pour la complexité, ajoutons que le même reproche fut adressé à Jean-Sébastien Bach et à Jean-Philippe Rameau. Pour le caractère dissonant, à Beethoven. Mais le philosophe tient à mettre en évidence sa surdité, apparemment :

Ainsi chaque mélodie sérielle ne vaut ni plus ni moins que toutes les autres, même chez Berg ou Webern quand ils en respectent la forme canonique : si toutes sont possibles, pourquoi en écrire une ?

De cette phrase on peut comprendre que le musicien n'a pas écouté les oeuvres qu'il prétend critiquer. Chaque mélodie sérielle se caractérise au contraire par la plus grande différenciation. Il n'est que d'écouter la Deuxième cantate de Webern pour saisir le caractère majestueux, porté par une apesanteur mélodique, de son art. Il n'y a pas une désagrégation du phénomène musical dans la musique de Webern mais le développement d'un univers relatif. "L'important, c'est la compréhension", disait Webern. L'attention qu'il demande se justifie par le caractère inouï et infiniment réjouissant de sa musique. Quant à Berg, ce que l'auteur en dit est la preuve qu'il ne maîtrise pas son sujet : Alban Berg a principalement effectué des réalisations partielles de la technique dodécaphonique, dont il a prodigieusement assoupli la technique. A ce titre, il est largement apprécié de mélomanes hostiles au sérialisme. Aucun amateur un tant soit peu averti ne pourrait aujourd'hui faire une assimilation si stupide.

Tout se ressemble comme deux instants d'ennui, la liberté de faire n'importe quoi fait ce qui n'importe plus à personne, et la lutte de chaque individu pour éviter de ressembler à tous les autres aboutit à la ressemblance générale. Il y avait bien plus de différences réelles entre Chopin et Schumann qu'entre Nono et Berio, et même entre ces derniers et deux ordinateurs.


La génération qui a suivi la trinité viennoise (Schönberg, Berg, Webern) a été plus radicale, pour des raisons historiques notamment. Beaucoup a été expérimenté. Tout n'a pas abouti à des oeuvres exceptionnelles. Une part du public s'est sentie agressée par ce parti de l'innovation à tout prix, où le sérialisme s'est taillé la part du lion. Comme un programme militaire, Pierre Boulez, un brin provocateur, énonçait les objectifs pour la musique de demain. Les suiveurs suivirent comme toujours quand une personnalité émerge mais le groupe qu'ont constitué Pierre Boulez, Jean Barraqué, Karlheinz Stockhausen, Bruno Maderna, Luciano Berio et Luigi Nono, notamment, se caractérise aujourd'hui, avec quarante ans de distance, par des oeuvres majeures. On peut bien contester la musicalité de "Kontakte" de Stockhausen, j'entendrai dans la critique même un défaut d'écoute. Les noms de Nono et de Berio aussi sont lâchés au hasards car ces compositeurs ne sont que peu associés à la "série intégrale" elle-même. Son jugement dénote une nouvelle fois la plus grande méconnaissance par l'auteur de son sujet, qu'il n'a jamais approché que distraitement. S'il eût parlé de Boulez, on aurait pu le suivre puisqu'il est celui qui a appliqué avec la plus folle déterminénation la méthode érigée en système. Je terminerai sur quelques idioties qui concernent l'état d'esprit général de ce théoricien de bazar :

Schubert, en tout, entendit peut-être quatre fois la Cinquième Symphonie de Beethoven. Qui faut-il être aujourd'hui pour ne pas l'avoir entendue trois fois davantage ?


Cette phrase montre que ce sale bonhomme est un Bourgeois comme on devrait en pendre de temps à autre. Il ruisselle de mépris pour les classes populaires. Dommage presque car l'observation initiale était intéressante ! Mais sur le sujet, je renverrai plutôt à Pascal Quignard, "La haine de la musique". Quand je parlais de lutte des classes dans le poème, en voilà un cas ici, en philosophie, le type marque bien la classe à laquelle il s'identifie en effet. Quelle idée de l'art gît derrière ces invectives quasi nulles et non avenues, puisque fondée en rien ? La plus régressive bien sûr, celle qui identifie l'écrit et la personne comme fait la loi, en excluant par principe l'autre dans le je :


Berlioz était vaniteux, sa musique l'est aussi. Haydn était conservateur, sa musique s'en ressent. Wagner était orgueilleux et parfois calculateur : ses opéras le disent, ici dans l'outrance, là dans l'artifice, malgré l'immense génie du compositeur, ou à cause de ce génie. Les romans de Voltaire, et surtout ses opuscules, me dispensent de connaître l'homme, et ce que Rousseau avait d'agaçant s'étale dans Les Confessions.

Ce rapport immédiat en l'oeuvre et la vie est une niaiserie sans fond et cette phrase-ci me semble particulièrement ridicule : "Haydn était conservateur, sa musique s'en ressent". On a longtemps expliqué, ainsi, que Diderot était matérialiste parce qu'il aimait les plaisirs de la chair (jusqu'à certaine perversion).

Nul besoin, non plus, d'ordinateurs à chansons : la musique pop de 1977, qui dispose d'environ quinze accords et peut exprimer au total la frénésie à vide, l'angoisse fabriquée, la fraternité pour pas cher, le pacifisme au rabais et la paix intersidérale, sert de musique de fond, comme le free-jazz dont la liberté s'appelle Hasard, comme la rengaine populaire type qui exploite encore les ressources harmoniques et mélodiques du XIXe siècle. On ronronnera sans fin "amour, liberté, paix", tandis que la torture, l'industrie d'armement, la haine ou la pollution ronronnent aussi et font fortune avec l'art contemporain si ce n'est, quelquefois ; par lui.


Ce pauvre bonhomme souffre, rien de ce qui se fait aujourd'hui n'a de valeur et c'est pourquoi l'industrie d'armement et la pollution se portent si bien ? C'est déjà ce qu'expliquait Carl Gustav Jung (psychologue proche des nazis) dans "Le drame contemporain" Etranges renvois, étranges projections. Merci Archange.

Comment s'appelle l'auteur, au fait ?

#4 arcmau

arcmau

    arcmau

  • TLPsien
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Posted 12 September 2005 - 05:32 PM

bah je sais pas comment il s'appelle.

et j'ai pas lu la même chose. J'ai pas ta culture en musique sérielle et classique ni en histoire de l'art, ce ne sont pas ces passages que j'avais retenu, merci de les avoir éclairé.

j'avais plutôt retenu des passages comme celui-ci par exemple:

"Mais surtout, s'il étudiait seul, l'élève apprendrait à apprendre. Combien d'adultes ont-ils cette faculté, que tous devraient pourtant avoir, d'assimiler à peu près n'importe quelle matière sans l'aide de qui que ce soit ? Seulement cette autonomie serait malvenue parce qu'elle équivaudrait à l'originalité et qu'elle impliquerait, au lieu de trente stéréotypes débités par trente automates, une trentaine de savoirs différents impossibles à passer au même crible, donc incontrôlables. Ce qu'on apprend par soi¬même, on ne l'oublie pas, et en général on l'apprend avec plaisir. L'école n'est certes pas hostile à l'oubli — il est de rigueur, vu le volume des "connaissances” accumulées, après chaque série d'examens — tandis qu'avec le plaisir elle est impitoyable. Non que la fantaisie l'effarouche, mais il faut qu'elle soit la même pour tous.
L'enseignement est donc, de ce seul point de vue, une énorme entreprise de gaspillage, et qui va s'aggravant de l'école enfantine à l'université : à part quelques heures de laboratoire éventuellement nécessaires à des branches comme la chimie ou la physique, toutes les heures de classe ne servent apparemment qu'à justifier l'existence du professorat. Il suffit de savoir lire pour achever n'importe quelles études, et le raz de marée des ouvrages spécialisés, ainsi que l'uniformisation de tout le savoir scientifique, ont ôté à l'institution scolaire ses derniers prétextes. Enseigner la Théorie des Groupes au tableau noir n'est qu'une bonne raison de maintenir l'obéissance, de perpétuer les horaires, de traiter les élèves en sténo-dactylos au service du rabâchage et de la médiocrité ; et quant à la falsification éhontée que constitue tout enseignement littéraire, on y viendra tout à l'heure. "

#5 serioscal

serioscal

    serioscal

  • TLPsien
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Posted 12 September 2005 - 07:29 PM

Oui. En tout cas je me suis bien défoulé. Personnellement, je ne suis pas pour l'abolition de l'école mais seulement des programmes et de la logique du savoir = pouvoir.

#6 Silences...

Silences...

    Totor le rugueux

  • TLPsien
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  • Parcours poétique:Depuis le "petit- rien" jusqu'au "Grand-Tout" mais je ne saurais pas vous en parler en 2 lignes

Posted 12 September 2005 - 08:59 PM

Ma contribution elle pourrait s'appeler vieux slogan du passé

Quand je lis toutes les conneries contemporaines sur jusqu'où on peut aller, je me dis : Eh ! Bien non justement il n’y a pas de limites, je trouverais toujours plus pervers que moi, l'amour c'est une vaste fumisterie, en fait nous vivons dans un bordel où ce qui est à vendre c'est ce que nous acceptons, il y a quelques années un copain anar m'avait envoyé un article du journal le monde dont le titre était jusqu'où somme-nous prêt à accepter l’inacceptable cet article parlait du monde du travail et des patrons et des salariés, mais maintenant pour les relations sexuelles c'est devenu jusqu'où suis capable d'accepter une humiliation, car la perversité du tout est permis est aussi dans les limites de mon plaisir, le problème c'est que dans le plaisir de l'un il y a aussi l'humiliation de l'autre, quand les relations sexuelles ont tellement besoins d'un nouveau piment... A quand des smuffing-love ? Sade, vous me direz, a libéré notre imaginaire mais il ne faut pas oublier non plus que Sade dans la société permissive aristocrate du XVIIIième siècle était déjà un pervers et que des romans sur la perversion en amour existaient déjà mais notre XXIième siècle et ses perspectives marchandes, a démocratisé une perversion d'aristo, le smuffing avec mort par décapitation est un fantasme érotique possible et ne croyez pas que je dises des choses qui soient impossibles... Quand ont fait l'état des relations amoureuses, le piment a remplacé le désir, plus d'Eros mais un énorme Thanatos… Voilà notre sexualité, il n'y a qu’à voir les fantasmes de nos contemporains... Jouissez sans entraves et son corollaire... Humiliez sans entraves est notre lot quotidien...

#7 serioscal

serioscal

    serioscal

  • TLPsien
  • 2,179 posts

Posted 13 September 2005 - 08:47 AM

Les avant-gardes ont eu et ont encore une vision simpliste de l'art et de son histoire. La logique de la transgression a été poussée à l'extrême. Quelques artistes géniaux (tels Chris Burden, que j'ai pris en avatar) côtoient des faiseurs et des imbéciles même pas heureux. C'est vrai en littérature, en art et en musique. Pour la musique, l'un des grands mérites du sérialistes est d'avoir recherché une innovation radicale, certes, mais qui maintenait et maintient un rapport à la tradition. C'est pourquoi l'assimilation entre "moderne" et "avant-garde" me semble fautive. Les discours ne sont pas les mêmes. L'apport non plus.



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