
Chronique d'enfance.
#1
Posted 14 October 2004 - 08:58 PM
J’avais neuf ans. Dernière année d’école primaire.
Dans ma classe, il y avait un gars qui s’appelait Hamblar. Une saloperie de maladie lui avait rendu l’usage des jambes difficile, et il était équipé d’une sorte d’attelles métalliques, un peu comme dans Forrest Gump. Cela lui donnait une démarche d’automate, et lorsqu’il portait des culottes courtes, comme l’on disait à l’époque, il était la cible idéale de toute la cour de récré, et les quolibets pleuvaient sur lui sans pitié…
Son visage était bizarre aussi, tout en longueur, et presque pas de menton.
Hamblar était le meilleur élève de la classe, ce qui constituait à nos yeux une circonstance aggravante. On ne parlait pas à Hamblar. On ne lui répondait pas.
On ne s’adressait à lui que pour le moquer, l’insulter, le menacer. Le souffre- douleur parfait.
Un jour, un des caïds de la classe avait découpé aux ciseaux, en fines lanières, tous les cahiers de Hamblar. Ce dernier pleurait silencieusement. Le maître demanda au coupable de se dénoncer, ce qu’il ne fit pas, évidemment. Alors, chantage classique, nous fûmes promis à une punition collective si personne ne dénonçait le coupable. Pas un seul élève ne broncha. Le maître s’approcha de Hamblar et les yeux dans les yeux, lui demanda :
-« Sais-tu qui t’as fait cela ? »
-« Oui m’sieur, je sais qui c’est. » (Il le savait, car le caïd en question lui avait promis depuis longtemps qu’un jour il retrouverait ses cahiers en charpie.) « Alors, dis-moi son nom ! » poursuivit l’instituteur.
De sa voix douce, Hamblar répondit simplement : « non m’sieur. »
Nous eûmes droit à la punition collective, Hamblar compris…
Le lendemain, à la récré du matin, Bonnet (le caïd en question), apostropha Hamblar :
-« Hé, Hamblar ! tu m’as pas dénoncé parce que tu avais les chocottes que je te mette une bonne raclée ! »
-« Non, je t’ai pas dénoncé parce que je suis pas un mouchard, c’est tout. »
Alors, Bonnet entraîna le pauvre garçon dans un recoin du préau, et commença à le frapper. Un cercle se forma aussitôt, et bientôt, ce fut la curée. Ballotté de l’un à l’autre, Hamblar, sans tenter un seul instant de se défendre, tendait les bras en avant en répétant : « non, non, non… »
On s’y mit tous. Il encaissait sans tomber. A coups de poings, à coups de pieds dans ses pauvres jambes cerclées de fer, il reçut une correction qui finit par le mettre enfin à terre, en larmes, le nez en sang, comme un pantin désarticulé…
Je n’avais pas été le dernier à cogner. Après quelques derniers crachats, nous le laissâmes là, pitoyable, recroquevillé sur sa douleur…
Nous étions très contents de nous. L’affaire n’avait duré que quelques minutes, et lorsque nous réintégrâmes la classe, Hamblar s’en était allé à l’infirmerie. Questionné par l’infirmière, il avait expliqué qu’il était tombé dans l’escalier…
Curieusement, à partir de ce jour, Hamblar ne fut plus inquiété par personne. Il fut abandonné à sa solitude dans une quarantaine sans faille.
A la fin de l’année scolaire, la remise des prix s’effectua en grandes pompes, devant tous les enseignants et les parents réunis.
Hamblar reçut le prix d’excellence, Dulau, un bon copain, se vit décerner le prix d’honneur, et moi, j’eus droit au prix de camaraderie, qui récompensait celui que la majorité des élèves de la classe désignait comme le plus sociable, le plus serviable, le meilleur camarade, quoi !
Sous les applaudissements du parterre d’élèves, de parents et d’instituteurs, nous posions tous les trois main dans la main, et le photographe attitré de l’école immortalisa cet instant juste au moment où Hamblar se penchait à mon oreille pour me dire quelque chose…
L’année suivante, au collège, Il n’y avait pas Hamblar. Personne ne savait ce qu’il était devenu. Sans doute avait-il déménagé. Nous ne l’avons jamais revu…
La photo de la remise des prix, je la possède toujours. Mais aujourd’hui encore, j’ai du mal à la regarder. On me voit, entre les deux autres lauréats, main dans la main.
Et Hamblar me parle à l’oreille.
Je fixe cet enfant que j’étais, ni meilleur ni plus mauvais qu’un autre, cet enfant qui pourtant avait roué de coups un être faible probablement bien supérieur à nous tous qui le martyrisions, cet enfant qui avait reçu cette année là le prix de camaraderie… et j’entends encore la voix de Hamblar me murmurant juste une petite phrase, avec envie, pendant que le photographe officiait. Et cette simple phrase, d’un seul coup, m’a fait comprendre qu’en tout être existait une part de barbarie, et que je m’étais abandonné à cette dernière…
Aujourd’hui, si la vie, par les hasards dont elle a le secret, devait me remettre en sa présence, bien plus que lui demander pardon, je lui dirais : merci.
Car lorsqu’il m’arrive de céder à la facilité de l’amalgame, à l’intolérance, de devenir « beauf » en somme, je revois le visage de Hamblar me soufflant dans un sourire timide : « tu sais, j’échangerais bien mon prix contre le tien : ça doit être drôlement chouette d’être aimé… »
#2
Posted 14 October 2004 - 09:23 PM
Nous angelisons (moi le premier) les enfants . . .
Mais nous avons (moi le premier) été souvent bien cruels . . .
Il est très important de s'en rendre compte à temps . . .
J'ai accroché a cette hitoire autant que pour Marcel Pagnol . . .
Et je pèse mes mots . . .
Pagnol ne supportais pas que l'on utilise un mot pour un autre . . .
Amitiés, garnement . . .
Jean-Michel .
#3
Posted 14 October 2004 - 09:28 PM
#4
Posted 14 October 2004 - 09:31 PM
Béa
#5
Posted 14 October 2004 - 10:51 PM
Hamblar a du être très malheureux. Dans le fond, il n'était pas si mauvais et comprenait que votre inconscience. Donc quelque part, il a du vous pardonner.
A bientôt
Denis
#6
Posted 15 October 2004 - 10:08 AM
Un texte de belle qualité et comme j'aime ce qu'a dit Hamblar à ce chenapan
Bises à toi
#7
Posted 15 October 2004 - 12:20 PM
Tu devrais peut être songer à abandonner ton camion
et cogner à la porte des éditeurs.
Ta prose est aussi prenante que ta poésie est fluide.
Et ce que tu as à dire...
pas de doute, tu es un écrivain.
Amitiés
#8
Posted 15 October 2004 - 07:46 PM
#9
Posted 15 October 2004 - 08:51 PM
Hier j'ai lu..et j'ai fuit le commentaire...parce
que j'vais reconnu Hamblar en une part de moi. Pas aussi noble je dois dire ! Ton texte est prenant, nul doute que ta prose est magnifique...Quant à Hamblar, il a souffert aussi, c'est sûr...et encore plus du fait que catte dernière main tendue "magnifique" échoue même à te faire réagir. Toi, le plus accessible parmi les autres enfants. Une grande leçon de vie
Bisous,
Stef
#10
Posted 15 October 2004 - 09:10 PM
Denis, l'enfance est un age cruel, beau mais cruel. il faut ne pas l'oublier quand on devient adulte, car là, on a aucune excuse... :wink:
eh oui, mary, j'ai fait ça... je me demande vraiment souvent ce qu'il est devenu...
Tu es trop gentille, Deirdre, un écrivain... non, je ne crois pas, tout au plus un écriveur. merci à toi :wink:
Ton commentaire m'a ému, clara, on apprend parfois bien des choses trop tard, Hamblar est sans doute à l'origine de ma première vraie prise de conscience. je lui doit beaucoup, et c'est pour cela que j'ai voulu écrire ce texte. pardon s'il t'a fait mal, et merci pour tes mots...
#11
Posted 15 October 2004 - 09:19 PM
il m'a touché ton texte, l'Histoire est deja touchante mais en plus la façon dont tu l'écris fait tout ressortir.
bravo... pour ton texte mais pas trop pour ce que tu as fait gamin :wink: meme si on et tu ne peux pas vraiment t'en vouloir lol
+++
#12
Posted 15 October 2004 - 09:30 PM
#13
Posted 15 October 2004 - 09:31 PM
J'ai adoré ! je me suis laissée emporter par cette histoire un peu cruelle, mais les enfants ne le sont-ils pas ? une histoire que beaucoup d'entre nous ont vécue... :wink:
Merci Philippe, merci !

Avec un bisou,
Armoni @}-'--,---
#14
Posted 15 October 2004 - 09:37 PM
#15
Posted 15 October 2004 - 09:43 PM
ça fait plaisir Babeton ! merci de m'avoir lu...
merci armoni, l'enfance est sans pitié, c'est vrai, et je n'ai pas échappé à la règle ! je suis heureux que mon texte t'ai plu... :wink:
Merci, Comte, et heureux de te voir... :wink:
#16
Posted 16 October 2004 - 09:53 PM
#17
Posted 18 October 2004 - 09:45 PM
#18
Posted 29 October 2004 - 07:42 PM
hop en haut ! :wink:
Armoni @}-'--,---
#19
Posted 29 October 2004 - 09:13 PM
PLutot une question: c'est tres romancé là ce récit, ou tu es fidèle à ta mémoire?
merci pour ce très très bon moment Ibère.
#20
Posted 29 October 2004 - 09:15 PM
#21
Posted 30 October 2004 - 06:32 PM
#22
Posted 30 October 2004 - 10:00 PM

Amitiés
Lucille
#23
Posted 01 November 2004 - 08:34 PM
ma femme est prof principale, je vais lui raconter pour ses cours d'edcation si ca lui plait d'en parler. j'espere arriver a traduire le ton juste, tout dans la suggestion et la maitrise, ce faux froid.
Je ne lis que les poemes, l'exception est heureuse.
ca vaut le coup de te remonter.
#24
Posted 01 November 2004 - 08:37 PM
#25
Posted 03 November 2004 - 06:26 AM
Belle lecon pour qui envoie n'importe quoi au lieu de se limiter.
#26
Posted 03 November 2004 - 06:40 AM
#27
Posted 03 November 2004 - 06:56 AM
Bien à toi,
Nath
#28
Posted 03 November 2004 - 11:10 AM
Merci sergel, ton commentaire me touche. :wink:
victorugueux, le privé, j'ai connu aussi ! et pas aimé, mais pas du tout, 4 ans d'internat-prison ! :wink:
Si, Nath, reviens...
#29
Posted 03 November 2004 - 11:18 AM
Amicalement,
David
#30
Posted 03 November 2004 - 11:32 AM
Vi, viens.
Nath
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