Jour de lessive
Juché sur un tabouret de cuisine, je saisis la poignée de bois et soulevai doucement le couvercle agité des soubresauts de la vapeur captive.
Bientôt, l’eau savonneuse jaillit en fontaine de la tête du champignon. Le liquide brûlant aspergeait le linge, noyant d’un bain purificateur les pièces de coton à bouillir. Mystérieusement, cette montée glougloutante se reproduisait à intervalles réguliers, tout comme celle des eaux du geyser de Yellowstone dont une des photos de mon livre de géographie montrait le fascinant panache …
À peine eus-je reposé le couvercle que je me sentis ceinturer par ma mère : elle avait prudemment attendu que j’eusse terminé mon observation pour récompenser d’une fessée mon imprudence, manifestation précoce d’une curiosité scientifique pourtant honorable.
C’était un vendredi, jour consacré à la Grande Lessive familiale. Je ne saurais dire si ce jour avait été choisi à dessein, en expiation du supplice de Notre Seigneur Jésus-Christ… Mais aujourd’hui, avec le recul, les conditions d’exécution de ce rite m’apparaissent comme une rude pénitence.
La lourdeur des moyens requis pour cette opération hebdomadaire la distinguait des menues lessives quotidiennes, furtivement expédiées dans une humble bassine de fer galvanisé. Dès les petites heures du matin, la pesante lessiveuse avait été hissée sur la cuisinière où elle mijotait plusieurs heures, embaumant toute la maison d’une promesse humide de propreté et d’hygiène. Puis les draps, les taies d’oreiller, les serviettes et les torchons, saisis du bout d’une cuillère en bois, étaient jetés un à un, tout fumants, dans l’immense baquet où plongeait la planche à laver, blanchie et ravinée par l’usure de la lessive et les rasades d’eau de Javel La Croix. Prestement étalé sur le bois grossier, le linge était étrillé sous les rudes poils de la brosse à chiendent. Recto-verso, la toile inerte s’étalait dans un bruit flasque, et la brosse s’acharnait sur les taches rebelles, sur les ombres suspectes qui avaient eu l’outrecuidance de tenir tête à l’ébouillantement et aux bulles irisées.
Ma mère plissait les yeux sous l’effort, qu’elle soulignait de ahanements discrets, accompagnant parfois d’une crispation des lèvres les épisodes les plus durs de cette lutte pour la blancheur. Lorsqu’elle jugeait que l’application de ce traitement n’améliorerait plus le résultat obtenu, elle saisissait entre ses doigts rougis la pièce de linge suppliciée, la tordait, et la lançait dans le bac de rinçage, noyé d’eau courante. De temps à autre, elle épongeait d’un revers de main la sueur qui perlait à son front, avant de saisir, dans le bouillon mousseux, l’article suivant.
Il n’était pas rare que, constatant presque à regret que le baquet était vide, elle cherchât des yeux quelque pièce pas trop sale ayant échappé à la razzia, ou ne supportant pas de longue ébullition, ou qu’elle lançât à la cantonade : « Vous n’avez plus rien à laver, là ? Profitez-en, j’ai une bonne eau !… ». Faute de réponse, elle se tournait vers l’évier où surnageait le linge à rincer. Immergés plusieurs fois dans l’eau froide, essorés jusqu’à exprimer la dernière bulle de savon, les petits tortillons immaculés s’entassaient sur la paillasse ; alors, grimpant sur un tabouret de bois, ma mère les défroissait sommairement, avant de les aligner sur les trois cordes tendues près du plafond, dans la longueur de la cuisine.
Le linge s’égouttait sur la tête des imprudents de passage, qui protestaient sous cette pluie domestique. « Ça coule, je sais : je n’ai aucune force dans les poignets ! Tu ne vas pas fondre, allez ! bougonnait ma mère. Et puis, tu n’as rien à faire ici ! »
Je supportais de mauvaise grâce les inconvénients de l’averse passagère, du sol glissant, des effluves de buanderie, l’étalage des stalactites froids et humides qui bouleversaient l’ordre tranquille de la cuisine, sans bien réaliser que ma part de désagrément était bien modeste auprès de celle qu’endurait ma mère.
- Tiens ! Puisque le bon Dieu t’a placé là, tu vas m’aider à dépendre tout ça… ordonnait ma mère de longues heures plus tard.
Je savais qu’il me faudrait tendre les bras, recevoir les oripeaux enfin secs qui s’empileraient jusque par-dessus mes yeux, et les porter, à l’aveuglette, sur le lit où ils attendraient d’être repassés, pliés et rangés.
- Il le faut vraiment ? demandais-je.
- Mais oui ! répondait ma mère.
J’inspirais profondément et me tenais prêt.
Jacques Fabre "Jakolarime" © 5 juin 2006
Jour De Lessive
Started by Jakolarime, Dec 20 2006 02:19 PM
3 replies to this topic
#1
Posted 20 December 2006 - 02:19 PM
#2
Posted 20 December 2006 - 03:21 PM
Je baigne dans l'atmosphère,
le 5ème paragraphe me semble un peu long, mais suintant de tant de précisions
j'apprécie finalement,
Une question, la force du poignet en essorage, n'existait-il pas déjà,
tu sais la fameuse machine à deux rouleaux où l'on passait inlassablement le linge à des fins d'essorage, pauvre maman qui en était dépourvue , quelle corvée, mais aussi quel courage!
Par contre, un petit détail, tu restais disponible près d'elle (peut-être étais-tu le plus jeune?)
où avaient donc filé tes soeurs très malines?
Non, sans rire, trés beau cheminement et bel honneur à Maman ; Ha! les fils...
Tiens c'est Artémisia qui va être contente, je crois qu'elle aime cette ambiance nostalgique
des lavandières
Bien à toi JKLRM
le 5ème paragraphe me semble un peu long, mais suintant de tant de précisions
j'apprécie finalement,
Une question, la force du poignet en essorage, n'existait-il pas déjà,
tu sais la fameuse machine à deux rouleaux où l'on passait inlassablement le linge à des fins d'essorage, pauvre maman qui en était dépourvue , quelle corvée, mais aussi quel courage!
Par contre, un petit détail, tu restais disponible près d'elle (peut-être étais-tu le plus jeune?)
où avaient donc filé tes soeurs très malines?
Non, sans rire, trés beau cheminement et bel honneur à Maman ; Ha! les fils...
Tiens c'est Artémisia qui va être contente, je crois qu'elle aime cette ambiance nostalgique
des lavandières
Bien à toi JKLRM
#3
Posted 20 December 2006 - 07:45 PM
Oui oui je suis très contente !
C'est un beau texte, tout y est...
l'ambiance, les souvenirs, la nostalgie
et surtout beaucoup d'amour.
De nos jours, on n'a plus qu'à remplir le bac de lessive
et puis appuyer sur un bouton, c'est moins poétique,
mais aussi beaucoup moins rude !
Rendons hommage à nos mères qui avaient la fierté de leur beau linge blanc.
Il y a de la noblesse dans ces gestes immémoriaux.
Et le texte les souligne bien, je trouve.
On trouve aussi l'idée de la transmission de quelque chose entre la mère et le fils: à la fin, dans le paquet de linge propre, elle lui transmet beaucoup plus que ce qui est dit.
Et lui, il respire à fond et se tient prêt...
Et il nous en fait tout un poème...
Artemisia
C'est un beau texte, tout y est...
l'ambiance, les souvenirs, la nostalgie
et surtout beaucoup d'amour.
De nos jours, on n'a plus qu'à remplir le bac de lessive
et puis appuyer sur un bouton, c'est moins poétique,
mais aussi beaucoup moins rude !
Rendons hommage à nos mères qui avaient la fierté de leur beau linge blanc.
Il y a de la noblesse dans ces gestes immémoriaux.
Et le texte les souligne bien, je trouve.
On trouve aussi l'idée de la transmission de quelque chose entre la mère et le fils: à la fin, dans le paquet de linge propre, elle lui transmet beaucoup plus que ce qui est dit.
Et lui, il respire à fond et se tient prêt...
Et il nous en fait tout un poème...
Artemisia
#4
Posted 21 December 2006 - 12:30 AM
Citation (Alba @ Dec 20 2006, 03:21 PM) <{POST_SNAPBACK}>
Je baigne dans l'atmosphère,
le 5ème paragraphe me semble un peu long, mais suintant de tant de précisions
j'apprécie finalement,
le 5ème paragraphe me semble un peu long, mais suintant de tant de précisions
j'apprécie finalement,
Sympa Heureusement que tu ne t'es pas noyée dans la dégoulinance de ce verbiage oiseux Non, je rigole. J'ai pris beaucoup de soin à ciseler ces détails, sans trop me préoccuper, il est vrai, de la patience de mes éventuels lecteurs. J'aurais tenir plus grand compte du précepte de cet auteur américain (dont j'oublie toujours le nom) : "Kill your darlings !" On devrait toujours se méfier des passages que l'on préfère.
Citation
Une question, la force du poignet en essorage, n'existait-il pas déjà,
tu sais la fameuse machine à deux rouleaux où l'on passait inlassablement le linge à des fins d'essorage, pauvre maman qui en était dépourvue , quelle corvée, mais aussi quel courage!
tu sais la fameuse machine à deux rouleaux où l'on passait inlassablement le linge à des fins d'essorage, pauvre maman qui en était dépourvue , quelle corvée, mais aussi quel courage!
Bien sûr, que ça existait ! Et le biglotron en shachlick mercerisé avec suspensoirs en hermine aussi, il existait ! Mais dans une famille ouvrière de huit enfants, même ça, c'était un peu cher. Alors ma maman elle fonctionnait beaucoup à l'huile de coude pour ce genre de travaux.
Citation
Par contre, un petit détail, tu restais disponible près d'elle (peut-être étais-tu le plus jeune?)
où avaient donc filé tes soeurs très malines?
où avaient donc filé tes soeurs très malines?
Tu as deviné juste : j'étais le numéro 8, le petit dernier. Mes grands frères et soeurs, s'ils ne poussaient pas le wagonnets au fond de la mine , devaient, ce jour précis, être occupés à leurs devoirs, ou au patronage, ou ailleurs. Il y avait assez d'ouvrage pour tout le monde ; mes parents ont toujours considéré, cependant, que les grands n'étaient ni les seigneurs ni les esclaves des petits. Chacun mettait la main à la pâte, suivant ses possibilités, liées à ses aptitudes et à son âge.
Jakolarime
Citation (Artemisia @ Dec 20 2006, 07:45 PM) <{POST_SNAPBACK}>
Oui oui je suis très contente ! [...] Artemisia
J'en suis bien heureux
Merci pour cette lecture si pénétrante.
J.
0 user(s) are reading this topic
0 members, 0 guests, 0 anonymous users