Cette phrase est de moi. Enfin, elle est de Mallarmé mais je viens de la lui prendre.
Mais on me dit que voilà, non.
EN 1837, Gérard Le Blanquet veut offrir un cadeau à sa belle-mère. Il discute avec son épouse qui lui demande :
- Que va-t-on lui offrir, à maman ?
- Je ne sais pas, moi. Une fleur, par exemple.
- Des fleurs ? Ah, oui ! On va prendre un beau bouquet !
- Je dis : une fleur !
Le jeune Mallarmé a peut-être assisté à cette scène, il est difficile de le savoir. Toujours est-il que l'enchaînement de ces mots, autrefois libre, résonne comme une entité singulière : une citation de Stéphane Mallarmé.
Examinons la structure de la phrase (qui n'est qu'un tronçon de l'adage mallarméen). Un syntagme nominal y joue le rôle de complément d'objet direct. Le verbe dire n'admet pas n'importe quelle unité en cod et le verbe "dire" dans le syntagme "dire une fleur" n'a pas la même valeur que dans "dire quelque chose". Le premier emploi est marqué. Le mot se rapproche alors de "parler de" mais avec presque de la sacralité dans ce "dire".
Mais pour revenir au segment initial, il s'agit encore d'autre chose : la phrase est une sorte de discours direct. Rien de particulier, comme on l'a vu plus haut. Certes les monosyllabes donnent de la force à l'expression mais madame de Blanquet ne s'est pas évanouie devant la beauté de la phrase de son mari ; elle s'est plutôt irritée de sa radinerie.
Pourquoi telle phrase, la même, anodine chez monsieur de Blanquet, est devenue fameuse et d'une puissance vertigineuse chez Mallarmé ?
Parce qu'une portion essentielle de la pensée mallarméenne a trouvé dans cette phrase qui relève du commun une expression idéale. La simplicité même de la phrase donne une allure d'évidence à l'idée complexe qu'énonce le poète. La phrase devient, pour le lecteur, le symbole même de ce cheminement intellectuel. L'immédiateté du procès (je dis : une fleur !) que le lecteur peut lui-même goûter quand il découvre le mot de Mallarmé, au terme d'une longue réflexion sur l'Idée, charme assurément. Le livre clos, le syntagme : "je dis - une fleur" est devenu un "mot neuf", une entité appartenant non au domaine de la langue mais à celui, connexe, de la culture.
Langue et culture sont des phénomènes indissociablement individuels et collectifs.
De jeunes auteurs croient parfois "exprimer" leurs sentiments, sinon leur ego, le fameux "moi". Ils estiment inutiles de lire de la poésie parce que la poésie doit venir, selon eux, de l'intérieur. Comme s'ils étaient des boîtes contenant un assemblage d'émotions qui ferait leur personnaluté.
Ils ne sont pas des boîtes mais des éponges, absorbant et rejetant leur langage comme de l'eau.
Qu'est-ce que lire ? Peut-être moins l'intégration de "nouvelles idées" que la prise de conscience de l'origine de nos propres idées. Lire le Nouveau Testament ou Boileau ou La Fontaine permet de voir combien de nos idées, combien de nos phrases même, sont moulées dans une culture particulière.
Vraies ou fausses, la lecture nous apprend que nos idées ne sont en rien naturelles. Elles dépendent moins d'une sensibilité personnelle que d'une culture donnée. Plus on lit, plus on s'aperçoit de l'origine extérieure de nos propres idées. Et tout le rapport que nous avons avec elles s'en trouve changé !
Certes, telle suite de mots correspond à une expérience intime. Mais s'il me vient de la proférer, cette profération je la dois à quelqu'un, toujours.
C'est pourquoi il y a si peu de commentaires originaux d'une oeuvre : parce que dire une expérience émotionnelle n'est d'aucune évidence. C'est une élaboration linguistique. Plus l'expression est raffinée, nuancée, précise, plus la dette est lourde. Mais c'est la seule individuation du matériau collectif que l'on connaisse.
Car si j'écris dans mon journal intime des banalités comme étudie Philippe Lejeune avec prédilection, mon écriture ne reflète rien de particulier : au contraire, l'intime de millions d'écrivains est un matériau collectif inchangé.
Le poème nait d'une intégration de langages reçus : je n'aurais rien écrit de ce que j'ai écrit si je n'avais lu (entre autres) Prévert, San Antonio, Stephen King, les romans de la collection "Gore", Jim Morrison, William Burroughs, Rimbaud, Char, Mallarmé, Paul Celan, Emily Dickinson, Anna Akhmatova, Fedor Dostoevski, Apollinaire, etc, etc.
La culture littéraire permet de forger son langage. Le poème n'est pas pour autant un simple jeu avec une tradition d'écriture. Elle répond en effet à une expérience intime - mais elle aussi intersubjective.
Nous avons tous nos dialogues intérieurs. Ils nous effraient souvent car nous les voyons comme des signes de folie mais ils sont au coeur de notre sensibilité personnelle. Ils sont la trace de ce que la pensée tout entière ne fait que répondre.
Quelles sont les conséquences d'une conception aussi erronée que l'individualisme en poésie ? L'agacement d'Henri Michaux, une chose magnifique :
Tu n'es pas encore assez intime avec toi, malheureux, pour avoir à communiquer.
In Poteaux d'angles