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Gérard De Nerval Ou L'ordre Des Séries


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#1 serioscal

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Posted 10 September 2006 - 09:08 AM

Dans l'histoire générale du signifiant "série", Gérard de Nerval apparaît comme un jalon essentiel. Nerval est en effet l'un des premiers auteurs à employer, dans des contextes variés mais touchant souvent à la description, le mot "série".

Que ce mot soit employé chez lui avec cette fréquence n'a rien d'extraordinaire, parce que "série" est un mot qui est utile pour effectuer une description : les dictionnaires et encyclopédies en font grand usage. Gérard de Nerval, lui, est journaliste et c'est un auteur réaliste, profondément réaliste, jusque dans Aurélia, c'est-à-dire : au point où son souci de décrire va se confronter à l'hallucination et au rêve.

La présence de "série" dans Aurélia est marquante : 10 occurrences sur à peine 100 pages. Ce mot pourrait paraître bénin s'il n'avait une valeur bien particulière, propre à Nerval, liée finalement à sa vision de la réalité comme d'un palimpseste des époques antérieures.
Sans doute a-t-il subi l'influence de Charles Fourier, pour qui l'univers était constitué de séries. Nerval s'est intéressé de près aux théories de Fourier et l'a attaqué assez vivement, finalement, dans Les Illuminés, texte dont le projet semble être de réfuter à Fourier la paternité de ses théories...

Bien entendu, pas trace du mot dans un vers ! Chez Nerval comme dans toute la poésie du XIXe siècle et pratiquement toute celle du XXe siècle, le mot "série" n'a pas droit aux honneurs du langage versifié.

Mais la prose de Nerval est aussi dense que ses vers et donne à la série une existence poétique propre. Parfois quasi prémonitoire de l'histoire ultérieure du mot, comme montre la critique de théâtre qui reste un des témoignages les plus étonnants de la carrière du signifiant "série".
Reconnaissance, remerciements affectueux à Gérard de Nerval.





Une critique théâtrale de Gérard de Nerval vers 1832 (il me semble).


Puisqu’on discute en ce moment de la gamme des sons et des couleurs, on ferait aussi bien d’accuser l’infériorité de notre gamme ... ou, pour parler selon Fourier, de notre clavier passionnel. Celui-là n’a même pas sept notes, sept nuances, sept touches primordiales bien distinctes. Sur les sept pêchés capitaux donnés par l’Eglise, il en est déjà trois qui échappent au théâtre sérieux [...]
En opérant sur ce qui reste de nos étroites passions, on abtiendra trois ou quatre séries de crimes appuyés sur des motifs peu variés et d’origine patriarcale. Quand on a épuisé toutes les péripéties de meurtres, de rivalités et d’amours entre parents du premier degré, il faut passer aux situations analogues résultant des inégalités sociales, puis aux luttes de politique et de croyances ; c’est à peu près tout, à ce qu’il nous semble... Nous devrions même en être sûrs,ayant tracé autrefois pour notre instruction personnelle un tableau complet, en vingt-quatre cases, de toutes les combinaisons possibles de passions tragiques, traitées ou à traiter encore. Ce travail terminé, nous nous sommes assurés que rien de nouveau ne pouvait plus paraître désormais sous le soleil ni sous le lustre, d’ici à la consommation des siècles, à moins, pour rentrer dans les hypothèses fouriéristes que notre planète ne passe à l’état de cardinal majeure ce qui agrandirait sensiblement le clavier de ces passions.
Nous pouvons ajouter, dès aujourd’hui un nouvel ouvrage, sinon un nouveau titre, dans celle de nos cases de la seconde série, qui pourrait s’intituler : ‘Rivalités de reine et de sujets’. Celle-là est une des plus remplies, surtout pour les époques féodales : cela commence par Brunnehilde et Chrimhilde, le grand poème des Niebelungen (...) ; puis Frédégonde et Brunehaut, Roxane, Blanche d’Aquitaine, Marie Stuart, Christine, Elizabeth, Marie Tudor, etc. : toujours deux femmes, l’une puissante, l’autre faible ou opprimée, qui se disputent un amant inconstant par ambition, ou perfide par amour. »



Aurélia

Le mot court à travers le livre avec beaucoup de force : principalement dans les phases "euphoriques" et hallucinées du début et de la fin. Aux premières pages, le mot a valeur descriptive même si y perce déjà une dimension métaphysique. La "révélation" qu'il décrit aux dernières pages nous projette de plein pied dans cet "ordre des séries". L'influence de Fourier est nette, mais la vision nervalienne est d'abord dominée par les figures du palimpseste et du "double". Si la combinatoire y joue un rôle certain, la série de Nerval a peu de rapports avec la notion mathématique.


"La seule différence pour moi de la veille au sommeil était que, dans la première, tout se transfigurait à mes yeux ; chaque personne qui m’aprochait semblait changée, les objets matériels avaient comme une pénombre qui modifiait la forme, et les jeux de la lumière, les combinaisons de couleurs se décomposaient, de manière à m’entretenir dans une série constante d’impressions qui se liaient entre elles, et dont le rêve, plus dégagé des éléments extérieur, continuait la probabilité."


"L’état cataleptique où je m’étais trouvé pendant plusieurs jours me fut expliqué scientifiquement, et les récits de ceux qui m’avaient vu ainsi me causaient une sorte d’irritation quand je voyais qu’on attribuait à l’aberration les mouvements ou les paroles coïncidant avec les diverses phases de ce qui constituait pour moi une série d’événements logiques."

Je compris, en me voyant parmi les aliénés, que tout n’avait été pour moi qu’illusions jusque là. Toutefois, les promesses que j’attribuais à la déesse Isis me semblaient se réaliser par une série d’épreuves que j’étais destiné à subir. (p. 76)

"La mort elle-même ne peut les affranchir. Car nous revivons dans nos fils comme nous avons vécu dans nos pères -- et la science impitoyable de nos ennemis sait nous reconnaître partout. L’heure de notre naissance, le point de la terre où nous paraissons, le premier geste, le nom, la chambre, -- et toutes ces consécrations, et tous ces rites qu’on nous impose, tout cela établit une série heureuse ou fatale d’où l’avenir dépend tout entier."




Fragment du manuscrit d'Aurélia :

"Les ordres ont le secret -- transmis des pères aux fils. C’est la sympathie humaine. Les esprits sont étagés dans les mondes et se correspondent. La l (oi) inv (isible) qui s’occupe des destinées des h (ommes) à différents degrés -- sur le rapport de chaque série et sans rien changer."




Les Filles du feu : Sylvie

Mon regard parcourait vaguement le journal que je tenais encore, et j’y lus ces deux lignes : « Fête du bouquet provinciel. -- Demain, les archers de Senlis doivent rendre le bouquet à ceux de Loisy. » Ces mots, fort simples, réveillèrent en moi toute une nouvelle série d’impressions : c’était un souvenir de la province depuis longtemps oubliée, un écho lointain des fêtes naïves de la jeunesse.






Et si le mot est absent du langage versifié de Nerval, que dire de ces vers ?


La Treizième revient... C’est encor la première ;
Et c’est toujours la seule, – ou c’est le seul moment ;
Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?...

Aimez qui vous aima du berceau dans la bière ;
Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement :
C’est la mort – ou la morte... Ô délice ! ô tourment !
La rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière.

Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,
Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule :
As-tu trouvé ta croix dans le désert des cieux ?

Roses blanches, tombez ! vous insultez nos dieux,
Tombez, fantômes blancs, de votre ciel qui brûle :
– La sainte de l’abîme est plus sainte à mes yeux !

#2 Harry

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Posted 12 September 2006 - 08:31 PM

J'ai lu ce texte avec intérêt.
La notion de série m'avait passionné en mathématique.
Et puis je t'avais demandé, sans pouvoir encore vraiment me faire une idée,
ce que cela pouvait recouvrir en littérature.

Tout d'abord je dois dire qu'il s'agit là (dans ton texte) d'un développement abstrait.
Une manière toute nouvelle pour moi de penser ce mot "série".
Ca m'est encore assez flou.

Mais voilà une objection, et ce sera une manière d'introduire le sujet.

En mathématique, la notion de série est assez claire.
Intuitivement on se rend compte que si on mange une pomme par moitiés successives,
on finira par manger toute la pomme.
C'est à dire que la somme, à l'infini, de toutes les moitiés successives aboutira à la valeur 1.
Il s'agit d'une série convergente de somme 1
D'autres séries sont divergentes, elles conduisent à une valeur infinie
(par ex. 1/2 + 1/3 + 1/4 + 1/5 + 1/6 + ... dont il est assez facile de montrer qu'elle ne peut être majorée)
Entre ces deux exemples simples il y a toutes une flopée de séries dont la convergence ou la divergence
n'est pas facile à voir, et pour celles qui convergent, le calcul de leur somme peut être très ardu.

Mais tel est le génie des mathématiciens, ils ont su inventer diverses méthodes pour déterminer la convergence ou la divergence de bien des séries et même en calculer leur somme.

Fourrier démontra qu'on pouvait décomposer nombre de fonctions mathématiques en série convergente de terme sinusoïdal.
C'est la même notion que les harmoniques en musique.

Mais ce qu'il me semble important de noter c'est que le langage, qu'il soit courant ou littéraire - y compris poétique -
n'a pas le pouvoir d'exprimer très loin les notions mathématiques et ne fournit aucun outil formel de travail.

Ainsi cette notion de série mathématique échappe très vite à la littérature.

Et ma première objection est là.
Le mot série a un contenu très riche en mathématique.
Mais parler de sérialisme en litttérature ou en philosophie, en s'imaginant que ce mot pourra y
contenir les mêmes richesses est je pense une illusion.

D'ailleurs en voici une illustration :
Le paradoxe de je ne sais plus quel penseur grec qui prétendait démontrer l'impossibilité du mouvement.
En effet pour qu'un renard qui va deux fois plus vite qu'un lapin le rattrape, il faut d'abord atteindre la position où se trouvait le lapin à l'instant initial,
mais pendant ce temps, le lapin parcourt la moitié de la distance parcourue par le renard et ainsi de suite à l'infini, le lapin ayant toujours une moitié de distance d'avance.

Cela pourrait sembler convaincant parce que le langage ne fournit pas d'outil formel de résolution.
Mais exprimé mathématiquement, on se rend compte qu'on est en face de la série des moitiés successives
dont je parlais ci-dessus et il est très aisé de montrer que cette série est convergente !

Voilà pour mon premier développement sur le sérialisme (par contre je ne connais rien à la musique sérielle)

#3 serioscal

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Posted 12 September 2006 - 09:07 PM

Je reste en général laconique sur les principes sériels parce que la question intéresse en général peu. J'opère une série de confusions, pour lesquelles il me faut opérer préalablement une série de distinctions :

- le mot "série" et la chose dite : "je dis : une série, etc".
- mon rapport personnel à la série (au mot, en fait) et son histoire générale

Par contre je suis sévère sur la distinction notion / mot. Je déteste qu'on confonde le mot avec la notion. Bref.

Le sens mathématique est historiquement premier : 1715, Varignon. Tu as très bien résumé ses enjeux théoriques, le paradoxe de Zénon d'Elée étant le point de départ philosophique et logique de la "théorie des séries" (à laquelle pour ma part je ne connais pas grand-chose, ayant peu à voir avec le monde des mathématiques). Ce mot relativement récent va connaôtre à partir du XIXe siècle une histoire considérable. Le point d'attache qui est le mien, c'est le sérialisme de Darmstadt, la "tabula rasa" musicale qui a passé par une machine théorique considérable, le sérialisme.

Je ne veux pas faire trop de développements ici. Le mot "série" fascine, a suscité une littérature exceptionnelle et si l'on file ses cheminements, il raconte une histoire de la civilisation. Pour moi il n'y a pas de "vrai sens" de série : je prends chacune des valeurs qu'on lui donne comme les notes d'un clavier au tempérament un peu "eischerien".

Quand Nerval écrit, le mot est tout récent et moins connu désormais par sa stricte valeur mathématique que par les sens dérivés : la loterie, la classification des espèces naturelles en premier lieu. Et puis le positivisme et enfin la doctrine fouriériste, avec sa cosmogonie abracadabrantesque qui amuse et irrite mais fascine Nerval.

Si la notion de série - telle qu'elle apparaît chez Fourier - travaille à l'évidence Nerval, les emplois du mot "série" sont infiniment plus nuancés et ambigus. La série est un principe fréquent, qui appuie très régulièrement ses descriptions. La valeur générique, étymologique et empirique de "série" semble dominer, ne se signalant que par sa fréquence, mais Aurélia retrouve le vertige d'un mot qui désigne cette fois un ordre cosmique, une combinatoire des destins qu'il tente de déchiffrer.

Soit une mathématique;

Cette série empirique, emprunt au latin via les mathématiques, a certaines vertus. Non, elle ne passe pas nécessairement par une graduation régulière et numérique ou quantifiable : les structures sérielles de la langue offrent un autre modèle, infiniment plus souple et fonctionnel. L'objectif d'une méthode sérielle ? Pierre Boulez le prenait à Artaud : "organiser le chaos".

#4 Harry

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Posted 14 September 2006 - 09:10 PM

Citation (serioscal @ Sep 12 2006, 10:07 PM) <{POST_SNAPBACK}>
[...]
Cette série empirique, emprunt au latin via les mathématiques, a certaines vertus. Non, elle ne passe pas nécessairement par une graduation régulière et numérique ou quantifiable : les structures sérielles de la langue offrent un autre modèle, infiniment plus souple et fonctionnel. L'objectif d'une méthode sérielle ? Pierre Boulez le prenait à Artaud : "organiser le chaos".

La série & l'organistion du chaos : thème intéressant.
Je remets ce que j'ai mis ailleurs car ça a bien sa place ici aussi :

Nietzsche disait quelque chose comme : cet instant que tu vis, tu devras encore le revivre dans un éternel recommencement.

Rien ne se créé, rien ne se perd : la série est faite d'un thème qui se répète à l'infini avec à chaque fois une légère variation.

#5 .ds.

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Posted 15 September 2006 - 03:56 AM

Mais laquelle ?

#6 serioscal

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Posted 15 September 2006 - 07:19 AM

Heu... ça dépend. Mais le principe thème / variation n'est qu'un des possibles de la série. Il colle mal avec la musique sérielle, par ex., qui est tout à l'opposé de ce principe.

Pour Diderot, pour Nerval, pour nombre de locuteurs lettrés jusqu'au début du XXe siècle, la série est un ensemble cohérent : "series = enchaînement".

Diderot (après Vaugelas) cite par ex. l'excellente maxime d'Horace :

Tantum series juncturacque pollet
Tantum de medio sumptis accedit honoris"

"Plus puissants sont les enchaînements et les liens
Plus nobles les emprunts au registre moyen"

"Series - l'enchaînement" était une notion consacrée par la rhétorique latine.

Cette notion "cohésive" plutôt que répétitive, itérative, est encore sensible dans la linguistique du début du XXe siècle. Meillet, Malazeyrat parlent de la "série de la syntaxe", c'est-à-dire d'un enchaînement d'éléments fonctionnels.

La merveille de l'emploi de "série" chez Nerval, c'est que, dans bien des cas, il est assez délicat de partager le sens de "série" sous sa plume. Et (en grillant quelques feus rouges), il me semble que ce mot l'a accompagné avec prédilection dans une entreprise réaliste qui le tenaille jusque dans Aurélia.

#7 Huruboon

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Posted 01 November 2006 - 07:00 PM

bien bien bien tout ça...
intéressantes séries d'idées.

De Nerval ce Génie en avait en paquet.
c'est de lui le treizème , le poème briquet?

Celui que fum' la pierre en inconv'nant fumet.


Aurélia l'âme légère partit un bon matin
Pâle en sa fraîcheur belle illuminant le ciel
Où erre t'elle encore? La flamme immortelle
Brûle t'elle aujourd'hui, hier oubien demain?

Edited by Huruboon, 10 November 2006 - 12:33 AM.





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