le passé, elle ne voyait pas autre chose que ce
jardin, ce vaste jardin entouré de hauts murs
infranchissables. Depuis combien de temps y
vivait-elle ? Quand y était-elle entrée ? Elle
se rendit compte qu'elle ne pouvait répondre à
ces questions. Il semblait quelle ait toujours
vécu là, de toute éternité.
Immuablement, les saisons s'étaient déroulées,
s'écoulant l'une de l'autre comme des gouttes
tombant d'un nuage de pluie : leur origine
demeurait invisible.
Mais surtout : comment y était-elle entrée ?
Durant toutes ces années, elle avait eu tout le
loisir d'explorer son domaine : jamais elle
n'avait découvert la moindre issue. Le jardin
était ceint de hauts murs, si hauts et si
lisses, parfaitement infranchissables. Pas une
seule entrée, grille ou portail ne rompait
cette enceinte. Rien, pas même une fissure ou
une lézarde dans la muraille. C'était difficile
à croire, mais c'était ainsi.
Et la vie était si douce, si tranquille, si
voluptueuse dans le jardin, que ces remparts se
faisaient facilement oublier. Elle avait fini
elle-même par ne plus penser à se poser la
question de son arrivée.
Le jardin était tellement splendide !
D'innombrables espèces de plantes y poussaient.
Des fleurs merveilleuses s'épanouissaient au
soleil, au bord des allées, dans l'ombre des
sous-bois, sur les berges des étangs et sur
l'eau des bassins ornés de fontaines et de
cascades.
Elle aimait beaucoup, au cours de ses
promenades, admirer les diverses perspectives
qu'offrait l'architecture du jardin, le grand
canal bordé de statues avec au fond l'étang
entouré de longs peupliers frémissants.
Au centre s'élevait le petit bois dominé par la
colline. Ce lieu lui plaisait particulièrement,
la colline verte aux pentes arrondies, avec en
son sommet l'Arbre, le merveilleux Arbre,
immense, vigoureux, vivace. Elle pensait que
c'était un Frêne, mais jamais elle n'en avait vu
d'aussi majestueux. L'Arbre devait être
plusieurs fois centenaire. Il poussait au
sommet de la colline, étendait ses ramures
démesurées vers le ciel, et ses trois racines
gigantesques s'écartaient puis s'enfonçaient dans
les profondeurs inconnues de la terre. Au pied
de l'Arbre jaillissait une source vénérée par
tous les habitants du jardin comme hautement
sacrée.
Ses branches abritaient une vie innombrable et
multiple, parfois agressive, contre laquelle
elle résistait vaillamment. Au sommet du Frêne
siégeait un grand aigle, très sage et très
savant, il avait pour compagnon un faucon posé
entre ses deux yeux. Un écureuil passait son
temps à monter et descendre le long du tronc de
l'arbre : il devait transmettre les messages de
l'aigle jusqu'au serpent qui vivait en bas et
rongeait les racines. Quatre cerfs s'abritaient
dans le vaste feuillage du Frêne, ils en
tiraient leur subsistance en broutant les
rameaux et l'écorce.
Au fil du temps, tous les êtres qui demeuraient
là lui étaient devenus familiers. C'était son
monde à elle, elle le trouvait parfait,
équilibré, harmonieux. Elle admirait la façon
dont l'Arbre se défendait contre toutes les
agressions quelle subissait, et conservait sa
vigueur et sa verdure.
Sur la colline de l'Arbre habitaient aussi les
Trois Femmes. Elle les avait toujours connues,
mais elle pensait quelles étaient là depuis
bien plus longtemps qu'elle. Elles vivaient
près de la source où elles élevaient un couple
de cygnes. Elles puisaient chaque jour de leau
et en aspergeaient les branches du Frêne, afin
quelles ne pourrissent ni ne se dessèchent.
Cette eau, en retombant du feuillage,
produisait une rosée douce comme le lait et
sucrée comme le miel, dont on pouvait se
nourrir exclusivement.
C'était d'ailleurs là quelle avait rencontré pour
la première fois l'Oiseau. Elle s'était endormie,
repue, auprès de la source, et, s'éveillant,
elle vit le lumineux Oiseau qui le regardait
pensivement.
Ce devait être au début de son séjour dans le
jardin, car elle se souvint que l'Oiseau lui
avait demandé qui elle était, et pourquoi elle
dormait ainsi au bord de la source sacrée. Par
contre, elle ne se souvint pas de la réponse
quelle lui fit.
L'Oiseau blanc devint son ami, son compagnon de
toujours, mieux qu'un frère.
Elle lui fit connaître le domaine, lui montra
tous les endroits les plus pittoresques, les
fleurs les plus étranges, les arbres portant
des fruits mûrs et délicieux. Elle lui fit
rencontrer les autres animaux qui peuplaient
les prés, les bois, les fontaines et les
étangs. Peu farouches, ceux-ci se laissaient
facilement approcher pour une partie de course
ou de jeu dans la campagne. Elle lui fit aussi
écouter le chant mélodieux des cascades, le
bruissement de la brise dans les feuillages, le
bourdonnement des insectes auprès des ruches,
et ce bruit étrange qui parvenait par-dessus
les hauts murs d'enceinte : régulier, sombre,
étouffé, comme les pulsations sans fin des
vagues de la mer.
Y avait-il quelque chose au-delà des murs ?
Le temps s'écoulait ainsi dans la douceur de
vivre. Au fil des saisons, le jardin changeait
d'apparence, mais toujours il était superbe, et
plus elle y vivait, plus elle aimait y vivre.
Ce fut à la fin de l'hiver que l'oiseau lui
annonça la nouvelle. Elle s'en souviendrait
toujours. Les branches dénudées des arbres
dessinaient de minces filigranes noirs dans le
ciel lourd de nuées. La pluie menaçait de
tomber, mais la pluie, dans le jardin, était
tiède, pleine de charme et de suavité
lorsqu'elle ruisselait sur son visage et dans
ses cheveux.
La fin de ton séjour approche, avait dit
l'Oiseau.
Elle l'avait regardé un moment sans comprendre :
la fin de son séjour ? Que voulait-elle dire ?
Ce séjour ne devait-il pas durer éternellement
?
J'ai toujours habité ici, répondit-elle à
l'Oiseau, comme une évidence.
Mais il faudra partir un jour. Au prochain
printemps.
L'Oiseau avait refusé de lui en dire plus ce
jour-là. Dès lors, sa tranquille insouciance se
transforma en inquiétude.
Elle parcourait son domaine, l'embrassait du
regard, ne comprenait pas pourquoi elle devrait
quitter un lieu qu'elle aimait tant, où elle
avait grandi, connu ses premières joies, où
elle avait tout appris. Elle ne comprenait pas
et se réfugia de plus en plus souvent dans la
solitude des grottes ou de la forêt.
Elle évitait la compagnie de l'Oiseau, comme si cela
pouvait suffire à éloigner de lui l'échéance
quelle redoutait. Mais l'Oiseau, toujours
fidèle, ne l'abandonnait pas. Sans relâche elle
volait à proximité, sans se décourager de
l'apparente indifférence de son ami.
Je ne t'abandonnerai pas ! lui chantait-elle. Je
te suivrai jusqu'au bout, et même si je ne peux
franchir avec toi le passage, de l'autre côté tu
pourras me retrouver, si tu en as le désir.
Cela ne suffisait pas à la consoler de la
tristesse de quitter le jardin. Elle allait
souvent parler avec les Trois Femmes qu'elle
aimait comme des mères. Mais elles ne pouvaient
que confirmer les paroles de l'Oiseau.
C'était ainsi. Irrémédiablement, comme les
saisons succédaient aux saisons, elle devrait
partir.
Partir, oui, mais où ? Il y avait donc quelque
chose au-delà des grands murs ? Le monde ne
s'arrêtait donc pas là, aux limites de l'immense
jardin qui paraissait pourtant suspendu dans le
vide ? La sourde rumeur qu'elle entendait
provenait donc bien de l'autre côté ?
Tu es promise à une vie nouvelle,
disaient-elles. Que peux-tu espérer, ici, dans
ce jardin ? Ici, tout est toujours semblable,
rien ne change jamais. Tu ne vis pas toute
l'étendue de tes possibilités. Tu dois
accomplir de grandes choses, et ici, tu ne le
pourras jamais !
Oh je préférerais ne rien accomplir, peu
m'importe tout cela. Je voudrais rester ici,
tranquillement, avec vous et avec l'Oiseau ! Je
ne veux rien, je ne demande rien !
Elle se révoltait intérieurement contre cette
impérative et mystérieuse loi qui la rejetait
de sa demeure. Ici, c'était chez elle et c'était
seulement là quelle voulait vivre. Elle ne
faisait de mal à personne. Pourquoi lui
refusait-on ce simple droit ? Pourquoi
l'obliger à accomplir des choses quelle ne
voulait pas ?
Ce jardin ne durera pas toujours, dirent les
Trois Mères. Tu dois partir, parce que, toi, tu
survivras.
De l'autre côté cette seule idée lui évoquait
l'inconnu le plus terrifiant. Le son régulier
qu'elle connaissait bien maintenant, était à la
fois rassurant par sa permanence, et inquiétant
parce qu'impossible à identifier.
Comment pourrai-je passer de l'autre côté ?
avait-elle demandé avec anxiété. Le mur est
trop haut, et trop lisse. Il est impossible de
le franchir.
Les Trois Mères l'avaient tranquillisée : elle
trouverait le passage, le moment venu.
Elle attendit désormais avec angoisse l'éclosion
des premiers bourgeons qui indiquerait l'heure
du départ. L'Oiseau volait auprès de lui, le
rassurant comme elle pouvait, le guidant jusqu'à
la route quelle devait suivre. Un matin, elles
partirent ensemble le long du ruisseau né de la
source sacrée. En pleurant, elle fit ses adieux
aux Trois Femmes qui, très émues, la
regardaient s'éloigner. L'oiseau l'accompagnait de
son vol fier et grave au-dessus de sa tête.
Elle n'avait jamais remarqué ce petit passage
entre deux rochers après la cascade. Comment
l'aurait-elle remarqué ? Étroit, elle avait
seulement lair d'une mince fissure noire dans
la falaise. Et pourtant, brusquement, elle sut
que cétait là, et que ce serait difficile. En
même temps, une force inconnue et terrifiante
la poussait à aller de l'avant, vers cette
épreuve d'apparence absurde.
Les eaux du ruisseau s'engouffraient avec force
dans l'étroite coulée dont les parois humides
se couvraient d'une sorte de moisissure noire
et gluante. Elle devrait marcher dans le lit du
cours d'eau, rempli de pierres glissantes que
les flots recouvraient d'une écume tumultueuse.
Terrifiée, elle voulut reculer.
C'est trop dangereux, je n'y arriverai jamais!
cria-t-elle à l'Oiseau.
Celui-ci décrivait des cercles lents au-dessus
de la falaise.
N'aie pas peur, tu y arriveras, encouragea-t-il.
Je reste avec toi. Tu dois y aller, tu le dois !
Elle entendait toutes les exhortations de
l'Oiseau avec effroi. Sil l'aimait, pourquoi
l'obliger à poursuivre cette entreprise si
difficile et si folle ?
L'Oiseau descendait plus bas et vint même la
pousser en la frôlant de ses ailes.
Tu dois y aller, tu le dois ! répétait-il. Je
vais voler là, juste au-dessus.
Elle s'engagea dans l'eau froide et se faufila
entre les parois sombres et humides de la
gorge. Pour avancer, elle devait s'aider de ses
mains et de ses pieds. Elle glissait sur les
roches mouillées, se faisait mal en tombant,
les pierres roulaient lorsqu'elle voulait s'y
agripper. Elle avait l'impression de déployer
une énergie colossale pour peu de résultats :
longtemps après, elle n'avait parcouru que peu
de distance.
Aussi loin qu'elle pouvait regarder en avant,
elle ne voyait pas la fin de ce défilé. C'était
tellement resserré que, parfois, elle devait
avancer sur le côté en se glissant contre la
muraille mouillée. Oppressée, elle se demandait
à chaque mètre parcouru si elle n'allait pas
rester coincée là. L'eau rapide lui montait
plus haut que la taille. Elle eut peur de
mourir dans un resserrement, englué d'algues
visqueuses, perdue à jamais, noyée ou étouffée.
Mais la force inconnue quelle avait ressentie
la poussait encore. Elle avançait, petit à
petit, au prix d'une angoisse démesurée,
encouragée par les cris de l'Oiseau qui, très
haut, dominait le tumulte des eaux vives.
Soudain, elle sentit que tout était fini : le
défilé se refermait devant elle. Les roches
formaient un barrage circulaire, comme un
entonnoir où le flot impétueux venait mourir en
grondant un dernier tumulte plaintif et
tourbillonnant.
Elle sut quelle allait mourir. L'Oiseau avait
menti. Le défilé ne menait nulle part.
La tête la première, elle fut emportée dans le
tourbillon des vives eaux, vers le bas de cet
horrible boyau qui avalait le torrent dans un
atroce bruit de succion, avec les cailloux, les
algues et elle-même qui tentait pitoyablement
de se débattre contre l'engloutissement. Elle
s'abîma, glissa, coula jusqu'au fond du gouffre.
Oppressée, écrasée, écartelée, elle fut
projetée soudain dans une houle de silence et
de lumière dont jamais elle n'aurait pu
soupçonner la splendeur. Une insoutenable
douleur emplit alors sa poitrine, ses poumons
se gonflèrent et elle poussa un hurlement
tandis quelle se sentit portée sur la vague de
l'infini.
A travers le flux de l'espace elle glissa.
Avec une indicible allégresse, elle reconnut
l'éternelle palpitation, le bruit familier,
assourdi et régulier comme le murmure de la
mer.
Elle glissa dans une extase jusqu'au sein de sa
mère contre lequel pour la première fois,
apaisée, elle se blottit.
Edited by Desmaudesmots, 27 February 2006 - 04:31 PM.
