On m'a écrit à l'ombre d'un rocher, près du soleil enflammé ou bien dans l'intimité secrète d'une chambre, je ne me souviens plus.
Qu'importe mes mots. Tu les lis et les relis, cherchant autre chose, mais il n'y a qu'eux. Tu cherches les yeux de la personne aimée, mais tu ne la verras pas ici. Regarde plutôt une photo. Celle que tu admires et que tu vas sans cesse regarder, compulsivement, comme un drogué. Mais je sais qu'elle te déçoit car la personne qui s'y trouve a toujours le même regard immobile, le même sourire fixe. Et puis tu n'entends pas sa voix. Alors que dans mes mots, à les lire, reviennent à ton oreille de temps en temps son timbre, le ton susurré, parfois sensuel, parfois cruel. C'est cette voix que tu aimes. Pas les mots qu'elle dit, ces mots employés par tout le monde, capital commun à tous ceux – ou presque – qui emploient cette langue. Tu as beau dire "ses mots". Mais aucun ne lui appartient en propre. C'est pourquoi je dis "mes mots". Tu sais.
Tu m'imagines jaillie, comme un coup de semonce, de sa main, fiévreuse, les yeux mouillés. Tu sais qu'elle m'a sortie d'elle d'un seul élan expiatoire, pour se libérer une fois pour toutes. Est-ce que je suis née pour te parler ou parler à elle… ? Née ou expulsée comme on se libère d'un mal tenace, ou des douleurs de l'enfantement ?
Amour, espoir, attente, tu ne trouveras aucun de ces mots sur moi. Seulement : croyais, plus, mieux, ne sais… Et c'est pourquoi tu cherches à lire entre mes lignes, à comprendre, à en apprendre plus, à savoir plus ; seulement, entre mes lignes il n'y a rien que du papier blanc immaculé, un espace vide qui te fait peur, une peur qui te prend comme un vertige, te fait secrètement vaciller. Alors tu te raccroches à ces mots, ces lettres, ces ambages, et tu les relies à elle. Une écriture nerveuse, bouclée, l'encre qui a bavé, a séché. Ces petites pattes arrondies, menues.
Alors tu essaies de jouer au graphologue. Mais en fin de compte cette écriture ne t'apprend rien de plus. Tu ne comprends pas. Pourquoi a-t-elle écrit cela. Tu retournes la feuille, c'est une feuille banale, d'un format banal. Tu portes la feuille à ton visage, mais tu ne sens que le papier. Tu avais espéré… son parfum… l'odeur de ses larmes peut-être. L'amour n'a pas d'odeur ; ni la douleur.
Tu finis par me poser sur une table ou un bureau qui sent le vieux bois qu'on a cent fois ciré, tu m'abandonnes là, un instant, une heure, jusqu'à la fin de la journée. Puis sans même y réfléchir tu me jetteras dans un tiroir sous une pile de papiers sans importance. Là, cachée, je resterai.
Tu sais que je serai la seule chose qui te relie à elle.
Mais tu espères que demain, ou après-demain ou plus tard encore tu en recevras une autre, parce que tu maintiens ce lien épistolaire, refuses de couper ce mince cordon.
Alors un jour, demain peut-être, ou dans plusieurs mois, tu me reprendras et me reliras d'un bout à l'autre et peut-être plusieurs fois de suite, t'attardant sur un mot, une phrase qui s'étaient éclipsés la première fois, croyant découvrir encore autre chose. En fait je serai le maigre témoin de ta solitude.
C'eran due notte
Cosi, buttate giù,
Era une melodia
Scritta per te
E l'han buttata via…
Don't throw it in the W.C."
Paolo Conte