CYRANO DE GARENVRAC
Préambule
Ecoutez brave gens, écoutez donc l'histoire
Que narre à la veillée un cheminot d'hier.
Il pleure son métier qui se détruit sans gloire
Qui ruine ses projets dans de vaines colères.
Sans vergogne parfois, il trace des chemins
A travers le pays oubliant au passage
Les lignes d'autrefois sur lesquelles ses trains
Desservaient en tout temps le moindre des villages.
En ce jour de printemps dans la vieille station,
Une addams, sur le quai, un robot mécanique,
Nous remet du papier sans haine, sans passion,
Dans le sordide bruit d'une triste musique.
Le voyageur blasé lui livre son argent,
D'un vague grincement en guise de merci
Elle donne un billet. Regardez à présent
Arrivés par chez nous les signes du profit.
Le décor est planté, imaginez ce soir
Le dialogue désuet d'un vieil intérimaire
Discutant sans souci, défendant ses espoirs
Avec Monsieur Progrès dans l'ombre d'un calvaire.
Dans un bureau cloîtré, le progrès se prépare
A tailler dans le vif, à vider son placard
Professant chaque fois que rien ne nous sépare
Mais qu'il faut à présent s'arranger du départ.
Lorsque, soudain, il voit traîner en solitaire
Cet homme désolé, ce vieil intérimaire
Usé par les tourments, brisé par le chagrin
D'avoir perdu ce soir le dernier de ses trains.
En ouvrant son bureau, vite il l'interpella...
MONSIEUR PROGRES
Eh! qui donc êtes-vous ?
CYRANO
Je suis un cheminot
MONSIEUR PROGRES
Comment vous nommez-vous ?
CYRANO
Mon nom est Cyrano
MONSIEUR PROGRES
C'est celui du roman ?
CYRANO
Non, pas de Bergerac
MONSIEUR PROGRES
Ah bon! Alors lequel ?
CYRANO
Celui de Garenvrac.
MONSIEUR PROGRES
Tu ressembles à quoi ?
CYRANO
Au chevalier mythique
Qui vient pour enrayer ta belle mécanique
MONSIEUR PROGRES
Tu ne le pourras pas, mes armes sont solides,
Tes efforts seront vains, tes combats sont sordides
CYRANO
Mais j'aurais essayé de forcer l'aventure
Pour abolir ici les tristes créatures
Qui bouffent mon métier sur l'autel du profit
MONSIEUR PROGRES
Il avance à grands pas
CYRANO
Je me bats sans merci
MONSIEUR PROGRES
Non, tu ne pourras pas, tu lâcheras, tu sais
CYRANO
Sans m'acheter, tu vois, dans toute ma confiance
Je briserai les murs stupides du silence.
MONSIEUR PROGRES
Si tu veux du galon
CYRANO
Il faudra me soumettre
MONSIEUR PROGRES
Tu vois la solution
CYRANO
Tu voudrais que j'arrête
De courir sur les quais des ruines délabrées
Qui restent là debout dans leurs ombres dorées.
Tu voudrais simplement que je pose à tes pieds
Mes armes et ma foi pour sauver tes idées.
MONSIEUR PROGRES
Regarde bien nos trains
CYRANO
Il est vrai qu'ils sont beaux
MONSIEUR PROGRES
Les TGV qui vont filer à toute allure
C'est mon boulot à moi, ma belle devanture
CYRANO
Des bureaux restant clos, les lignes désertées,
Des rêves disparus, des carrières brisées,
C'est ton carnage à toi, tu vois il est désuet,
Tu nous fais un désert sur le chemin ferré.
MONSIEUR PROGRES
Tu vois bien Cyrano, je reste le plus fort
CYRANO
En nous éliminant, nous rayant du décor
Gavant ton appétit de mille bénéfices
Tu gâches nos emplois par de faux artifices.
MONSIEUR PROGRES
Mais je ne suis pas seul à vouloir tout gagner
CYRANO
Sur le dos des agents drôle de charité
Il faut éliminer au risque de tout perdre
MONSIEUR PROGRES
Qui te dit maintenant que je vais, tout y perdre
CYRANO
Les cheminots n'ont plus le feu sacré, tu vois,
Ils cherchent leur métier sur des terrains sans loi.
MONSIEUR PROGRES
Il est moins affligeant, il est plus reconnu,
Il est noble à présent, il garde ses vertus
CYRANO
Dans ce monde tu as dans tes rêves richesses
Oublié le passé et toutes ses promesses
Tu mènes le présent dans de vieux cauchemars
Qui tuent notre boulot, de tout ça j'en ai marre.
MONSIEUR PROGRES
Mon pauvre Cyrano tu rêves d'autrefois
CYRANO
Mais j'étais reconnu, je n'étais pas un pion
Sur l'échiquier du temps je traîne ma passion.
MONSIEUR PROGRES
La chance que tu as de vivre une autre fois
Reprends le vrai chemin
CYRANO
Celui que vous tracez
MONSIEUR PROGRES
Il n'en existe pas de meilleur à ce jour
Il ne reste qu'un choix
CYRANO
Celui de voir fermer
Dans nos belles régions, une à une nos gares
MONSIEUR PROGRES
Mais il le faut tu sais, il faut être rentable
Pour gagner de l'argent, tout est indispensable
CYRANO
Tant pis pour les anciens c'est un nouveau départ
Quand ils se sont battus, c'était pour rien du tout
MONSIEUR PROGRES
Avant c'était avant, il faut suivre à jamais
Les chemins limités par l'or et le profit
CYRANO
En laissant tous nos trains transporter les regrets
Qui flirtent quelquefois sur des rives d'ennui
MONSIEUR PROGRES
Tu me critiques, mais je manque de moyens
C'est la loi de demain, la triste politique
De nos grands d'aujourd'hui
CYRANO
Qui entraîne les trains
Vers le morne décor d'un pays asthmatique.
MONSIEUR PROGRES
Je courtise parfois tous les grands de ce monde
Pour agir sans regret sans risque de chômage.
CYRANO
Tu décides déjà, tu nous fais beau visage
En classant pour longtemps ta recherche inféconde
Regarde ce désert que tu nous as construit
Il est vide de sens, vide de tout bonheur
Où l'homme a disparu en privant de chaleur
Tous ces murs de bétons qui crèvent sans envie
MONSIEUR PROGRES
J'étais bien obligé pour respecter l'enjeu
De fermer ici, là, ces petites stations
Qui grèvent mon budget. Il est d'ailleurs heureux
Que j'aie pu supprimer ces endroits sans million
CYRANO
Tu nous as sacrifiés pour le froid d'un billet
Qui garnit sans répit ce vieux service humain
MONSIEUR PROGRES
Il n'a plus rien à voir avec notre destin
CYRANO
Faut vivre l'aventure en noyant nos regrets
MONSIEUR PROGRES
Chez moi point de regret
CYRANO
Tu ne vis que de nombres
Où les hommes ne sont qu'un nom mis sur des ombres
Tu préfères de loin tes beaux ordinateurs
Qui bossent tous les jours
MONSIEUR PROGRES
Sans repos ni salaire
Sans grève, sans envie
CYRANO
Ils n'ont pas d'états d'âmes
Ne râlent pas le soir
MONSIEUR PROGRES
Ne s'usent pas en drame.
Ils bossent sans relâche, ils ont d'autres valeurs
CYRANO
Qu'un homme trop râleur
MONSIEUR PROGRES
Qui est trop éphémère.
CYRANO
C'est ainsi sans façon, tu rayes de tes listes
Des noms comme Morgny, Darnétal ou Foucart
Motteville ou Valmont, Clères et Longueville
Sans parler des Addams qui sortent des placards
Pour remplacer sans fin tes agents sur tes pistes.
MONSIEUR PROGRES
Je gagne de l'argent et telle est ma mission
Ces beaux engins de fer ne touchent pas salaire
Malades ne sont pas, mon vieil intérimaire
C'est la loi du progrès et c'est mon horizon.
CYRANO
Je te laisse casser, je laisse ton cynisme
Même s'il est teinté des tons du réalisme
Dans ma tête tu vois je garderai l'image
D'un métier florissant sur la route voyage
Salut Monsieur Progrès, te laisse à ton boulot
Tu nous construis là-bas des tristes cimetières.
MONSIEUR PROGRES
Chez toi, Tu resteras errant en solitaire,
Tu resteras tout seul au fond de ton bureau.
CYRANO
Peut-être que demain je serais bien trop seul
Mais j'aurai essayé de mener le combat
Pour sauver mon métier des griffes du progrès
MONSIEUR PROGRES
Tu seras désolé, hagard et traînant seul
Pour porter ton fardeau, ces tonnes de tracas
Malheureux tu seras vivant dans les regrets.
CYRANO
Qui sait dans mon combat je saurai entraîner
Des milliers de soldats pour pouvoir enrayer
Tes sinistres projets ta casse perpétuelle
En sonnant au clairon la révolte éternelle.
Salut Monsieur Progrès sur ta route demain
Je serais là présent pour sauver nos chemins.
MONSIEUR PROGRES
Au revoir Cyrano, tu verras le futur
D'un autre œil désormais. Il nous faut supporter
Le poids de nos destins, la triste conjoncture,
CYRANO
Qui a bon dos parfois dans ta réalité
Salut Monsieur Progrès
MONSIEUR PROGRES
Au revoir Cyrano.
Et la porte claqua, refermant le bureau
Le vieil homme partit aiguiser ses couteaux
Pour défendre à jamais son travail, son boulot
Ses petites stations jamais ne périront
Car son arme à lui c'est
son immense passion.
FIN
MERCI MONSIEUR ROSTAND
Cyrano De Garenvrac
Started by jc-blondel, Sep 16 2006 08:52 AM
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