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Agénor


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#1 Jakolarime

Jakolarime

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Posted 05 December 2006 - 01:27 AM

Agénor

Albin était loin de soupçonner, avant de s’embarquer dans cette aventure, la masse de travail préparatoire qu’exigeraient de telles vacances…

Tout avait commencé six mois auparavant. Dans une revue destinée aux amateurs de voyages au long cours, il était tombé par hasard sur une annonce rédactionnelle de l’Agence VVV (« les Vacances de Votre Vie ». Tout un programme !). L’article publicitaire était bien tourné, et l’offre qu’il contenait plutôt alléchante. Sans arrière-pensée, il en avait parlé à Duchauffle, son partenaire occasionnel aux dominos. Celui-ci avait doucement rigolé en évoquant tout le plaisir qui attendait un sexagénaire affrontant des épreuves dignes d’un Indiana Jones ! Ces gentilles moqueries l’avaient piqué au vif. Il s’abstint d’insister outre mesure sur les différences qu’il voyait entre lui – sexagénaire, certes, mais encore gaillard et actif, fier de sa taille mince et de ses cheveux blancs, mais drus –, et le pauvre Duchauffle, même âge à peu près, mais sérieusement décati, le cheveu rare et malsain, les dents aussi jaunes que l’ivoire vieillissant des dominos qu’il faisait tinter à longueur de journées, le cul vissé sur la moleskine du bistrot Chez Maurice…

Le voyage de trois mois en Amazonie – ou plutôt « l’Expédition », c’est ainsi qu’on présentait la chose, chez VVV – s’imposa bientôt à Albin comme un défi personnel. On verrait bien s’il était « fini », et s’il était le « vieux croûton » que laissaient entendre les commentaires des habitués de Chez Maurice !

Mais, la décision étant prise, il fallait encore l’assumer.

Il y avait eu, d’abord, la visite chez le médecin recommandé par l’Agence. Avant d’établir son avis médical, le praticien avait, tantôt directement, tantôt par sous–entendus condescendants, utilisé tous les moyens pour tenter de dissuader Albin d’entreprendre ce périple. De fait, le jeune toubib (la trentaine bronzée et arrogante, frais émoulu de l’externat) semblait réticent à admettre qu’un quasi-vieillard puisse affronter les dangers d’un séjour prolongé dans un climat éprouvant, sur des terres éloignées de la société technologique dont, à son âge avancé, on peut toujours avoir besoin …

Il énonçait ses objections avec tout le respect dû à l’importante solvabilité dont Albin avait justifié auprès de l’Agence VVV. Cette componction agaça profondément Albin, qui, à plusieurs reprises, avait bien failli lancer au jeune homme : « Tu me crois gâteux, p’tit con ? Qu’est-ce que ça peut te foutre, si je claque là-bas ? Je ne suis pas ton père, après tout ! ». Mais il s’était retenu en songeant que, justement, il aurait pu être son père et que, dans ce cas, il aurait eu lieu d’être reconnaissant à ce jeune merdeux de tenter de le protéger contre les conséquences d’un coup de tête sénile.

Le petit docteur avait présenté, et fait signer à Albin, une déclaration par laquelle celui–ci "reconnaissait avoir reçu toutes informations claires, précises et complètes sur les risques, notamment sanitaires et médicaux, liés à l’expédition, les avoir parfaitement comprises, et persistait, néanmoins, dans sa décision, en renonçant d’avance à intenter contre l’Agence VVV toute action fondée sur une appréciation insuffisante des risques susmentionnés… » Albin, écumant de rage, avait paraphé l’infamante décharge (il ignorait qu’en réalité tous les participants signaient le même papier !), puis il était allé se faire piquer les fesses et le gras du bras dans un centre spécialisé en vaccinations tropicales, pour être immunisé contre la fièvre jaune, la variole, le tétanos, et Dieu sait quel autre exotique béribéri.

Pour ne pas mourir idiot, il avait, pendant de longues heures volées aux enivrantes parties de dominos, étoffé sa connaissance de l’Amazonie par de nombreuses recherches sur l’internet. Il n’était pas peu fier de l’importante monographie ainsi constituée, et qui, espérait-il, le dispenserait de poser les questions stupides qui lui seraient inévitablement venues à l’esprit.

Il avait dû acquérir à grands frais les objets, non compris dans le somptueux forfait de l’Agence VVV, mais dont il fallait se munir pour affronter les étouffantes rigueurs du climat, et les dangers de la faune et de la flore, dans ces contrées reculées… Cela lui avait donné l’occasion de courir aux quatre coins de la capitale dans des magasins pittoresques dont il ignorait qu’ils puissent encore exister à Paris, et qui, malgré les pertes subies par l’Empire français depuis plus de cinquante ans, regorgeaient d’objets dits coloniaux.

Enfin passeport, visas, vaccinations, attestations et certificats, tout fut pratiquement en ordre. Il ne restait plus que deux papiers à remplir et à retourner au secrétariat de l’Agence. Il compléta soigneusement le premier imprimé : Assurances, non sans avoir compulsé quelques dossiers poussiéreux où dormaient les renseignements demandés. Puis il saisit le tout dernier formulaire : Liste de personnes à prévenir en cas d’accident.

Albin saisit son stylo, dont il dévissa résolument le capuchon, pour en finir avec cette paperasserie. La plume s’immobilisa au-dessus du formulaire vierge ; elle y resta longtemps, comme en suspens.

Qui ? Mais qui pourrait–il bien ?… Ses pensées allèrent immédiatement vers sa chère Christine. Quinze ans, déjà, que son épouse était morte... C’eût été la destinataire idéale d’un message annonçant qu’il était en difficulté, quelque part entre Manaus et Fonte Boa. Un sourire triste passa sur les lèvres d’Albin : si elle avait été encore de ce monde, serait–il sur le point de partir, comme un vieux fou, en Amazonie ?…

À part Christine, Albin ne se connaissait aucune famille, proche ou éloignée. Ses propres parents eux-mêmes avaient été enfants uniques : pas d’oncle, ni de tante, ni de cousins à l’horizon. Partant, point de nièces ou de neveux de ce côté–là…

Quant à la famille de Christine, pas question de les avertir de quoi que ce soit ! Une bande de tordus qui, à la mort de son épouse, avaient été jusqu’à vérifier son contrat de mariage, son testament, au cas où Christine aurait laissé une succession à laquelle ils puissent prétendre… Écœuré par ces démarches, Albin les avait tous virés avec pertes et fracas, et avait définitivement rompu les ponts avec cette engeance de boutiquiers avides !

Qui ? Il songea à quelques-uns des ex-collègues de bureau avec lesquels il avait été le plus lié. Il revit leur émotion, sincère pourtant, lorsqu’il avait pris sa retraite, six mois plus tôt. « Mais on se reverra, tu sais ! On gardera le contact… » Tu parles ! La dernière goutte de mousseux avalée, après le pot de l’amitié, dès la remise de l’inévitable lecteur–DVD–home–cinéma (le truc qui a succédé à l’inévitable caméscope, dans le florilège des cadeaux de départ à la retraite), acheté avec le produit de la collecte dont l’enveloppe de papier kraft avait circulé furtivement de bureau en bureau, – depuis cette petite cérémonie, donc, un peu convenue mais au fond sympathique, rien... Aucun signe de vie. Le retraité entre dans une demi mort. Un avis de décès ne serait qu’une simple confirmation.

Qui donc, alors ? Duchauffle, son partenaire aux dominos ? Il n’avait toujours pas saisi l’intérêt de cet étrange voyage au bout du monde. Il est vrai qu’en fait d’étranger, la seule excursion de Duchauffle hors du territoire national remontait à 1958, lorsque, adolescent, il s’était rendu à l’Expo Universelle de Bruxelles, où il était monté dans l’Atomium. Albin ne voyait pas à quoi pourrait bien servir la divulgation à Duchauffle d’un accident le concernant.

Ah, bah ! Maurice, tiens ! Le fameux Maurice, propriétaire du bistro éponyme ! Avec sa grosse voix de rogomme et son air de se foutre de la gueule de tout le monde, l’inénarrable Maurice faisait, quoi qu’il en eût, partie de son décor, de son petit monde… Mais de là à l’inscrire sur cette feuille, comme un proche, Albin sentait que c’était au-dessus de ses forces.

Mais bon sang, qui ? Devrait–il se rabattre sur cette brave madame Lamigeon… Alberte Lamigeon, que les copropriétaires n’appelaient que « la toquée du cinquième ». À cause, sans doute, de son amour immodéré pour les chats errants. Ses largesses alimentaires rameutaient dans la cour de l’immeuble une troupe féline miaulante et malodorante, qui lui valait la haine unanime de tous les résidents. En tout cas, elle s’était gentiment proposée pour arroser ses plantes (sa compassion s’étendait au règne végétal…), aérer l’appartement de temps en temps, et prendre en pension Agénor. Agénor, c’était le poisson rouge d’Albin, un beau cyprin aux reflets dorés, stupide mais vigoureux, qui ne se lassait pas, depuis plus de trois ans, d’explorer le vide de son bocal, guettant d’un œil rond les fines paillettes déshydratées que lui dispensait journellement la main parcimonieuse – mais fidèle – d’Albin.

Au fond, pour qui Albin comptait–il vraiment ? Qui se soucierait de le savoir gravement malade, grelottant de fièvre au cœur de la forêt amazonienne ? Qui craindrait pour sa vie, alors qu’il agoniserait sur l’épave démantelée d’une pirogue fracassée dans un rapide boueux ? Qui tremblerait de la gourmandise d’anthropophages au nez monstrueux, percé d’ossements humains ? Qui serait horrifié de l’inquiétant intérêt que manifesteraient pour lui les réducteurs de têtes ?
Sur la première ligne pointillée du questionnaire vierge, Albin inscrivit, avec une grimace désabusée :

« Agénor ».

18 novembre 2004




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