La période des congés me ramène à la joyeuse excitation qui accompagnait la préparation de mes vacances d'enfant. La transhumance estivale n'était pas une mince affaire ! Elle se préparait de longue main. Pendant plusieurs semaines avant la date, ma mère avait largement occupé ses journées à l'achat de tissus variés pour confectionner les chemisettes, jupes, ensembles d'été qui vêtiraient toute la famille pendant notre séjour dans la petite station balnéaire du Calvados. Une débauche d'indiennes, un flot de tissus imprimés aux vives couleurs s'étaient succédé sur la table de la salle à manger pour y être taillés, bâtis, puis cousus au rythme infatigable de la vieille machine à coudre Singer.
Pour pouvoir travailler à sa main, ma mère faisait grimper les plus petits d’entre nous sur la table :
« Monte là-dessus, tu verras Montmartre ! »
Les épingles d'acier, cent fois déplacées, domptaient peu à peu le tissu rebelle. Les éprouvantes séances d'essayage étaient ponctuées d'ordres péremptoires :
« Ne bouge pas, ça n'est que bâti ! »
J’essayais de me glisser dans les étranges défroques hérissées d'épingles traîtresses.
« Ne me le craque pas, malheur ! » encourageait-elle tandis que je frayais mon chemin entre les larges points multicolores du coton à bâtir.
Parfois, la retouche nécessitait une intervention plus délicate, quasi chirurgicale.
« Soulève ton bras !...»
L'acier froid des ciseaux, appuyé sur la chair chatouilleuse de l'aisselle, venait rogner l'emmanchure « trop juste ». Là où l'oeil averti de ma mère diagnostiquait à coup sûr ce qu'il y aurait à élargir, à raccourcir ou à rallonger, j’avais bien du mal à imaginer la tenue seyante et si pratique qui arracherait aux mères de famille ébahies, sur la plage ensoleillée, les flatteurs : « Vous en avez, de la chance, de savoir travailler comme ça ! », entrecoupés de cris d'admiration.
J’étais, en vérité, plutôt inquiet d'avoir à évoluer sur le sable avec ce qui ne m’apparaissait encore que comme des oripeaux informes, dignes d'un auguste tragi-comique, ou d’un clochard (qui n’était pas encore un SDF). Mais le miracle se produisait toujours. Les lambeaux sans âme devenaient ce vêtement pimpant et élégant qu'arborait, sur l'attractive illustration du patron de Modes & Travaux, le garçonnet angélique auquel j’avais fini par m'identifier... Et lorsque la malle d'osier, remontée de la cave où elle sommeillait le reste de l'année, s'emplissait peu à peu de nos garde-robes flambant neuves, nous croyions entendre déjà le cri des mouettes et le ressac de la mer...
Jakolarime © 24 août 2004
L'essayage
Started by Jakolarime, Dec 21 2006 03:18 PM
5 replies to this topic
#1
Posted 21 December 2006 - 03:18 PM
#2
Posted 22 December 2006 - 06:50 AM
Après la lessive, que de choses tu rebrasses dans nos mémoires !
...bâtis...attention aux épingles...monte la-dessus...le fil de coton...tu verras Montmartre...la fameuse emmanchure...et...le patron de Modes & Travaux...!
Je vois encore les dessins stylisés qui faisaient en couverture office d'"aperçu avant impression", et j'entends encore le froissement du "papier de soie" du patron, comme le bruit caractéristique du grand ciseau taillant le tissu, amplifié par le bois de la table d'op ! Et si elle se trompait ?!!!
Et la machine Singer, donc !
Avais-tu comme moi le droit de soulever le petit logement de métal à onglet, de sortir la "navette", de l'équiper, de mettre le fil en place, etc, etc...
Si oui, je parierais bien que tu es né autour de 46...
J'ai gagné cettefois-ci ?
Merci pour cette évocation, Jako
Bonnes Fêtes !
Paname
...bâtis...attention aux épingles...monte la-dessus...le fil de coton...tu verras Montmartre...la fameuse emmanchure...et...le patron de Modes & Travaux...!
Je vois encore les dessins stylisés qui faisaient en couverture office d'"aperçu avant impression", et j'entends encore le froissement du "papier de soie" du patron, comme le bruit caractéristique du grand ciseau taillant le tissu, amplifié par le bois de la table d'op ! Et si elle se trompait ?!!!
Et la machine Singer, donc !
Avais-tu comme moi le droit de soulever le petit logement de métal à onglet, de sortir la "navette", de l'équiper, de mettre le fil en place, etc, etc...
Si oui, je parierais bien que tu es né autour de 46...
J'ai gagné cettefois-ci ?
Merci pour cette évocation, Jako
Bonnes Fêtes !
Paname
#3
Posted 22 December 2006 - 11:00 AM
Toujours aussi joli texte,
de beaux souvenirs,
qui nous rappellent les nôtres...
Artemisia
de beaux souvenirs,
qui nous rappellent les nôtres...
Artemisia
#4
Posted 22 December 2006 - 06:18 PM
Je suis entierement d'accord avec Artemisia...
C'est encore un tres joli texte... joli et si justement ecrit !
Bien amicalement.
Lisa.
C'est encore un tres joli texte... joli et si justement ecrit !
Bien amicalement.
Lisa.
#5
Posted 22 December 2006 - 06:46 PM
Citation (Paname @ Dec 22 2006, 06:50 AM) <{POST_SNAPBACK}>
Après la lessive, que de choses tu rebrasses dans nos mémoires !
Oui. Pour un écrivailleur amateur, les souvenirs personnels sont un champ illimité d'expériences d'écriture. J'essaie chaque fois d'aller un peu plus loin que le niveau de rédaction de 3e (du moins, plus loin qu'on ne nous le demandait en composition française, lorsque j'étais en 3e, dans les années 60 ) et d'en tirer les enseignements que permet le recul.
Citation
Avais-tu comme moi le droit de soulever le petit logement de métal à onglet, de sortir la "navette", de l'équiper, de mettre le fil en place, etc, etc...
Regarder "avec les yeux" seulement : ma mère était toujours très pressée, et il ne s'agissait pas de saboter le travail avec une mise en place erronée de la "canette" (pas la navette...) chromée, qui m'apparaissait comme un vrai bijou.
Citation
Si oui, je parierais bien que tu es né autour de 46...
Tu n'es pas tombé loin... : 44 ! Mais ce n'est pas sorcier, je l'ai indiqué dans la notice signalétique que j'ai pris la peine de renseigner (il suffit de cliquer sur mon pseudo). Mais je veux bien croire que c'est par déduction, mon cher Watson, que tu es arrivé à cette précision acceptable. Citation
J'ai gagné cettefois-ci ?
ne me dis pas que tu veux ton "sonnet sur mesure", toi aussi
Allez, merci de tes bons voeux. Bonnes fêtes de saison à toi aussi !
Jakolarime
Merci Artemisia, merci LisAbelle !
Ca me fait bien plaisir que vous appréciiez ces textes. J'en ai encore plusieurs que je me permettrai de distiller.
Je ne sais pas trop bien encore si écrire ses souvenirs rajeunit ou vieillit l'auteur... C'est en tout cas un moment bien doux - doux-amer, parfois...
Bises à toutes deux. Passez de bonnes fêtes de fin d'année.
Je prends la route le 26 pour la montagne. Je pense que d'ici là, je ferai un petit tour sur TLP, et je posterai quelques textes.
Jacques "Jakolarime"
#6
Posted 22 December 2006 - 08:10 PM
Tu as raison, bien sûr !
C'était la canette !
Souvenirs...souvenirs...Maintenant, ça n'évoquerait sans doute plus que...la Kronembourg !
Pour1944, promis juré craché...j'avais pas regardé !
Mais rassure-toi, je n'aurais exigé un sonnet que si"j'avais eu tout juste" !
Vive le 26 Décembre donc !
Bien à toi.
Paname
C'était la canette !
Souvenirs...souvenirs...Maintenant, ça n'évoquerait sans doute plus que...la Kronembourg !
Pour1944, promis juré craché...j'avais pas regardé !
Mais rassure-toi, je n'aurais exigé un sonnet que si"j'avais eu tout juste" !
Vive le 26 Décembre donc !
Bien à toi.
Paname
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