Elle a les mots en l'air. Elle a les gestes à fleur de peau. Ils transpercent l'espace, contournent le monde, rejoignent d'autres places. Des grandes places aux bancs de marbre.
Des silhouettes vieillissantes se penchant sans le faire exprès. Un peu fatiguées. La bouche qui forme des syllabes, les laisse s'échapper. Par en dessous, remontent et atteignent les oreilles attentives. Des mots. Des paroles sur la vie qui s'en va. Sur la vie d'avant qui revient. Par bribes. Elles se sont raconté la vie qui passe. Elles ont vu encore une fois ce qu'elles étaient avant. Elles ont décousu le fil du temps. Elles se sont pendues aux lèvres. Non pas suspendues.
Mais il est temps. Temps de partir.
La silhouette sur le banc force sur sa canne. Elle se lève. L'autre la regarde. Elle lui accorde encore quelques mots :
- Fais attention à toi. Ne reste pas trop longtemps là. Tu risquerais de prendre froid.
Elle hoche la tête. Elle sourit aussi. Un peu. Toujours les mêmes paroles. Des mots tendres, des mots habituels qui ne perdent pas de leur magie.
Ces deux-là s'aiment. Elles se sont toujours aimées. Elles ont fait de si longues traversées. Ensembles. Sans jamais avoir pu se séparer.
Seul le temps s'agrippe, s'accroche à elles. Les malmène.
La vieille s'éloigne. Sa vraie, sa fausse compagne reste encore un peu assise sur le banc. Elle la regarde disparaître. Elle se dit juste qu'elle ne va pas encore se lever. Non pas encore. Elle va encore rester un peu là. À regarder les passants, jouer les enfants, peut-être aussi donner un peu de pain aux pigeons.
Il fait beau aujourd'hui. Le ciel n'a pas encore tout à fait sa teinte de gris.
Et puis il y a cette jeune femme plus loin. Près de la fontaine. Cette jeune femme, seule, qui décoche des mots. Des mots en l’air. Des gestes à fleur de peau. En suspension, des infinités de sons. Des fragments d’émotions.
Elle aurait juré qu’elle pleurait. Mais elle est trop loin pour en être certaine. Elle ne veut pas la déranger. C’est si étrange. Si particulier.
Peut-être qu’elle ira lui parler. Peut-être qu’elle lui dira même que c’est beau. Qu’elle lui a offert un peu de sa jeunesse d’antan. Un instant avec le passé.
Mais peut-on dire ces choses-là aux étrangers ?
Elle a longtemps hésité. Elle a pris soin de bien l’observer. De loin, elle pouvait se permettre de ne rien perdre des élans gestuels de la jeune femme. De ses mains longues et fines qui s’envolaient vers le ciel puis subitement qui s’arrêtaient. Comme percutant un mur invisible. Comme ayant atteint l’objectif de la cible. Ce n’était pas fracassant. C’était fort et muet. Cela ne brassait rien. Cela touchait qu’un seul point. Un point qu’elle seule voyait. La vieille dame essayait de comprendre. De voir cet horizon où la limite venait d’être atteinte. Cet endroit où les mains avaient touché une vie.
Le visage de la jeune femme était à la fois triste et souriant. C’était un mélange étrange d’émotions. Des sensations qui ne pouvaient aller ensemble. Tellement elles étaient à la frontière l’une de l’autre.
Mais la jeune femme était cela. Elle était triste. Elle était souriante. Et la vieille, plus elle l’a regardé, plus elle se mettait à l’aimer. Aimer cette étrangère d’un amour hors de propos. Cela la rendit triste aussi. Elle baissa les yeux et elle vit ses mains. Petites et ridées. Affreusement abîmées par le temps. Elle les rassembla. Les serras l’une contre l’autre. Si fort qu’elle se fît mal.
- Tu n’es pas raisonnable. Tu n’es qu’une vieille folle. Qu’une veille lesbienne sans séduction. Tu as perdu ta beauté. Tes charmes avec le nombre des années. Les gens ne te regardent plus. Plus comme tu aimerais qu’ils te voient. Plus comme toi tu te vois à l’arrière du miroir quand les ombres prennent la glace et la figent. Détruisent la lumière et qu’apparaît cette fameuse image que toi seule est capable de voir.
Elle se leva pourtant. Doucement. Elle prit tout son temps. Pas à pas. Elle se dirigea vers la silhouette tendrement féminine. Ensorcelante. Vers cette femme qu’elle avait été dans le temps. Avant que cela commence. Avant que sa vie devienne cette chose.
D'abord il y eut un flash blanc. Crépitant. Une onde tumultueuse qui s’engouffra dans les regards. Son regard de petite vieille trouvant celui de la femme plus jeune. Y restant. Prenant position.
Elle ne se rendit pas compte tout de suite. Mais le choc généra l’onde tout autour d’elles. La lumière baissa d’intensité ou alors explosa car elle vit les choses et les formes différemment. Cela flottait dans l’air. Cela changeait la matière. Les arbres fondaient dans le paysage. Les feuilles s’écoulaient en sève cristalline. L’odeur se chargeait de chlorophylle. Il y avait des senteurs puissantes d’eau s’accouplant avec l’herbe. Avec la rugosité de l’écorce de l’arbre qui s’émiettait. La vie se transformait.
Cela n’était pas difficile à regarder. Cela ne faisait pas mal. C’était naturel. Puissant. Et la vieille savait que c’était cela que l’impact devait provoquer. Elle su dès qu’elle vit les yeux de la jeune femme. Elle comprit dès que l’iris la pénétra.
Elle la laissa faire. La laissa s’approcher.
Puis il y eut les gestes. Les gestes de ses mains fines et longues. Simples et volatiles. Des gestes, des caresses, des sourires. Des ouvertures vers elle. Des appels silencieux.
Ses mains s’élevaient au-dessus d’elle, s’amplifiaient tout autour, prenaient l’espace, le transformaient. Ses mains dansaient. Virevoltaient. Ses mains aimaient l’invisible.
Lui faisaient l’amour. Le caressaient, cherchaient ce point où il se mettrait à gémir. Soupirer. Crier.
Le son. L’apparition de la tonalité. La bouche gourmande qui s’ouvre. Le souffle chaud et suave. L’air qui devient autre. Qui devient elle. Un peu plus d’elle à chaque gorgée prise. A chaque bouffée redonnée. La bouche dans un baiser offre les mots. Des mots étranges à son oreille.
Des mots qu’elle avait entendu avant, bien des fois, sans doute trop de fois pour en savourer la consistance. L’essence. La force qui y était réellement apposée.
Ce jour-là, elle vit pour la première fois les mots en l’air. Les gestes en suspension. Elle vit ce que la jeune femme savait déployer. Son étrange pouvoir.
Corinne
Les Petites Vieilles
Started by Vasavoirsi, Nov 21 2006 10:09 AM
2 replies to this topic
#1
Posted 21 November 2006 - 10:09 AM
#2
Posted 21 November 2006 - 01:35 PM
Ton texte est comme un développement de la chanson "Les vieux" de Jacques Brel. Je me demande vraiment si...
Franchement, je préfère les petits jeunes, ils m'apportent cette grâce élégiaque qui me fait crier Miaou ! au plus émouvant moment : c'est la griffe de Mounette.
Bises
Manon
Franchement, je préfère les petits jeunes, ils m'apportent cette grâce élégiaque qui me fait crier Miaou ! au plus émouvant moment : c'est la griffe de Mounette.
Bises
Manon
#3
Posted 21 November 2006 - 01:39 PM
suite...
La jeune femme s’avança vers elle. Elle la fixa de ses yeux bleu acier et lui sourit.
-Bonjour, Eléonore. Je ne savais pas si tu aurais un jour, le courage de venir me voir. Souvent, j’attends en vain. Les gens n’osent pas. Ils pensent que je fais partie de leur imagination, ou alors bien trop ancrée dans la réalité. Une excentrique de plus dans le paysage. Qui joue avec ses mains, qui danse, divague. La folie n’est elle pourtant pas le chemin le plus court vers le passage ?
Eléonore ne disait rien. Elle écoutait la jeune femme parler. Elle n’était pas plus étonnée que cela qu’elle connaisse son prénom. Elle avait, elle aussi ce sentiment de déjà vu. Cette émotion puissante qu’elle comparait à l’amour. Elle n’avait jamais ressenti une sensation si forte. Comme une évidence. Plus que cela. Une révélation. Cette femme faisait partie de sa vie. Elle avait quelque chose à avoir avec sa vie. Elle ne savait pas comment ni pourquoi mais elle en était certaine. Tout se bousculer dans sa tête. Elle était désorientée. Et devant, derrière elle, le paysage fondait. Le soleil se transformait en lumière orangée. Le vert dominant s’épaississait. Le bleu du ciel coulait. Aucune des couleurs ne se réunissait. Aucune ne se mélangeait. Tout était bien distinct. Rien n’était dû au hasard. Cette rencontre même, était prévu depuis des années. Depuis un temps fou, perdu à jamais.
La jeune femme s’avança vers elle. Elle la fixa de ses yeux bleu acier et lui sourit.
-Bonjour, Eléonore. Je ne savais pas si tu aurais un jour, le courage de venir me voir. Souvent, j’attends en vain. Les gens n’osent pas. Ils pensent que je fais partie de leur imagination, ou alors bien trop ancrée dans la réalité. Une excentrique de plus dans le paysage. Qui joue avec ses mains, qui danse, divague. La folie n’est elle pourtant pas le chemin le plus court vers le passage ?
Eléonore ne disait rien. Elle écoutait la jeune femme parler. Elle n’était pas plus étonnée que cela qu’elle connaisse son prénom. Elle avait, elle aussi ce sentiment de déjà vu. Cette émotion puissante qu’elle comparait à l’amour. Elle n’avait jamais ressenti une sensation si forte. Comme une évidence. Plus que cela. Une révélation. Cette femme faisait partie de sa vie. Elle avait quelque chose à avoir avec sa vie. Elle ne savait pas comment ni pourquoi mais elle en était certaine. Tout se bousculer dans sa tête. Elle était désorientée. Et devant, derrière elle, le paysage fondait. Le soleil se transformait en lumière orangée. Le vert dominant s’épaississait. Le bleu du ciel coulait. Aucune des couleurs ne se réunissait. Aucune ne se mélangeait. Tout était bien distinct. Rien n’était dû au hasard. Cette rencontre même, était prévu depuis des années. Depuis un temps fou, perdu à jamais.
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