10 replies to this topic

[Artemisia]

La petite fille est assise sur le tapis de la salle à manger.

Par la porte-fenêtre entrouverte le soleil entre à flots d’or. Les rideaux blancs ondulent comme des voiles de mariée. Une brise de printemps respire, légère. C’est une belle journée. L’air est tiède et l’on se sent tellement bien.

La petite fille feuillette avec attention son album à colorier, les crayons éparpillés auprès d’elle sur le tapis de laine. Certains sont bien taillés, d’autres non. Certains sont presque neufs et d’autres tout petits, même parfois ils sont taillés par les deux bouts, elle trouve cela amusant.

La mère est assise sur une chaise et tricote, tout est tranquille. On entend la radio. Non, ce n’est pas la radio. Ce qu’on entend c’est le bruit d’une conversation. Il n’y a pas de radio allumée. C’est la voisine qui est là. Mais quelle voisine ? La voisine ou quelqu’un d’autre ? qui était là ce jour-là ?

La petite fille cherche une page à colorier. Elle cherche en tournant les pages en avant et en arrière, beaucoup de pages sont déjà coloriées. Dans l’album, certaines pages ont des modèles pour les couleurs et d’autres non. C’est difficile de colorier celles qui n’ont pas de modèle, il faut choisir les couleurs. Il ne faut pas se tromper, c’est très difficile.

La mère parle avec la dame qui est à côté d’elle. Elle échangent des paroles de dames. Quand la petite fille sera grande, elle aura aussi des voisines ou des amies qui viendront prendre le café et elle pourra parler avec elles, raconter ce qu’elle aura envie.

Elle tourne les pages du cahier, elle cherche un dessin à colorier, un avec des jolies couleurs.

Maman parle avec la dame. La petite fille n’écoute pas, elle entend le bruit des paroles mais elle est si occupée avec ses crayons et son dessin qu’elle ne fait pas attention à ce qui se passe. Elle se dit qu’elle s’ennuie un peu, mais elle est contente de pouvoir rester là, avec maman. Elle voit ses pieds sous la chaise. Elle est comme un petit chien couché par terre. Personne n’y fait attention, mais il est là et il regarde, et il écoute les bruits des mots.

On ne l’a pas envoyée dans sa chambre aujourd’hui. Je dois être sage. La dame a trouvé que j’avais une belle robe. Je ne dois pas la froisser, je dois faire attention, je dois faire plaisir. Maman sera contente et elle me sourira.

Je vais faire le plus joli coloriage et maman sera contente.

Maman ne me regarde pas, elle tricote et elle parle avec la dame. Qu’est ce qu’elles disent ? Elles parlent à voix basse.

Le soleil éclabousse le tapis, rajoutant des dessins dans la laine douce. Ça sent le café, et les fleurs du printemps, le sureau et les seringats.

Maman parle et la dame répond. Je ne comprends pas ce qu’elle disent. Je n’écoute pas leurs chuchotements.

Je cherche une page. Ici des petits chats dans une corbeille, ils jouent avec une pelote de laine. C’est joli. Et avec la pelote de laine, je pense à maman qui tricote. Elle ne voudrait pas de petit chat, mais un petit chat en papier, ça ne fait pas de bêtise. C’est sûr elle sera contente si je colorie cette page-là. Je regarde les crayons et je les rassemble. Il y en a de toutes les couleurs.

Les petits chats dans la corbeille n’ont pas de modèle. On fait comme on veut. On met les couleurs qu’on veut. Je regarde les crayons.

La voix de maman et celle de la dame, elles sont basses et je ne sais pas de quoi elles parlent. Je ne comprends pas ce qu’elles disent. Je n’écoute pas, je cherche mes crayons. Peut-être qu’elles parlent de choses de dames. Avec des mots que je ne connais pas. Comme des choses qu’on n’aurait pas voulues, des choses qui vous arrivent comme un paquet non commandé, des choses ratées.

De quelle couleur le petit chat ?

Maman et la dame. Je ne comprends pas et je n’écoute même pas. Les petits chiens sous les tables se peuvent pas comprendre les mots.

Il n’y a pas de modèle. Pas de couleur. Il faut le faire en gris le petit chat. D’ailleurs ça existe les petits chats gris. Puisqu’il n’y a pas les couleurs. Je prend le crayon à papier. Il est mal taillé, mais ça ne fait rien. Je ne sais plus où il est, le taille-crayons. Je vais faire le petit chat en gris. Je vais m’appliquer.

Je m’allonge à plat ventre, le cahier devant moi et je commence à colorier le chat gris, en faisant bien attention de ne pas déborder. Il ne faut pas déborder sur les traits du dessin, c’est maman qui l’a dit. Elle ne serait pas contente.

Elle parle avec une dame de choses que je ne comprends pas, mais je veux qu’elle soit contente, je veux être gentille.

Oh zut, j’ai débordé un peu. Maman parle toujours. Qu’est-ce qu’elle dit ?

J’ai encore fait des traits qui ont dépassé le dessin. Ah mais ça ne fait rien.

Maman dit des choses que je ne sais pas. Avec des mots que je ne comprends pas.

Mon crayon, on dirait qu’il écrit tout seul. Il dépasse sans arrêt, il se met tout d’un coup à gribouiller, il va et vient dans tous les sens, ça fait des traits partout, partout ça dépasse. Le petit chat, on dirait qu’il est hérissé de piquants, ça pique, ça pique de partout, il ne s’arête plus le crayon. C’est facile, il va tout seul dans ma main et ça pique de plus en plus.

Les mots de maman entrent dans mon oreille mais je ne les ai pas entendus, et ma main avec le crayon a complètement recouvert le petit chat, la corbeille et la pelote de laine.

Je regarde le dessin. Il est drôle comme ça. Je le montre à maman. Est-ce que c’est bien, maman ?

Oh non, dit la mère, ce n’est pas bien du tout.

La petite fille a regardé son dessin. C’était vrai : il était vilain et moche. Comme elle.

Et c’est à partir de ce jour-là que je suis devenue méchante.


Artemisia

[Pritos]

Une maman qui censure au lieu d'écouter...
Une petite fille qui joue à cache-cache entre "surmoi" et pulsion dangereuse...

Un drame dans un cocon empoisonné?

Ton récit tient en haleine sans peser, malgré l'insistance sur le non sens que représente la présence (que j'ai du mal à m'expliquer... une intruse, mais encore?) de la tierce dame.

Tout en finesse, le point de vue, qui porte à se faire témoin de ce qui s'opère dans la tête de la petite victime.

Oui: c'est bien comme telle que m'apparaît cette "méchante"...

[Artemisia]

Une maman qui censure au lieu d'écouter...
Une petite fille qui joue à cache-cache entre "surmoi" et pulsion dangereuse...

Un drame dans un cocon empoisonné?

Ton récit tient en haleine sans peser, malgré l'insistance sur le non sens que représente la présence (que j'ai du mal à m'expliquer... une intruse, mais encore?) de la tierce dame.

Tout en finesse, le point de vue, qui porte à se faire témoin de ce qui s'opère dans la tête de la petite victime.

Oui: c'est bien comme telle que m'apparaît cette "méchante"...

Merci pour cette lecture, Pritos, oui tu as vu bien des choses. La dame, la voisine est là en fait parce que la mère lui parle, à elle.
Et que dit-elle?
On ne sait pas, mais la clef est dans les paroles de la mère, qui ne sont pas dites clairement, et que la petite fille entend malgré elle, et qui entrent en elle malgré elle, comme nous lecteurs, on entre dans sa pensée en quelque sorte.
Les adultes ne se rendent pas compte parfois, que des paroles "cachées" peuvent blesser les enfants qui ne comprennent pas toujours le sens... ou au contraire qui les comprennent trop bien.

Je vais peut -être modifier le texte pour que ce soit plus clair. Je laisse reposer pour l'instant, j'attend un peu, peut-être d'autres lectures...


Artemisia

on rentre directement dans les émotions.... on passe de la petite fille à 'je' sans même s'en appercevoir (j'ai du relire pour trouver le changement...) donc pas de coupures ça glisse...
on a l'impression d'être dans la pièce et de même entendre le bruit des respirations..
on reste captivé..
j'ai aimé ce
'Certains sont presque neufs et d’autres tout petits, même parfois ils sont taillés par les deux bouts, elle trouve cela amusant....'

wldp

Merci, c'est ce que j'ai voulu faire, comme si on "devenait" la petite fille, mais sans savoir où ni à quel moment. En fait, le moment c'est quand elle doit être "acceptable" en sociéte, ne pas froisser sa robe...

Amitié
Artemisia

[Pritos]

La réplique finale de la mère, qui se lit dans la pensée de la petite fille: "Vilain et moche. Comme elle." C'est peut-être ce qui déclenche cette méchanceté. Les enfants sont souvent les miroirs involontaires de leurs parents. C'est la mère qui est méchante, non?

[Artemisia]

La réplique finale de la mère, qui se lit dans la pensée de la petite fille: "Vilain et moche. Comme elle." C'est peut-être ce qui déclenche cette méchanceté. Les enfants sont souvent les miroirs involontaires de leurs parents. C'est la mère qui est méchante, non?

Oui, mais du point de vue de la mère, le dessin est vraiment moche: imagine un gribouillis au crayon noir.
La mère n'a pas compris que le dessin était autre chose qu'un simple coloriage.
C'était une souffrance.
Il était une réponse aux paroles qui n'étaient pas adressées à la petite fille. Peut-être des paroles du style: "Cette enfant, c'était un accident, mais on ne choisit pas, n'est -ce pas ?"

La petite fille est en demande d'amour. La mère lui dit "ton dessins est moche", la petite fille a compris que c'est elle qui est moche, qui n'est pas digne d'amour. Elle va donc désormais donner raison à la mère: elle sera méchante. Aussi méchante que le dessin était moche.
Ainsi elle ne sera jamais digne d'amour. Et la mère aura raison.

Artemisia

[Pritos]

Cela fait froid dans le dos!

Merci pour tes explications, Artemisia.

[Sakury]

ah bin moi je trouve que le plus gros défaut du texte, c'est ce passage de "elle" à "je"
d'ailleurs les parties à la première sont nettement moins bonnes

après je trouve l'histoire un peu convenue, mais ça se lit très bien. Peut être même trop à mon goût.

enfin voilà, j'ai lu quoi

[Artemisia]

ah bin moi je trouve que le plus gros défaut du texte, c'est ce passage de "elle" à "je"
d'ailleurs les parties à la première sont nettement moins bonnes

après je trouve l'histoire un peu convenue, mais ça se lit très bien. Peut être même trop à mon goût.

enfin voilà, j'ai lu quoi

Bonjour Adrien, que veux tu dire pas "les parties à la première " ? tu veux dire que la première partie est mons bonne?

je vais reprendre ce texte, à la lueur des lectures.

Merci

Artemisia

[Sakury]

oups, à la premiere personne

[Artemisia]

ah alors c'est l'inverse, c'est la 2 ° partie que tu trouves moins bonne. Sans doute parce qu'elle est dans un langage de petite fille.
Merci pour ton point de vue
Amitié
Artemisia

[Anaxème]

J'aime.
Beaucoup de finesse(s).
C'est sensible et délicat... cruel aussi, sans jamais tomber dans ce mauvais goût qui voudrait qu'on grossisse le trait.

Je suis sous cette table, je sens, je vois, j'entends... bravo