Vint un jour où il ne se souvint plus quand ni comment il était arrivé là. Ni de son âge. Ni de son nom. L’arbre l’appelait par un simple bruissement dans son feuillage. Perdu, l’usage de la parole, perdue, sa langue maternelle. Remplacés petit à petit par le verbe de la Terre, le langage des couleurs, des sons, des bruits et du toucher.
Il fut pris alors du désir de voir son corps. C’était la première fois. Il n’y parvint pas. Rien que de l’écorce, rugueuse, craquelée, odorante, sans âge. Ou plutôt, dans un effort intense de concentration, une image par intermittence, celle d’un corps nu, enfermé dans une chambre insalubre, foetalement couché sur un matelas rongé par les années d’hibernation, posé à même le sol, contre un mur de moisissures.
Mais les questions n’existent pas dans la langue originelle.
Quels sens auraient-elles ?
Il savait son besoin de diriger, mais n’avait pas à le combattre. Son être n’était que pures sensations, souvenirs éternels, un cœur que ses yeux transperçaient d’éclairs, torturé par la finesse de sa peau, mais libéré des serres de la conscience, sorti du labyrinthe cérébral. Il pouvait s’élever à sa guise au dessus du Monde, et le contempler de ses sens aiguisés à l’extrême : il le sentait à travers chaque ramille, chaque feuille, jaune et desséchée ou tendre et verte, et la sève rapportait à son esprit somnolent images, odeurs et mouvements.
Il avait vu des villes émerger, gonfler, se tendre, bouillir, grouiller, dormir puis se réveiller, pour exploser enfin dans une acre odeur de poudre, dans un murmure vibrant d’uranium. Il avait vu des fourmis dévorer des géants, des tours s’écrouler sous des rafales d’avions, des mendiants étrangler des bourgeois hautains et indifférents devant leurs mains suppliantes, le monde terrorisé par quelques oppressés ayant perdu leur foi dans le martyre salvateur. Le soleil avait soulevé mille fois ses brûlantes paupières et les avait emportées au gré de ses rayons étincelants se rafraîchir à l’onde de cascades scintillantes, les larmes de la Lune mourante avaient coulé sur ses joues frissonnantes, la Terre lui avait susurré ses secrets d’un bruissement d’herbe, rugi ses colères dans de titanesques feux d’artifices, pleuré ses souffrances du bleu profond de ses immenses yeux noyés de pétrole.
Il avait goûté le sang sur le poignard des assassins, sur les machettes rwandaises, sur la peau des nouveaux nés ; il avait vu des couples s’enlacer au détour de ses racines, senti les désirs les plus noirs, vécu la terreur la plus mortelle. Les lances du pouvoir lui avaient crevé les artères, et le dégoût avait suinté de ses blessures. Il s’était effacé derrière le bouclier d’écorce.
Il n’était plus que douleur, passion, bonheur, ennui, sagesse. Arbre. Il avait appris ; il allait comprendre. Profonde certitude dans l’attente. Parfait laisser aller dans les moyens, ignorance absolue du comment. Les faits n’avaient plus d’importance, seul comptait le fond de l’Idée, l’impression laissée, l’encre déposée par l’instant sur les pages vierges de la mémoire, timides, fraîches comme l’aube rosée des printemps malaisiens, laissant pourtant pressentir le amok monstrueux, inexorable, la Mousson de pointes effilées prête s’abattre sur leurs poitrines dévoilées.
Une dernière goulée de sève l’arracha à ses méditations tortueuses. L’éther était pur et profond, la Terre plongée dans un silence enivrant, couverte d’un lourd manteau de brume qui le cachait pudiquement à la foule migraineuse des hommes, et le présentait, comme l’on présente un nouveau né à sa mère, aux brillantes pupilles des cieux. Elles semblaient l’accepter un instant dans leur scintillement maternel, puis détourner mélancoliquement le regard, pour disparaître aussitôt, happées par un mystérieux tourbillon aux eaux de jais. La sève engourdissait ses sens, ses paupières craquaient doucement sous le poids de ses cils noueux où naissaient les premiers bourgeons printaniers.
Il laissa l’écorce se refermer langoureusement. Bercé par la bise, il glissai mollement dans les bras voluptueux de la ténébreuse Morphée.
La première aiguille le sortit de sa torpeur matinale. Elle lui avait transpercé la cheville. Un grondement strident vrilla ses tympans feuillus. L’éclair d’une lame giratoire l’aveugla. Sa peau s’ouvrit sous les dents affamées du monstre fumant et la sève s’épancha sur le sol spongieux. Les milles aiguilles remontaient le long de ses veines, la douleur le submergeait telle une marée d’acide. Les images tourbillonnaient devant ses yeux encore embués par la rosée matinale, ses oreilles sifflaient, la terreur cerclait sa gorge. Dans un hurlement de fibres arrachées, le sol tournoya, et les eaux noires l’emportèrent dans leur danse envoûtante.
Son cœur se mit à briller d’une lumière apaisante.
*******
De temps à autres le journal matinal apporte aux foules asservies autre chose que la mort d’un peuple lointain, ou bien que les discours nauséabonds des tyrans au sourire adipeux… Aujourd’hui Newsweek publiait une anecdote comme sortie d’un rêve :
« Des ouvriers de la société de destruction chargée de raser la partie est du Bronx eurent hier matin une étrange surprise. Alors qu’ils inspectaient une tour à moitié effondrée depuis les bombardements contre la guérilla terroriste, ils découvrirent sous un tapis de feuilles, recroquevillé sur un matelas, dans une chambre recouverte par la moisissure, le corps nu de Francis Kirmânn.
F. Kirmânn, ex-PDG de la multinationale Tombclark inc, symbole de la suprématie américaine dans les années 1990, prototype du self-made man, qui avait défrayé maintes fois la chronique internationale par ses discours grinçants, son sarcasme, sa suffisance insolente, puis par sa mystérieuse disparition à la veille du onze septembre.
Le rapport d’autopsie précise quelques détails intrigants ; la mort semble avoir précédé de quelques heures à peine la découverte du corps. Le sang contenait un taux anormalement élevé en certaines substances à effet légèrement hallucinogène, présentes dans la résine de certains arbres tropicaux, disparus pour la plupart lors des grandes déforestations en Amazonie ; et les feuilles qui couvraient son corps provenaient indiscutablement du saule pleureur multi centenaire abattu quelques heures plus tôt sur Central Park. »
Le Perchoir
Started by Inti, Dec 19 2006 08:31 PM
2 replies to this topic
#1
Posted 19 December 2006 - 08:31 PM
#2
Posted 20 December 2006 - 09:22 AM
C'est la deuxième fois que ça m'arrive sur ce site : être passé à côté d'un texte étonnant, original, fort, novateur quelque part. Pas toujours facile à trouver...
Moi qui "pleurais" auprès de vous du peu de lecteurs qui me rendaient visite, que ne pourriez-vous donc pas dire, vous, constatant que...pas un com encore !
Or, vous le méritez deux fois plus !
Original, stucturé (suite à Newsweek), fort et surtout si poétique.
Assez magistrale, cette réincarnation...
Et quelle vision apocalyptique vous nous donnez en beauté d'images et d'écriture...
J'ai pris un très grand plaisir à vous lire, et je vous en remercie.
Amicalement again,
Paname
Moi qui "pleurais" auprès de vous du peu de lecteurs qui me rendaient visite, que ne pourriez-vous donc pas dire, vous, constatant que...pas un com encore !
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Original, stucturé (suite à Newsweek), fort et surtout si poétique.
Assez magistrale, cette réincarnation...
Et quelle vision apocalyptique vous nous donnez en beauté d'images et d'écriture...
J'ai pris un très grand plaisir à vous lire, et je vous en remercie.
Amicalement again,
Paname
#3
Posted 21 December 2006 - 08:52 AM
Citation (Paname @ Dec 20 2006, 09:22 AM) <{POST_SNAPBACK}>
C'est la deuxième fois que ça m'arrive sur ce site : être passé à côté d'un texte étonnant, original, fort, novateur quelque part. Pas toujours facile à trouver...
Moi qui "pleurais" auprès de vous du peu de lecteurs qui me rendaient visite, que ne pourriez-vous donc pas dire, vous, constatant que...pas un com encore !
Or, vous le méritez deux fois plus !
Original, stucturé (suite à Newsweek), fort et surtout si poétique.
Assez magistrale, cette réincarnation...
Et quelle vision apocalyptique vous nous donnez en beauté d'images et d'écriture...
J'ai pris un très grand plaisir à vous lire, et je vous en remercie.
Amicalement again,
Paname
Moi qui "pleurais" auprès de vous du peu de lecteurs qui me rendaient visite, que ne pourriez-vous donc pas dire, vous, constatant que...pas un com encore !
Or, vous le méritez deux fois plus !
Original, stucturé (suite à Newsweek), fort et surtout si poétique.
Assez magistrale, cette réincarnation...
Et quelle vision apocalyptique vous nous donnez en beauté d'images et d'écriture...
J'ai pris un très grand plaisir à vous lire, et je vous en remercie.
Amicalement again,
Paname
Merci beaucoup Paname.
Je suis heureux d'avoir pu vous donner quelques moments de plaisir lecteur.
Ceci dit, n'oubliez pas que votre prose est littérature, car don de vous, de votre vie, de vos villes, au papier. Ce texte n'est qu'une vieille élucubration, une fable sans écho dans le réel. Sans doute pas encore de la poésie. Et la lourdeur des tournures ne la rend lisible sans doute qu'à vous sur ce site - d'où le peu de posts...
Oui, je dois me pencher sur ma Vie Secrète. Ainsi que P. Quignard. Et vous, à votre mesure.
By the way, avez-vous lu les Derniers Royaumes ?
Je vous les conseille chaudement...
Bien à vous
Inti
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