Si la linguistique évoque pour beaucoup une terminologie barbare, la notion d'axe paradigmatique syntagmatique semble bien placée pour obtenir la palme. Pourtant, cette notion est au coeur de ce que la linguistique a de plus fécond, de plus ouvrant, et c'est d'ailleurs pourquoi tant d'auteurs lui ont consacré des pages.
La grammaire traditionnelle s'appuie sur la distinction entre NATURE et FONCTION.
La nature, c'est la catégorie à laquelle un terme appartient : "cheval" est un nom, "un" est un déterminant, "manger" un verbe, etc.
La fonction, c'est le rôle que cette entité observe : le nom "cheval" est sujet dans "mon cheval est un con" et complément d'objet direct dans "je mange mon cheval". Le verbe est à la fois nature et fonction. Quand Meschonnic écrit : "c'est tous les jours que je toi", on peut estimer que le pronom "toi" occupe la fonction de verbe.
Pourquoi a-t-on estimé que la grammaire traditionnelle ne suffisait pas à expliquer les langues ? La première critique qu'on peut lui faire, c'est son caractère statique. Classer, catégoriser, semble être la finalité unique d'une discipline qui, dès lors, ne rend plus compte d'une réalité dynamique, volatile, toujours en mouvement : la langue.
Et Ferdinand de Saussure a développé une série de concepts qui visait à rendre compte de la langue comme une réalité fluctuante, mobile, changeante, selon des lois qui restent à rechercher, pour la plupart.
Le paradigme, c'est le principe même de la catégorie. Ce n'est pas seulement la catégorie traditionnelle de la grammaire ! L'axe paradigmatique syntagmatique offre le redoutable avantage de traverser les catégories traditionnelles de la grammaire. L'axe paradigmatique, qui n'existe pas comme tel chez Saussure, a été défini par Jakobson comme "axe de sélection". Je choisis mon unité dans un certain catalogue, en somme. Dans le paradigme du verbe, on aura quelque chose comme :
Citation
je caresse mon chien
je mange ----------------
je fume ------------------
je promène -------------
je mange ----------------
je fume ------------------
je promène -------------
etc. Mais le paradigme peut être appliqué au thème : "le paradigme de la mort" se manifeste dans tel texte par "le froid", "la poussière", "le cadavre", etc. et au phonème même : qu'est-ce qu'une rime sinon un paradigme phonologique ?
Le pouvoir transformateur de la rime
Pour Saussure, il n'y a pas tant un axe qu'une multiplicité de "séries associatives". Chaque terme est traversé de diverses séries associatives qui font que "calmement" est à la fois associé, dans l'esprit du locuteur, à "calme" et à "tranquillement", à tous les adverbes en "-ment" mais aussi... à "charmant", par exemple.
La rime pose cette question. Un paradigme a toujours une fonction : la série des adverbes en "-ment" n'est pas seulement une ressemblance entre des mots mais surtout un parallèle entre des termes qui obéissent à une loi de construction : "calmement = calme x ment", "agréablement = agréable x ment", etc. Mais dans le cas de "calmement / charmant" ? La rime a une fonction esthétique, certes. Mais au-delà de la seule esthétique, dans quelle mesure les paradigmes phonologiques ont-ils de la pertinence ?
Et Saussure est infiniment embarrassé par cette question. Il ne sait pas du tout ce qu'il doit en faire. Jakobson, lui, a trouvé la réponse : la fonction poétique, qui transpose le principe de combinaison (l'axe syntagmatique, attribution d'une fonction) sur l'axe de sélection (l'axe paradigmatique, production d'identités ou de "familles" de termes).
Que fait Ronsard, dans ce charmant poème bucolique :
Citation
Ciel, air et vents, plains et monts découvers,
Tertres vineux et forests verdoyantes,
Rivages torts et sources ondoyantes,
Taillis rasez et vous bocages vers,
Antres moussus à demi-front ouvers,
Prez, boutons, fleurs et herbes roussoyantes,
Vallons bossus et plages ondoyantes,
Et vous rochers, les hostes de mes vers,
Puis qu'au partir, rongé de soin et d'ire,
A ce bel oeil, adieu je n'ay soeu dire
Qui près et loin me detient en esmoy,
Je vous supply, Ciel, air, vent, monts et plaines,
Taillis, forests, rivages et fontaines,
Antres, prez, fleurs, dites-le luy pour moy.
Tertres vineux et forests verdoyantes,
Rivages torts et sources ondoyantes,
Taillis rasez et vous bocages vers,
Antres moussus à demi-front ouvers,
Prez, boutons, fleurs et herbes roussoyantes,
Vallons bossus et plages ondoyantes,
Et vous rochers, les hostes de mes vers,
Puis qu'au partir, rongé de soin et d'ire,
A ce bel oeil, adieu je n'ay soeu dire
Qui près et loin me detient en esmoy,
Je vous supply, Ciel, air, vent, monts et plaines,
Taillis, forests, rivages et fontaines,
Antres, prez, fleurs, dites-le luy pour moy.
Ce texte est merveilleux est fascinant parce que Ronsard y explore, en toute conscience, sa propre paradigmatique.
En toute conscience : "les hostes de mes vers" montre bien qu'on est non dans un simple tableau bucolique mais dans une opération poétique particulière. D'une séparation, avec le flux des choses qui traversent l'oeil dans le voyage, Ronsard fait le prétexte à un inventaire poétique. L'énumération ne dresse pas seulement un catalogue : elle offre une synthèse nouvelle et condensée de motifs qui traversent toute la poésie de Ronsard et qu'il modèle comme de la pate. Témoin cette structure qui ramasse dans le dernier sizain les réalités des deux premiers quatrains.
Chacun des termes initialement énumérés va trouver une position distincte de sa première apparition : "Je vous supply" décale d'un hémistiche toute la première série, intacte ("Ciel, air et vents", ingénieusement placé en tête) et ramasse la seconde en aménageant l'ordre des termes selon la contrainte du mètre sur le dernier tercet.
Apollinaire ne fait pas autre chose, au XXe siècle, avec ses "Il y a". Ou encore Georges Pérec avec ses "Je me souviens". Que font-ils, laissant aller leur imaginer à partir d'une forme vectrice ? Ils explorent une paradigmatique intime, la leur propre, réduisant au minimum requis la structure syntagmatique (Ronsard, lui, maintient à travers le sonnet et sa construction un principe syntagmatique fort).
Le transformisme du poème
Les mots chez Ronsard sont traités au final comme des rimes. Une analyse plus poussée élargirait encore ce traitement au cadre syntaxique. La contrainte de la forme (ici, le sonnet) apparaît comme un cadre qui va exacerber les principes de COMBINAISON et de SELECTION.
Il ne faut pas prendre "sélection" comme une opération nécessairement consciente, loin s'en faut : le lapsus et le jeu de mots disent assez combien des forces inconscientes traversent cette sélection et la combinatoire qui lui est associée. Et le poème relève lui aussi de cette analyse : on voit bien combien la poésie d'un Racine, d'un Mallarmé, d'un Baudelaire, se nouent dans la matière phonologique, loin au-delà de la rime classée. On n'imagine guère qu'ils aient analysé la totalité des rapports induits par leurs poèmes. Dans la prose, c'est pire encore ! Le travail phonologique repose en grande partie sur une activité inconsciente, où la question de l'intention ne fait que brouiller les pistes. Le poète, précisément, découvre son propre langage.
Sur un carnet isolé, René Char écrivait des bribes, des fragments. L'un d'eux se réduit à "Artine charbon" (Artine est une jeune femme évoquée dans le Marteau sans maître"). Le rapprochement n'est pas une simple collusion de termes mais une véritable opération, qui préside au poème.
La création de réseaux de parentés phonologiques ne se réduit pas à un jeu. Elle est au fondement du sens. Les étymologistes le savent bien, tant les exemples de "fausse dérivation" et les conflits étymologiques sont nombreux ! Benveniste évoquait le mot "religion" qui pour les uns renvoie à "relier" (une communauté) et pour les autres à "relire" (tradition du livre. On peut également évoquer l'étymologie de "slave" qui pour les uns remonte à "esclave" et pour les autres au nom d'un fleuve. Exemple moins idéologique, combien j'ai rencontré de gens qui croyaient que "sérigraphie" venait de "série" alors que "séri" vient de "serici", la soie !
La rime grammaticalise le matériau phonologique. "Puisqu'au partir, rongé de soin et d'ire" : le redoublement de la cellule "ir" a une grande force expressive, elle jette un pont entre les deux termes comme si l'ire découlait directement du mot "partir".
Ainsi, quand nous parlons d'axe paradigmatique syntagmatique, nous ne désignons pas deux réalités ou deux points de vue séparés, mais une activité à deux entrées, pour dire les choses rapidement. Le paradigmatique a vocation a produire de la fonction, soit du syntagmatique ; en retour, le syntagmatique génère du paradigme du fait des parallélismes qu'il engendre nécessairement. Et c'est pourquoi la grammaire se heurte constamment à une faille dans son système de catégorisation : il y a toujours un point où les oppositions sont neutralisées, où les catégories sont transcendées par le principe fonctionnel.
"C'est tous les jours que je toi" : Henri Meschonnic et, à sa suite, Gérard Dessons ont mis en avant une opération courante de la langue : la translation. On ne dit plus "un film documentaire" mais "un documentaire". On peut analyser ce phénomène comme une ellipse. Dans le langage courant, "documentaire" est devenu un nom, par translation.
Quand Nerval s'exclame "je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'inconsolé", il translate en série "ténébreux" et "inconsolé", d'adjectif et de participe passé passif à nom, avec majuscule au nom ainsi forgé. L'opération n'est pas sans conséquences : c'est à la définition d'une certaine essence que procède Nerval. Précisément il se définit dans un rôle - une fonction - traversée par son existence propre. Comme la série des figures féminines les lie les unes aux autres (Sylvie, Aurélia, Pandora, etc.), le poète s'inscrit dans une série dont il cherche la clef cosmologique.
Quand Meschonnic écrit "c'est tous les jours que je toi" ou Dessons "elle bleu mon geste", ils amènent le procédé à saturation, le rendant manifeste au lecteur. C'est un peu idéologique mais cela permet d'avoir des exemples concrets d'une activité essentielle du poème (et pas seulement du poème) : la recatégorisation. Cette notion nous intéresse particulièrement dans la mesure où nous estimons que le poème travaille à l'invention du sens.
L'invention du monde
Apollinaire ne disait pas autre chose dans son Poème lu au mariage d'André Salmon dont sont issus les quelques vers qui Fsuivent et qui formule un des plus beaux manifestes poétiques jamais écrits. Il s'éveille et s'étonne de la liesse : est-ce la Fête nationale ? Non car
Citation
Ni même on renouvelle le monde en reprenant la Bastille
Je sais que seuls le renouvellent ceux qui sont fondés en poésie
On a pavoisé Paris parce que mon ami André Salmon s'y marie
Je sais que seuls le renouvellent ceux qui sont fondés en poésie
On a pavoisé Paris parce que mon ami André Salmon s'y marie
Puis le poète évoque sa jeunesse avec André Salmon et se rappelle
Citation
Nous nous sommes rencontrés dans un caveau maudit
Au temps de notre jeunesse
Fumant tous deux et mal vêtus attendant l'aube
Epris épris des mêmes paroles dont il faudra changer le sens
Au temps de notre jeunesse
Fumant tous deux et mal vêtus attendant l'aube
Epris épris des mêmes paroles dont il faudra changer le sens
Tout un programme poétique se dessine derrière l'épithalame. L'idée n'est pas accidentelle, elle conclut l'évocation de ce passé :
Citation
Je le revis faisant ceci ou cela en l'honneur des mêmes paroles
Qui changent la face des enfants et je dis toutes ces choses
Souvenir et Avenir parce que mon ami André Salmon se marie
Qui changent la face des enfants et je dis toutes ces choses
Souvenir et Avenir parce que mon ami André Salmon se marie
Décidément, Apollinaire croit aux mots comme peu de poètes. Aux mots, et surtout à la responsabilité du poète sur les mots. Mais il se fait une conception plus rigoureuse encore de son activité :
Citation
Réjouissons-nous non pas parce que notre amitié a été le fleuve qui nous a fertilisés (...)
Ni parce que les drapeaux claquent aux fenêtres des citoyens qui sont contents depuis cent ans d'avoir la vie et de menues choses à défendre
Ni parce que fondés en poésie nous avons des droits sur les paroles qui forment et défont l'Univers (...)
Réjouissons-nous parce que directeur du feu et des poètes
L'amour qui emplit ainsi que la lumière
Tout le solide espace entre les étoiles et les planètes
L'amour veut qu'aujourd'hui mon ami André Salmon se marie
Ni parce que les drapeaux claquent aux fenêtres des citoyens qui sont contents depuis cent ans d'avoir la vie et de menues choses à défendre
Ni parce que fondés en poésie nous avons des droits sur les paroles qui forment et défont l'Univers (...)
Réjouissons-nous parce que directeur du feu et des poètes
L'amour qui emplit ainsi que la lumière
Tout le solide espace entre les étoiles et les planètes
L'amour veut qu'aujourd'hui mon ami André Salmon se marie
Ce qui est magnifique, c'est cette hiérarchie qu'on retrouve chez très peu. André Breton ne l'avait pas oubliée mais ses successeurs en surréalistes, un peu plus. Le monde est soumis aux mots, les mots aux poètes, les poètes à la poésie et la poésie... à l'amour. C'est donc en toute logique que le poète énonce son credo à l'occasion du mariage de son ami.
Et cela explique pourquoi il n'y a pas de contradiction fondamentale entre poésie du signifiant et poésie du signifié. Le monde, les mots, ceux qui les portent, sont conduits par un principe vital et fondamentalement humain : l'amour. C'est dire ce qu'il peut y avoir comme amour dans cette notion d'axe paradigmatique syntagmatique qui tente d'embrasser quoi ou qui, au fait ?