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MAUVE


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2 réponses ŕ ce sujet

#1 Dedalus

Dedalus

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Posté 16 juin 2007 - 04:12

« Quand on meurt, on s’aperçoit toujours qu’on a été dépouillé de quelque chose. »
Alors c’est ça votre job ? Détruire les illusions des gens. Pour leur en fourguer de nouvelles. Tout un programme, hein ? Ce qu’ils apprennent, ils le prennent depuis l’enfance, la naissance même, la maternité. Conditionnés, dès le départ. Pouvoir de l’identité, du rang, volonté du même, du rien. L’école, le lycée, peut-être la faculté. Maître, professeur, flic, contremaître, maton. Tricheur, vendeur. Du producteur au consommateur. Matés. Et avant, et après : tu vas payer. Fabriqué pour consommer. Fabriqué comme un produit de consommation. Des désirs. Volontés de feu.
« Vous ne voudriez certainement pas passer à côté d’une offre comme celle-là, quelqu’un d’avisé comme vous. »
C’est ça. N’hésite plus, remets en une couche, une bonne. Tu crois que c’est facile, la petite sentence philosophique, et puis le coup de grâce, l’affirmation flatteuse, qui te dis que si tu n’achète pas, c’est que tu es un vrai connard. Quel art, ce vendeur. Les bons sont ceux qui arrivent à te convaincre de leur bonne foi. Qui parviennent à faire croire qu’ils croient en ce qu’ils essaient de te faire croire. Use-toi, tu perds ton temps, je n’ai jamais cru en toi.
« Pardonnez-moi, monsieur, auriez-vous l’heure ? »
Cinq heures, presque six. Virtuose là. Malin, il a une montre, mais qui oserait ? Façon de faire comprendre qu’il a passé beaucoup de temps avec moi. Pour me culpabiliser. Dans la poche comme ça. Seul un gougeât ne se sentirait pas obligé d’acheter. Un vendeur émérite, ce gaillard. Mais on ne me la fait pas. Je n’aime pas son air narquois. Et puis ses offres promotionnelles, elles me feraient acheter deux fois la quantité qui m’est nécessaire. La belle affaire. Désolé, jeune homme, je ne veux pas de vos tringles à rideaux, je vais aller chez un marchand de stores.

Pauvre type. Une demie heure que je me cogne ce trimard. Il se paie ma tête ? Putain, pas un rond. Il va aller acheter ses merdes chez la concurrence, salopard. M’a bien baladé, soutiré un tas de renseignements. Ma parole, il m’a pris pour le syndicat d’initiatives ? Et blabla, et blabla. Voit pas que je bosse pour payer sa retraite, le putain de vioc ? Les mêmes qui ont des clebs qui chient partout dans la ville. Leur ferais bouffer. Vas-y que je t’embrouille, et pendant ce temps là, les palettes, elles vont pas se ranger toutes seules, et il y en a une sacrée putain de chiée. Putain d’esclavage. Pire que des chiens. Et nous on est des cons, avec nos syndicats, nos débats et notre impuissance. On aurait du y penser. Payé au chiffre, en plus, mes couilles. Fais le job de vendeur en plus du stock, et on est payé que quand on vend. Travailler plus pour en prendre plus. Dans le cul on en prend plus, c’est sûr, et avec ça on garde le sourire. Keep smiling, genre. Celui-là, il palpe, il parle, il palpe. Je ne sais même pas ce qu’il veut, depuis qu’il me mélange. Doit bien faire. Bon, m’en débarrasse, poliment, de toute façon, il ira ailleurs, c’est sûr. Juste assez de diplomatie pour qu’il n’aille pas se plaindre, engeance. Bien le type de mec à te planter un scandale, amenez-moi de directeur par ci, vous aurez affaire à moi par là. Déjà fait, on connaît, merci. J’aurais pas du être sympa. Un boulet, avec tout ce qu’il y avait à faire ce matin. Pas le temps de bouffer, bordel. Vieil enfoiré.
« Quand on meurt, on s’aperçoit toujours qu’on a été dépouillé de quelque chose. »
Ah ça ! C’est moi qui viens de dire ça ? Dès fois, je m’étonne. Je ne me rends compte de rien, je m’engraine, je gamberge, je m’énerve tout seul, et voilà que je te sors un truc, un putain de proverbe philosophique, carrément pas un machin de pécore. Epatant. J’ai toujours su que je n’étais pas si con. Mais je ne sers à rien. Je traîne des vieux dans les allées du magasin, pour trois ronds, de quoi juste payer mon studio, ma bagnole pour venir travailler, une bière et une pute de temps en temps. Je vide les camions. Je range les rayons. Je compte et je trie. J’étrille et j’escompte. Je ne pense pas, j’oublie. Payer son pain, payer son loyer. Mais, ce n’est pas tout ça, cerveau de mon cœur. Tu en oublierais presque le principal. Le boulot, il ne va pas se descendre tout seul. L’objectif, c’est d’en finir avec l’autre gâteux. Il a tout le temps, lui. Il ira ailleurs, ou il reviendra. Abrège.
« Vous ne voudriez certainement pas passer à côté d’une offre comme celle-là, quelqu’un d’avisé comme vous. »
Là. Avec ça, s’il n’a pas compris. Tire-toi ! Tire-toi, je te dis. File, trace, taille ta route. Laisse moi taffer. Je n’ai pas que ça à branler, moi, tu peux te figurer ça ? Tu peux pas, vieux schnoque, sac à merde ! Je trime pour payer mes factures, et j’ai deux semi à trier là-bas. Tu t’en fous de ce que je gagne à faire le peigne cul devant des clowns comme toi, crevure. Je n’ai pas de quoi bouffer, pas de quoi cloper, pas de quoi avoir une femme, même pas une télé qui marche. Fils de pute. Alors maintenant, j’ai été sympa, mais tu dures depuis trop long. Ouste, dégage ! Capisce ? Comprendo ? Understand ? Tu as capté le message, je vois. Tu es passé du rouge couperosé au gris. Ne vas pas clamser dans le rayon, au moins. Manquerai plus que ça, putain. Bouge plus. Mort sur place. Ce serait bien ma veine, comme d’habitude. Qui va gober ça, on va tout me coller sur le dos, pas la première fois. Putain. Mais j’ai rien dis, en plus. J’ai été gentil, tout comme il faut. Eté respectueux, conseil honnête. Attentionné, attentif, même pas brusque. J’ai souvent entendu des commerciaux parler comme ça. Personne ne meurt de ça, il n’y a pas de quoi s’énerver.
« Pardonnez-moi, monsieur, auriez-vous l’heure ? »
Ce qui m’est passé par la tête. S’il réagit. Vérifier, mais je peux quand même pas le toucher. Il ne bouge pas. Ne répond pas. Inerte. Si je le touche, il va s’effondrer par terre, ou se mettre à hurler, que sais-je encore ? Comme une statut de sel, dans la bible, l’histoire de, je ne me souviens plus, un truc comme podium et logorrhée. Impensable quand même. Pour si peux. Il bloque, comme un ordinateur, on dirait. Ma vieille télé, je mets un coup de pied dedans, pas trop fort pour pas la démolir, pas trop mou pour que ça serve, et hop ! Elle démarre comme au premier jour. Pourrait marcher pareillement pour lui. Non. S’ils me voient, ils ne comprendront pas. Vont me foutre à la porte. Soyez humaniste, aidez votre prochain. Tu dis. Ce qui les intéresse en vérité, c’est de nous faire cracher au bassinet. Qu’est-ce que je fous avec cette putain de merde de tringle dans les mains ?

Le vieil homme restait immobile debout, les yeux vitreux exorbités, tout le globe blanc rempli de rouge. Son pull gris couvert de son dégueulis de sang, en forme de bavoir. Une tringle à rideaux plantée dans son abdomen, qui le transperce de part en part. Et au bout, le regard extasié, souriant de son fils enfoui dans le coeur.

Passant faire son inspection dans les rayons, le sous-directeur adjoint ne parvint pas à réprimer un infime cri de joie. Dans sa vie, enfin, arrive quelque chose. Il va pouvoir montrer de quoi il est capable. Du bout de l’allée, on dirait Saint-Georges terrassant le dragon. Grand et fort, le chevalier dans son armure argent reflétant la nuit mauve et l’éclair métallique de la lune, empalant de sa lance le pauvre dragon tentant de lancer sa dernière flamme. Vaine. Je vais devenir un héros. Course. Ils sont là, ne bougent plus. Il ne m’entend pas. Par derrière, je m’en vais l’assommer. Tiens, quelqu’un a laissé un marteau dans le rayon. Providence. Cela fera bien l’affaire. Saint-Georges, il va t’en cuire !
« Qu’est-ce qui vous prend, Mr X ? Vous agressez un client ! Vous êtes viré. »
Il frappa au crâne, de toutes ses forces. Avant que l’autre eût esquissé une réaction, le marteau du sous-directeur était rentré par deux fois très profondément dans la cervelle de l’employé, ridicule parricide symbolique et maladroit, provoquant d’ores et déjà des dommages mortels et irréversibles. Cependant, encore quelques secondes remplies d’une vie folle de rage, il parvint partiellement à se retourner sur ses jambes, sans rien lâcher de ses mains, forçant le sous-directeur à frapper, frapper encore. Et même l’autre à terre, mort depuis longtemps, il ne pouvait s’en empêcher, le pauvre sous-directeur, de frapper. A n’en plus finir. Il frappait toujours, alors qu’il ne restait plus de crâne à proprement parler, juste une bouillie informe, une pâte molle, comme un ballon dégonflé, sur lequel une face écorchée aurait été esquissée.

On l’a trouvé maculé de sang, agenouillé sur la dépouille dont il ne cessait plus de labourer la chair qui faisait autrefois tête. En fait, au dessus des épaules il n’y avait plus qu’un reste de tête, réduite en miettes. Il soufflait comme un bœuf, en bavant. Sa face dégoulinait de sueur et de sang, projeté par le marteau. Dans l’allée, il y avait une véritable marre de sang, c’était monstrueux à voir, tout ce sang, des litres sûrement. Des fleuves de vie détournés. Lac de mort. Le vieux, il était déjà complètement zigouillé, planté par la tringle que tenait l’employé. Il s’était vidé de son sang, lui aussi, et sa bouche pendouillait noyée dans cette flaque écarlate.
D’après les caméras de surveillance, le sous-directeur est arrivé quelques secondes seulement après que son employé eût embroché le client, et l’a aussitôt frappé avec un marteau, côté arrache-clou, alors qu’il lui tournait le dos. Il précise qu’il lui a signifié verbalement son licenciement immédiat. Ensuite, il a fait du zèle. Une boucherie démente, de quoi plaindre ceux qui vont nettoyer tout ça. Comme si on s’était amusé à vider de la peinture mauvâtre sur le carrelage sale du magasin. Il restera toujours des ombres noires sur ce sol. Un vrai dingue, ce sous-directeur. Toujours volontaire, dynamique, motivé, à faire du zèle. Un peu trop même, la preuve. Rien de bon pour les affaires, tout ça. Pas simple de remplacer un type après ça. Et la publicité. Autant fermer tout de suite la boutique. Quand même pas, mais c’est un coup épais. L’employé qui plante un client, déjà c’était dur. Mais ce crétin qui va le massacrer à coups de marteaux et qui vire fada en cours de route, c’est le pompon. Décor de film d’horreur à budget réduit. Trois pouffiasses qui se font égorger, et beaucoup d’hémoglobine. Fait bander les adolescents et les tricards. Il a flingué sa carrière, voilà qui est certain, quoi qu’il advienne. Trop ambitieux, ce sous-directeur. Mais il a lâché les chiens, voilà l’erreur. On a du l’emmener rapidement voir des psychiatres dans un hôpital spécialisé. En camisole. Il ne sortira plus jamais de son isolement capitonné, injugé, enfermé perpétuel dans la nuit solitaire de son plaisir. Victime du surmenage. Homme sauvage. Bien fait pour lui. Dommage pour les collatéraux, leurs vies étaient foutues de toute manière. Une petite griffure dans le creux d’un silence multiplié.

C’était seulement le rauque cri mauve du soir, avant l’asile et la proie.

#2 =^•^=

=^•^=

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Posté 16 juin 2007 - 09:45

Je me ferai bien le facho

#3 Dedalus

Dedalus

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Posté 17 juin 2007 - 10:11

Je me ferai bien le facho

te le faire, te le faire, ou les deux ?