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Carmin


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#1 bine

bine

    Tlpsien ++

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Posté 24 juillet 2007 - 02:02

« Quoique je fasse, les choses ne changerons plus, où nous en sommes. »
Bien sûr, tu ne réponds pas. Tu n’as jamais répondu. Tu es loin, si loin. Tu me nargues de ta distance et de ton sang froid. Tu te tais pour que j’en vienne à m’accabler, m’accuser de tout, me maudire pour enfin m’excuser, me jeter à tes pieds, et alors, tu auras gagné, quand je serai humilié. Tu crois que je ne le connais pas ce manège là, que je ne lis pas clairement dans ton jeu ? Depuis le début que tu m’as séduit, je ne suis pas dupe. Je connais ton âge, et je n’ai pas oublié le mien. Tu sais d’où tu viens et à qui tu dois d’être là où tu es aujourd’hui. Tu as un confortable appartement et une vie de maison. Avant tu n’avais rien. Ton lit était la rue, ton drap le ciel d’hiver. Pauvre enfant qui grelottait dans le froid. Nous savons tout cela, tout les deux. Mais nous ne nous le disons pas.
Je t’ai tirée de la nuit glacée. Je t’ai emmenée chez moi, je t’ai soignée, et je t’ai gardée. Je crois que sans le vouloir, je me suis pris d’amour pour toi. Je t’ai tout offert. Et mon toit et mon couvert. Tu n’étais rien qu’un bout de fille gelée, qui errait orpheline dans les nuits criminelles des grands frimas. Grâce à moi, tu es tout. Tellement vulnérable quand je t’ai trouvée. Une bête blessée, aux abois, fuyant les loups. Moi j’étais si méchant, égoïste, je n’ai jamais aimé personne, pas même moi. Un triste souterrain. Solitaire et aigri. J’ai eu envie de te protéger, Dieu sait pourquoi, cela m’a pris comme une passion, c’était inévitable. Après avoir commis toutes les souillures de la création, peut-être voulais-je me racheter. Ou encore, me fallait-il me soumettre à un ultime sacrilège en mimant la bonté tout en accomplissant le mal ?
Tu es là, sagement allongée sur le sofa carmin, tes cheveux blonds étalés sur tes épaules. Tu ne réponds pas. Et je ne peux pas voir ton visage. Je ne vois que le haut de ton crâne, et au-delà, tes pieds immobiles.

« Mais tu ne peux quand même pas t’en aller comme cela, sans me prévenir ! »
Cela m’est venu comme un cri, un appel nécessaire. Il fallait que je te le dise, importe peu la forme. Je ne peux pas me taire. Je suis un malheureux, un misanthrope, un paria. Comment voulais-tu que je comprenne ? Tu n’as fais que te taire, toujours te retenant. Tu m’as toujours témoigné du respect, silencieuse et hautaine, seule gratitude pour ce que j’ai fais pour toi. Mais jamais un sourire, jamais un signe de tendresse ou d’affection. Rien de plus qu’il n’était nécessaire. Que ton cœur est donc froid. Pourtant, je n’ai rien fais que pour te plaire, depuis que je t’ai recueillie. Jamais je ne t’ai grondée, où même simplement grogné. J’essaie de me faire gai même, parfois. Pas un rire ni un sourire en échange. Que t’ai-je donc fais, sinon te sauver d’une mort certaine ? Je n’ai jamais rien exigé de toi, ni faveur, ni caresse. Pas même une bise, un sourire, un mot gentil.
Ai-je mérité tant d’indifférence ? Pourtant, j’aurai pu t’aimer comme ma fille, à défaut d’espérer que tu le puisses comme ma femme. Je n’en rêvais même pas. Le sais-tu cela ? Ah, mais ! Tu ne veux plus rien entendre, je le sais. Insensible. Que vais-je devenir sans toi ? Je m’étais tellement habitué à cette vie sans joie, mais sans tristesse non plus, juste quelquefois de l’aigreur et surtout la douce paresse du temps qui passe, quelqu’un à côté, à partager la durée. De te voir, simplement parfois t’entendre glisser légèrement sur le parquet, cherchant un livre ou rangeant un objet, comblait mon existence sans attente. Et toujours, tu avais cet air triste, comme si tu portais une misère invisible sur tes frêles épaules. Toi, il te fallait la joie. La vie simple ne te convenait pas. Tu devais donc partir. Mais là, si tôt, si vite. Je suis juste sorti une vingtaine de minutes au plus, dans le froid torride du cœur de l’hiver.
Il faudrait m’expliquer, il le faut. Il faudra bien, bien sûr, c’est obligé. Tu ne peux pas me laisser dans une telle incertitude. Ce silence est terrible. Je ne comprend rien de ce qui arrive. Tu es juste guérie, tu ne peux pas, c’est bien trop tôt, je t’ai à peine ramenée à la vie, tu étais tellement maigre, affamée, et tu tremblais de froid, et tu ne savais ni ton nom ni ce que tu faisais là. Si je n’avais pas été là, tu serais morte de froid, misérablement. Je t’ai mis des compresses quand tu délirais, t’ai donné à boire du thé chaud. J’ai veillé inlassablement tes fièvres, des jours et des nuits. Quand tu as repris des forces, je t’ai nourrie, remplumée, et tu es restée près de moi. Je devenais presque heureux. Pourquoi dois-tu partir déjà ?

« Et puis réponds donc, à la fin ? »
Tu veux me pousser à bout, c’est cela ? Et bien oui, si tu le veux. Tu finiras par gagner. Je sais bien que tu ne peux pas m’aimer. Tu n’as que du mépris pour moi. Au lieu de m’être reconnaissante pour t’avoir sauvée, tu me détestes justement pour cette raison là. Je ne comprends pas pourquoi, mais bien que tu camoufle cette haine, je la sens palpable sous ta politesse froide. Pourtant, tu n’es pas partie. Enfin, pas plus tôt, tu aurais pu, je ne t’ai jamais retenue que je sache. Tu es restée comme ça, comme si c’était évident, puisque je t’avais ramenée chez moi, j’étais désormais responsable de toi, cela t’arrangeait. Toi aussi, tu devais bien préférer cette vie là à celle d’avant, qui te menait frigorifiée dans l’océan nocturne.
Pourtant, tu n’as jamais voulu de la chance que je t’offrais car c’est celle là que tu fuyais désespérément la nuit où je t’ai ramassée. Je l’ai toujours su. J’espérais simplement que peut-être, tu finirais par oublier. Je ne sais. Je n’osais pas croire que je pourrais te faire changer d’avis. Mais un jour sans doute, après t’avoir longtemps gardé près de moi, tu te serais mariée, et je serai devenu comme un grand-père peut-être, si tu avais eu des enfants. On aurait pu créer des liens. Mais tu n’en voulais pas. Tu n’as jamais voulu rien de moi. Tu as pris ce que je te donnais quand tu en avais besoin, pourtant.
Et je sais bien que rien ne me sera rendu. Tu m’as volé mon âme, car tu as réduis en cendre ce qui me restait de cœur. Si tu pars, comment veux-tu que je vive encore ? Voilà, c’est là où tu veux en venir. Tu t’en fous. Je peux bien crever de chagrin, toi, tu t’en vas tranquillement, comme un ange, tu me laisse seul, avec ma tristesse et ma solitude. Mais avant, je ne m’en rendais pas compte, je ne t’avais jamais eue auprès de moi. Maintenant, je ne peux pas retourner dans cet isolement, tu me manquerais trop. J’en suis venu à aimer tes petits toussotements de dégoût quand je rote ou que je mange salement. J’aime aussi tes silences méprisants, parce qu’ils me rappellent que j’existe.
Sans toi, sans toi, comment ferai-je pour me voir ? Pour seulement savoir que j’existe, que je croise une autre existence que la mienne, qui me réfléchit. Et je revoie, phare lointain dans la nuit marine, la pâle lumière de ma vie. Je suis si seul, comment pourrais-tu me laisser ? Ce serait inhumain, après ce que j’ai fait pour toi. O mon cœur, si seulement il me restait encore quelque chose à faire. Et je reste là devant elle, qui attend silencieusement, sans mot dire.
Maudite. Et là, qu’est-ce que tu attends, maintenant ? Si tu dois me quitter, autant le faire tout de suite. Ne pas faire durer mon calvaire. Mais tu restes là, sans bouger, sans parler. Tu me torture. Je te regarde. Je ne peux te quitter des yeux, et je ne vois toujours que tes cheveux blonds étalés sur le carmin du canapé. Je ne vois que toi, immobile, qui s’en va et me laisse dans le silence. Je ne t’en veux pas. Pas vraiment. Je suis si triste à mon tour. Et soudain je comprends pourquoi tu devais repartir. Pourquoi tu ne pouvais m’aimer mais seulement me haïr. Et aussi pourquoi toute flamme humaine est dérisoire, dans le grand hiver des hommes.
Maintenant, je suis prêt, j’ai compris. Tu vas partir, c’est inéluctable. Et j’irais un jour où nous nous rejoindrons dans la dissolution des absences. Vas, tu peux t’en aller, j’accepte de te laisser. Je ne vais pas pleurer, je ne vais pas te retenir. Aucune larme ne coulera jamais plus de mes yeux que celles qui célèbreront ton départ, lorsque tu auras franchi cette porte. Tu ne verras pas le spectacle de mon désespoir et de ma déchéance. Pars, tant que je peux rester digne. Après, je me tuerais. Toi, tu as encore toute une vie à vivre devant. Sans doute, as-tu bien raison de me fuir, je suis déjà rongé par la vermine, et mon existence est déjà gâchée, derrière moi, échue, lamentable. Allons, vas et laisse moi. Que je mastique mon chagrin avant mon tour.

Derrière lui, la porte s’ouvre violement. Deux hommes, tout de blanc vêtus, le dépassent d’un pas décidé, en portant un brancard. Brutalement, il prennent la jeune fille, la posent sur le brancard sans ménagement et, prenant chacun une extrémité de celui-ci, emmènent le corps. Pendant qu’il sortait faire des courses, elle s’est enfoncée un coupe-papier dans le cœur.
A peine étaient-ils sortis de l’immeuble, emmenant la suicidée dans l’ambulance, que le corps de son malheureux bienfaiteur s’écrasa à quelques mètres d’eux dans un rauque craquement d’os. Les yeux pleins de larmes, il s’était jeté du cinquième étage. Sur le trottoir s’étalait rapidement une grande flaque carmin en forme de cœur, qu’on ne pouvait voir que d’en haut.