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La Fin


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#1 willy

willy

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Posté 12 septembre 2007 - 11:14

Minuit. Tout est calme. Tout est noir. L'atmosphère est latente. Et l'air pareil à de l'encens enivre, transporte, bouleverse les sens jusqu'à en extirper même la raison. J'ai du mal à croire qu'il est si tard, tant la rue est bruyante, foisonnante d'âmes qui partent et qui reviennent sans savoir en fait où elles partent ; et d'où elles reviennent. Elles s'ignorent ; et pour celles qui se reconnaissent, elles se saluent à peine. Un « bonsoir » à peine remué du bout des lèvres, une main à peine levée, comme si pour elles se toucher voulait dire se frôler. Elles se parlent doucement, mais bruyamment, et chaque mot qu'elles se prononcent à la teneur d'un tambour. Et puis elles grelottent toutes. Sentent-elles ma présence ? J'en doute ; leurs sens en éveil, mais pas suffisamment, ne sont pas disposés à leur en apprendre d'avantage sur ce que je suis. Dès lors elles en savent peu. Excepté ce qu'elles doivent savoir : un jour elles s'éteindront. J'avance. A pas lents. A chaque frottement avec l'une de ces âmes, je la comprend, je la saisi, et je la cerne. J'avance. A pas lents. Et chaque frottement est une autre découverte, un nouveau voyage vers une Amérique toujours différente au début, mais toujours la même à la fin. Chaque âme brille, étincelante comme une étoile, et chacune d'entre elles s'éteint, doucement, comme une bougie. Aussi vrai qu'elles naissent comme par miracle, elles s'en vont tout aussi miraculeusement, laissant derrière, leurs empreintes, plaquées, indélébiles. Je capte encore plus facilement celles-là. Celles qui ne sont plus. Je les sens. Je touche leur essence même et je sais ce qu'elles exerçaient comme profession, leurs différents goûts, leurs caprices, leurs erreurs, leurs peines, leurs joies, leurs défauts, leurs qualités, leurs succès en tant qu'avocat, en tant que dealer, en tant que maçon, en tant que plombier, leurs échecs en tant que père, leurs désespoirs en tant que mère, et tout les vices embrassés sans demi mesure, jusqu'aux larmes versées en secret devant un crucifix, en tant que fils. La douleur des disparus est plus vivante que celle de ceux qui respirent encore et je trouve que ces âmes éteintes sont plus brillantes que jamais. Sont-elles vraiment parties ? La rue semble ne pas vouloir se vider. Il est minuit et toujours cette même foule, ces mêmes va-et-vient, et ce même orchestre de klaxons, de murmures, d'indifférences. Partout on semble faire ombrage au silence et la sensibilité aux choses les plus essentielles tombe. Ces âmes sont égarées et chaque heure qui passe est un prétexte pour l'être d'avantage car croyant œuvrer pour saisir le monde qui les entoure, elles travaillent à corrompre leurs chances de comprendre ce monde. Elles n'ont pas sût se comprendre entre elles. Elles évoluent toutes dans un langage indiscernable pour le prochain. Les guerres en sont la réponse. Et l'espace, l'évasion de demain. Toutes étoiles qu'elles sont, elles sont émerveillées par celles suspendues au dessus de leurs têtes, au lieu de l'être par l'herbe qu'elles foulent de leurs pieds, de l'eau qu'elles boivent de leurs bouches, du sable qu'elles prennent dans leurs mains, et de l'air que leurs poumons appèlent et rejettent en une mélodie que l'au-delà jalouse. Elles devraient contempler leurs yeux bleus, noirs, marrons, verts... Pour en saisir la magie car le monde s'y cache. Elles veulent découvrir le lointain pour se connaître, mais le lointain n'est jamais que le reflet de ce que nous avons. Toutefois après y être allé, elles en reviennent perdues et dispersées. Les guerres en sont la réponse. La terre est ronde et la beauté de cette sphère réside sur la paume de celui qui la tient. Elles la tiennent. Mais elles la tuent. Aussi leur paume est-elle propre ? Elles n'ont pas su se regarder dans les yeux parce qu'elles ont regardé leurs peurs et le pain qu'elles amasseront ; elles se sont évadés du paradis pour accepter de souffrir. Cependant, au détour d'un chemin elles me rencontrent. Elles ne le choisissent pas. Moi non plus. Elles viennent à moi sans le savoir et sans le vouloir je les prends par la main qu'elles me tendent. C'est alors qu'elles s'éteignent. C'est alors que pour elles c'est la fin. C'est alors que je les vois, plus claire que jamais, comme si, soudainement, elles étaient une partie de moi. Ainsi je sais ce qu'elles étaient avant de s'éteindre. J'avance. Je marche doucement sur le trottoir et devant moi se tient une prostituée. Elle se tient adossée à un mur et semble avoir les yeux posés sur l'autre versant de la rue qui est lui, tout aussi bondé que celui où elle se trouve. Elle observe, minutieusement une de ses amies apprivoiser un groupe d'hommes avant de se voir inviter à l'arrière de leur véhicule. Puis la prostituée se dresse, observe, hésite, observe encore, se décide. Elle marche, s'arrête, regarde à gauche, regarde à droite et se met à traverser. Mon regard se détourne d'elle. Devant moi de jeunes gens sont assis à même le sol. Ils rient tous aux éclats, ils semblent être heureux, à leurs pieds sont disposées des seringues, et à chaque passant ils font des grimaces puis, ayant présagé la réaction d'esquive de celui-ci, ils rient encore plus fortement. Je les regarde et je vois cette fille au milieu de ces garçons. Sa peau est si claire et ses yeux si sombres ; ses yeux sont si perdus, si lion d'ici, son rire est si vivant, si proche, si chaleureux, et ses yeux si éloignés de cette joie que ses lèvres arrachent à sa peine. Elle se lève. Elle danse. Elle s'exhibe et tout son corps se balance, lentement, très lentement…Une mélodie la guide et on ne sais pas laquelle. Mais chacun de ses mouvements est comme une note, comme une clé pour aider à reconstituer cette mélodie. La fille tourne, tourne, et son corps se balance encore et lentement, lentement, et lentement je découvre le tic-tac qui résonne dans sa tête. Son corps semble laisser s'échapper des ondes et ses bras pendus dans les airs embrassent des contrées lointaines, cachées dans le réel et que l'œil occulte. Elle est télé portée dans un monde où il fait moins mal qu'ici, pendant que le bonheur y est travesti pour un court moment parce que, malheureusement, il semble ne pas l'être. Soudainement elle s'arrête. Les garçons se mettent à hurler et la jeune qui dansait, tranquille, hurle aussi. C'est alors que je me retourne. En plein milieu de la chaussée la prostituée se tient. Elle me dévisage longuement. Je la regarde maintenant plus attentivement qu'auparavant. Elle est debout non loin de moi, puis avance dans ma direction pendant qu'autour d'elle tout le monde crit et s'affole. Alors j'avance vers elle, ignorant le brouhaha grandissant, les jurons qui fusent et les appels au secours qui montent à la vue du spectacle. Lorsque nous nous rencontrons je m'arrête et pour toute réponse la prostituée me tend sa main. Je la regarde. Elle gît sur le sol dans une mare de sang, un automobiliste se lamente et en appelle à Dieu. Je la regarde. Elle est debout, le corps intact et le visage neutre. C'est l'heure. Je prends sa main et je la découvre ; une autre Amérique. Elle s'appelle Leila et elle a trente ans :

-Il est tant de partir.

-Où ?

-Tu verras.

Ses yeux veulent en savoir d'avantage et ils se font insistants, interrogatoires. La seule réponse que je peux lui donner est celle que les larmes de sa vie n'attendent pas et que je ne puis lui dire. La seule chose que j'ose est sa main dans la mienne, ses pas derrière les miens et son corps maintenant occulté par les yeux des siens, qui désormais la nommeront « décédée ».La vie de l'homme est si trouble et si brouillard que la pierre tombale ne la résume que pour décorer, en deux années : l'une pour la naissance, l'autre pour la mort. « Leila M… 1964-2007 ». Voilà le résumé d'une vie. « Elle est morte. ». Voilà le résumé d'une mort.