À Zerbotsgaya, ces bestioles avaient déjà causé des ravages considérables. Mais Ek Naon n'éprouvait pas la moindre haine à leur endroit. Tout juste pouvait-il leur en vouloir un peu d'avoir réduit à néant l'orchestre symphonique dans son ensemble. Mais il ne parvenait pas à éprouver la moindre rancoeur face à des destructions qui ne témoignent d'aucune cruauté, vraiment. Qui sont le fruit d'un malheureux hasard de la nature qui a voulu que de simples limaces gélatineuses se transforment en organismes cannibales et acquièrent une capacité de résistance peu commune.
Cela dit, la situation devenait compliquée pour Ek Naon qui n'était pas décidé à donner sa peau aux limaces mutantes qui avaient visiblement investi le quartier. De sa fenêtre, il les voyait passer par petits groupes. Certaines étaient de taille raisonnable, de 10 à 30 cm environ. D'autres étaient longues d'un mètre. Et il était à craindre que la mutation fût loin d'être achevée. Qu'il en jaillirait de plus grandes encore. Et qu'au bout du compte, il y avait peu de chances de réchapper à ce fléau.
Qui plus est, les vivres allaient se faire rares. Ek Naon n'avait nullement prévu, quand il s'était approvisionné, d'avoir à se barricader chez lui. Il lui restait des conserves pour trois ou quatre jours, tout au plus. Et dans la privation, Ek Naon se mettrait rapidement à délirer... à rêver d'un ragout de mouton, par exemple.
Au salon, les bestioles commençaient juste de s'éveiller. Prudent, Ek Naon à remis en place le couvercle de l'aquarium qu'il avait laissé sur le côté, la veille, après avoir nourri ses gentils piranhas. Une négligence qui lui avait sans doute sauvé la vie, cela dit. Les limaces étaient lentes à s'éveiller. Elles regardaient autour d'elles, éberluées, se rendant compte qu'elles étaient prisonnières et, surtout, qu'elles non plus n'avaient rien à manger. Ek Naon leur disait sèchement : « Vous voyez ! on n'est dans la même galère ! » Les limaces couinaient : « pli ! pli ! pli !pli ! » l'homme se grattait la tête. Dans le silence de la maison, il se rendait compte qu'il n'avait plus qu'elles au monde. Et il les laisserait mourir de faim ? Un cognac lui a permis de se remettre les idées en place tandis que les vers mutants emprisonnés se tortillaient - « pli ! pli ! pli ! » - en le regardant avec tendresse et désespoir. « Je ne vais quand même pas vous donner mes raviolis, non ? »
« Pli ! pli ! pli ! » De toute évidence, les limaces mutantes n'avaient aucune envie de manger des raviolis. Alors Ek Naon a tenté le tout pour le tout et a pris son téléphone pour appeler la pizzeria. Les vers l'ont regardé faire, intrigués. Ek Naon expliquait d'une voix très sûre qu'il lui fallait des pizzas impériales. « Je suis un patriote ! Vive la Grande Myrolésie ! » Il y avait toutes sortes de viandes dans ces pizzas qui faisaient un peu penser, par leur aspect, aux champs de bataille des guerres sérielles, au plus fort du conflit. « Comment ? Si le quartier est infecté ? Mais pas du tout, voyons ! Je viens juste de faire une petite promenade ! Je puis vous garantir que le quartier est tout ce qu'il y a de plus sain ! »
À l'autre bout du fil, l'employé n'avait pas l'air entièrement convaincu mais Ek Naon avait le ton définitif de ceux qui savent ce qu'ils disent et l'on a fini par prendre sa commande. Il ne restait plus qu'à attendre, en espérant que le livreur ne se fasse pas attraper par une colonie de limaces avant d'arriver. Le pauvre garçon n'aurait pas le temps de dire « Ouf ! »
Ek Naon n'avait pas trouvé mieux qu'un tournevis pour en venir à bout. Mais enfin ! Il avait le geste précis de ceux dont la mort a été le métier. Le tournevis a traversé la gorge du jeune homme comme de la pâte molle. Puis, le tueur a récupéré la précieuse pizza qu'il a déposée sur la table de la cuisine. Le garçon agonisait dans l'entrée. Ek Naon l'a bien assommé pour entamer la découpe. Mais il n'était pas bien outillé. Il possédait certes une vieille tronçonneuse mais elle était à sec. Pour le reste, c'était des couteaux dont le format garantissait surtout un travail long et fastidieux. Alors que les limaces piaillaient épouvantablement, tout de même... On aurait dit des enfants, incapables d'attendre l'arrivée du déjeuner sans s'agiter.
Du coup, Ek Naon a pris le parti de découper des pièces de viande à vif dans les parties les plus charnues du livreur de pizza qui n'était pas encore tout à fait mort. Et il a balancé les blocs de viande dans l'aquarium. Des pièces conséquentes qu'il a vu fondre en un clin d'oeil. Ces animaux ont un appétit décidément vorace. Mais en temps de guerre, il faut économiser les vivres. Ek Naon a voulu expliquer ça aux limaces qui en étaient à roucouler comme si elles avaient voulu le séduire. Lui égrenait ses souvenirs de guerre. « La campagne d'Heliatkal, c'était quelque chose, ça ! » Et les limaces ronronnaient en écoutant le vétéran. « Des cadavres partout ! Partout ! » Il s'agitait devant les vers qui se mettaient à onduler lascivement. « Et le sang ! Des geysers de sang ! »
Ek Naon avait soif. Les limaces le regardaient amoureusement. Il s'en rendait à peine compte. Il renvoyait l'orgie macabre qui avait duré des jours et des nuits, sans interruption. « On ne peut pas oublier ça. » En effet. Il n'avait jamais pu oublier.
Revenu du front, il avait retrouvé sa femme qui ne comprenait pas pourquoi cet homme autrefois si entreprenant se murait désormais dans un silence pénible, ricanant de temps à autre de façon incompréhensible ou pleurant, au contraire, les camarades perdus. »Tonio, Tonio... Qu'est-ce qu'ils ont fait de toi ? » Elle avait fini par aller, la pauvre femme, avec un autre qui lui promettait un vrai mariage et des enfants.
Ek Naon mélangeait tout : les batailles, la séparation, les trêves, la recherche d'emploi qui n'aboutissait pas et derechef la mobilisation, le sang, le sang, rien ensuite. Rien que le sang. Le sang. Rien. Rien. Les limaces écoutaient, attendries mais un peu prises par la faim, tout de même. Or, Ek Naon épuisé s'endormait. Elles en seraient quittes pour patienter un moment.