Aller au contenu

Photo

[note de lecture] Jean-Louis Giovannoni, "Voyages à Saint-Maur", par Ludovic Degroote


  • Veuillez vous connecter pour répondre
Aucune réponse à ce sujet

#1 tim

tim

    Administrateur

  • Administrateur principal
  • PipPipPipPip
  • 5 689 messages

Posté 01 août 2014 - 10:09

 

6a00d8345238fe69e201a3fd3e0196970b-200wi Voyages à Saint-Maur est un double voyage : dans lâenfance de Jean-Louis Giovannoni et dans son écriture : cela suffirait à justifier son pluriel, sâil ne sâagissait de douze voyages qui font comme douze chapitres, de 1981 à 2012, sur les lieux où il vivait, enfant, seul avec sa mère, à Saint-Maur-des-Fossés. Dans un texte liminaire, lâauteur sâexplique : il a retrouvé quelques photos de cet enfant de huit ans quâil était, prises par sa mère ; au tout début des années 80, bien après le décès de celle-ci (1), il avait effectué des « promenades » sur ces lieux : trois dates télescopent donc le personnage-narrateur : lâenfant de huit ans, lâadulte de trente ans des années 80, celui de 2012 ; Voyages à Saint-Maur est la tentative de faire cohabiter ensemble ces trois « protagonistes », ou, plutôt, de les essayer et de les assembler les uns aux autres. On est donc dans lâespace du récit autobiographique, sans que ce récit soit linéaire et sans que ce soit seulement un récit.  

Le texte est fait de ces va-et-vient entre les photos, les voyages et ces trois âges : voyages dehors et dedans, il nây a pas de frontière : nous sommes poreux. Dâailleurs, dans cette déambulation qui le mène à son enfance et de son enfance à aujourdâhui, le narrateur est toujours accompagné de ses fantômes, qui le suivent, non sans humour : ainsi, ceux-ci applaudissent-ils au moment où il fait une découverte. « Impossible de sortir de chez moi » : règle de vie ou fatalité ? Il en va sans doute un peu des deux : Saint-Maur-des-Fossés est comparé à « un utérus gravide. Dâoù rien ne sortirait » : on comprend alors à quel point lâenfant et le narrateur, lâun et lâautre perdus dans ces lieux que lâun ne reconnaît pas et dans cette personne que lâautre voit à peine, sont incapables de se séparer. Le bus de la ligne 111 qui amène le narrateur au lieu dâune enfance possible, ou du moins reconstituable, devient un chemin pour se et sây retrouver, sorte de fil dâAriane intérieur que les mots permettent de dérouler. Il y a des livres quâon porte en soi depuis longtemps ou qui se commencent sans fin, sans quâon les envisage dans leur fin : bribes, bouts, voyages, fragments, cela se rassemble par sa fin, à lâimage du dernier chapitre qui retrace un trajet via Google Maps, insigne paradoxe du voyage qui vous fait vous en aller tout en restant chez vous, et se clôt sur ces mots : « Fermeture de session. /  En cours⦠» - On ne sâéteint jamais tout à fait tant quâon est vivant. 
  
Autre élément que ce motif du voyage intérieur /extérieur â à mesure que lâon avance dans les voyages / chapitres, les dates dâécriture deviennent plus floues, comme si la dimension intérieure prenait le pas sur les données historiques -, câest le rapport à la réalité. Celle-ci est nourrie dâéléments factuels, que le narrateur découvre ou redécouvre à lâoccasion de telle rencontre : une boutique, une personne, un geste. Lâévocation de la graineterie forme un voyage à lui tout seul : au milieu des sachets de graines et des pommes-de-terre se mêlent lâanecdote et ce quâelle développe dâimaginaire et de rêverie ; il faut aussi y ajouter le personnage de la commerçante et lâémoi quâelle provoque : « Corsage blanc, dans mes oreilles les acouphènes, ça siffle à toute berzingue. » Mais lâimportance de cette femme ne se limite pas à une découverte fantasmée de la sensualité, câest elle qui lâinstruit sur dâautres plans : ainsi lui offre-t-elle Le Guide des nuisibles illustrés : « tu sauras tout sur les limaces, les pucerons et les vers blancs⦠» : comment sây prendre mieux pour fabriquer un poète ?! Ce goût que le petit Jean-Louis trouvera dans le détail de la vie, il le développera aussi avec lâencyclopédie Tout lâunivers que sa mère lui avait offerte, et dans laquelle il peut faire provision de découvertes, dâinterrogation sur le monde et ses mystères, qui seront aussi prétexte à des expériences newtoniennes avec les soldats de plomb  ou de dissection avec le fils handicapé mental de la voisine avec lequel sâest développé un lien affectueux. Ce goût du détail qui jalonne Voyages à Saint-Maur, on le retrouve aussi dans les autres livres de J-L Giovannoni, développé dâune autre manière, jusquâà cette série de petits livres autour des insectes et des invertébrés qui devrait aboutir à la publication des Moches(2)
Il ne sâagit pas à mes yeux dâun livre différent des précédents de lâauteur, mais, au contraire, dâun livre qui se tisse à tous les autres. Indépendamment des deux poèmes qui sây trouvent et qui avaient été publiés aux éditions Unes (3), on trouve de nombreux thèmes qui sont au cÅur de lâÅuvre de Giovannoni. La question du décousu en est un : le récit décousu ou déconstruit nâest pas une coquetterie ni un principe : il est tout simplement le reflet de la vie et du jeu narratif qui la montre, dans ses tentatives dâessayage, pour reprendre un mot cher à lâauteur. On pourrait y associer la question de la disparition, quâil sâagisse de personnes (la présence de la mère par exemple est pudiquement discrète), des lieux, des objets ou de la mémoire : « Le petit avec son écharpe de grosse laine tricotée (â¦), je tourne et retourne dans tous les sens sans jamais le trouver » : on lâaura compris, il sâagit du narrateur cherchant lâenfant quâil était. Ailleurs, câest le thème du geste : « Les gens doivent réintégrer leurs gestes volatils » ; « Un geste, câest une dépense, pas un placement » ; « Nous sommes mal pliés. » Citations et formulations qui montrent à quel point nous sommes au-dehors du récit traditionnel, et glissons régulièrement dans la proximité du poème. 
  
On voit par là â double exploration, intérieure et extérieure (quâimporte lâespace, pourvu quâon ait lâexploration), observation du détail, du minutieux, goût pour le dérapage, attention aux coexistences, aux ruptures, aux interstices prétendument vides, humour et pudeur des émotions -, tout ce qui fait à la fois la matière des poèmes de Jean-Louis Giovannoni et des récits qui suivront à partir de Journal dâun veau (4). Sur ce plan aussi, Voyages à Saint-Maur me semble un livre pleinement giovannonesque, grandement éclairant de son auteur et de son Åuvre, et très touchant. 
  
[Ludovic Degroote] 
 
 
Jean-Louis Giovannoni, Voyages à Saint-Maur, Champ Vallon, 104 p., 12,50⬠
 
1.Cf. Garder le mort (édité en 1973 aux éditions de lâAthanor, repris aux éd. Unes puis chez Fissile en 2009), poème initial et remarquable. 
2.Livres dâartistes publiés aux éditions Les mains par Stéphanie Ferrat : http://stephanieferr...p/editions.html ; voir également lâentretien avec Emmanuel Laugier dans le dossier J-L Giovannoni du Matricule des Anges de juin 2014. 
3.Le Corps immobile, Unes 1982 ; Le Visage volé, Unes, 1982 ; tous deux repris dans Les choses naissent et se referment aussitôt, Unes, 1985. 
4.Journal dâun veau : roman intérieur, éd. Deyrolle, 1996 ; rééd. Léo Scheer, 2005. 

 

36H2IcJ9kjA

Voir l'article complet