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(Note de lecture) Ariane Dreyfus, Le dernier livre des enfants, par Jean-Pascal Dubost


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Posté 16 janvier 2017 - 02:30

 

6a00d8345238fe69e201bb096cec8f970d-200wiPour entrer dans ce nouveau livre dâAriane Dreyfus, il faut passer le premier poème, le lire et relire à la fin de pousser le portail dâun tombeau (le livre) qui ne demande quâà être ouvert pour laisser sourdre, telle une cornucopia, une abondance de vie ; la difficulté tient de la terrible beauté de ce poème :

Jâécris parce que je vais disparaître

Câétait là
Ma fille assise dans lâescalier, je la regarde entre les barreaux
Ne bouge pas
Jâaime continuer

Lâimportance de se regarder
Sans doute
Le visage en veut un autre

Les tout petits, ne plus rien dire

Ainsi la nuit si jâentends le chat manger enfin,
Lui si maigre, je sais quâil bouge son menton aux os fins
Il a besoin de manger, nous oubliant
Pendant que la nourriture craque entre ses dents

Les craquements, si on voulait, on saurait où câest
Passer entre les barreaux, les frôler
Sans se faire peur
Surtout quand un animal tourne sa tête, hésite,
Puis retourne à son bol où il reste de la solitude

Dans ce poème sont reliées la mort et lâenfance, filées ensuite par le long du livre, et que la poète sâévertue à relier dâun fil ; lequel poème dâouverture est relayé plus loin par ce vers isolé « Poésie : bracelet pour ne pas disparaître », emprunté à un enfant nommé Ian ; un leitmotiv rythmant lâensemble : « Pour ne pas mourir »; tout tient à un fil ténu. De cette manière, les titres des sections paraissent comme des points de couture du lien qui file : « Crépuscule », « Nocturnes », « Parce quâil reste des jours », « Avant le soir », « Poèmes pour que lâair passe », où se lit la lutte entre la fin et le commencement, se lit ce qui refuse de disparaître. Le premier vers, « Jâécris parce que je vais disparaître », tombant comme le couperet dâune sentence, paraissant fermer le livre avant que de lâouvrir, induit une fatalité (comme le titre de lâouvrage, à lâécho prophétique), une fatalité à lâencontre de laquelle Ariane Dreyfus avance par le moyen de lâécriture poétique, celle-là par quoi elle peut retrouver dans lâenfance des autres, et dans son enfance fictive (réinventée), des sources de vie. Lisant Ariane Dreyfus, on a le sentiment dâune enfance éternelle, et éternellement vivante. Lâenfance (ses enfants, nommés souvent, ainsi que moult autres) et la poésie, deux legs que la poète entend faire à la vie après. Les poèmes, les enfants, nâest-ce pas au fond ce que compare Ariane Dreyfus ? En citant Frank Venaille, entre autres : « Les poèmes sont comme des frères orphelins qui appellent leur père dans la nuit. Ils sont semblables, ils se connaissent et se haïssent, ils se regardent avec tendresse et méchamment. Chacun appelle dans son coin et de cette plainte collective monte une mélodie qui devient celle du livre ».

Depuis Les Miettes de décembre2 câest en revêtant peau dâenfance quâAriane Dreyfus visite le monde adulte et sa réalité, vêtue de cet âge dâhomme à lâimaginaire sans frontières quâelle puise une matière quâelle rapporte par contes et comptines passés par ses transformations dâadulte (et amoureusement entrelacés avec les arts littéraires, cinématographiques, plastiques, chorégraphiques), en en conservant le merveilleux et le féérique de lâinquiétude ; car les contes sont inquiétants, et les comptines sont destinées à chasser les inquiétudes. La poète rêve éveillée de la mort, quâelle transforme en conte pour adulte, à sa manière, fine et allusive, usant des blancs et des non-dits pour faire entendre son écho lointain et menaçant. Car, discrète, lâidée de la mort est omniprésente dans ce livre, et le poème aurait cette vocation de chasser son ombre, du moins, de la repousser. Lâeffroi est permanent : « On nâentre pas dans la mort on y disparaît » ; de là, voire, la volonté du legs dâenfants et de poèmes à la vie.

Ne pas disparaître est lâinjonction que sâadresse la poète.

Tout dans les poèmes de ce livre est mouvement, courses désespérés mais enthousiastes vers quelquâun, adulte ou enfant. Ariane Dreyfus écrit avec, écrit vers, les autres, « Et moi, en écrivant je ne quitte personne ». Lâensemble est parsemé de vers ou de distiques qui agissent comme des fulgurances de vie, « À chaque minute jâarrive à arracher une minute/De vie étonnée », offertes. Câest un livre mélancolique, mais pas sombre. Évoquer la mort, ce nâest point faire Åuvre morbide, et si la présence de la danse dans les poèmes crée un lien avec les danses macabres médiévales, parce que la poète danse avec lâidée de la mort, câest une célébration de la vie, quâon lit. Une danse toujours au bord du gouffre, funambule :

Je ne sais pas quand
Le dernier poème
Je me penche au bord de
Chaque jour


Et quand le livre semble en son achèvement, il ne lâest pas, aussi, les poèmes sont suivis dâun péritexte conséquent (pour que de lâair passe encore ?), suivis dâune mention des « Sources, si vives, dâinspiration », puis dâun « Chantier de poèmes » (dans lequel Ariane Dreyfus travaille, à force de retravail et de ratures, son horreur de lâexcision, cette blessure violente et insupportable infligée aux femmes et à la vie), qui est suivi de « Notes », et enfin, de remerciements. Pour ne pas finir.

Parce quâil y a une page devant moi
Je ne veux pas fermer les yeux
Si je tâtonne, si je suis assez lente,
Le poème ira quelque part

[â¦]
Va poème, va

On ne refusera pas dâêtre ému par cette voix qui dit avec douceur et tendresse la peur de la mort.
 

Jean-Pascal Dubost


1Ariane Dreyfus a animé un atelier dâécriture autour de la phrase de Patrick Dubost : « Pour ne pas mourir », extraite du livre Cela fait-il du bruit (Voix éditions, 2005)
2Les Miettes de décembre, Le Dé Bleu, 1997

Ariane Dreyfus, Le dernier livre des enfants, Flammarion, 16â¬


 

 

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