Aller au contenu

Photo

(anthologie permanente) Giovanni Pascoli (1865-1912), traduction inédite de Jean-Charles Vegliante


  • Veuillez vous connecter pour répondre
Aucune réponse à ce sujet

#1 tim

tim

    Administrateur

  • Administrateur principal
  • PipPipPipPip
  • 5 689 messages

Posté 18 janvier 2017 - 01:43

 



Lâélégie, « serrant à sa poitrine son enfance »

Lâimmense poète, méconnu ici, quâa été Giovanni Pascoli, formidable inventeur de formes et de sensibilités poétiques nouvelles au tournant du XXème siècle en Italie, a souffert sans doute du malentendu fondamental entourant encore aujourdâhui lâexpression de la perte, fondamentale chez lui autant que la souffrance des vivants chez Leopardi. Et, comme chez le grand aîné, propice à toutes les confusions entre texte et existence, personnage et énonciateur, sentiment et méditation philosophique ; en un mot, entre vécu (impression) et poésie. Si le texte se soutient aussi de son monde dâexpériences, y compris bien sûr les expériences de lectures dâautres textes â ainsi que récemment lâa donné à voir en images et paroles mouvantes le superbe Paterson de Jim Jarmusch â, il nâen constitue pas moins une réalité autre, aussi prégnante que celle où sâest trouvé historiquement lâauteur, au milieu de ses semblables (les « lecteur » de Baudelaire), et sans nul doute aussi cohérente quâelle, en son alogique construction aux potentialités presque infinies. Or, certains écrivains, et plus généralement certains artistes, parmi les moins contestables â dans le domaine que je connais le mieux : Dante, Michel-Ange, Le Tasse, Leopardi, Ungaretti⦠â et Pascoli serait de ceux-là, nâhésitent pas à faire usage du lien direct le plus commun entre expérience et transmission esthétique, celui qui consiste précisément à être impliqué et à impliquer dans une même émotion le créateur et lâamateur, chacun pouvant du reste changer de rôle tour à tour. Cette dimension de lien et de partage, avant que le terme même en soit décrié, se nommait le pathos. Ce qui, en rhétorique classique, « émeut le public », a été souvent confondu avec des procédés dâamplification ou dâemphase, alors que la condensation, le laconisme, lâunderstatement et surtout lâellipse par métalepse sont, avec les allusions implicites (les « rimes internes » de Paterson), des procédés bien plus clairs et efficaces de cette forme de communication artistique. Notre auteur, on va le voir, en joue avec délicatesse mais sans fausse pudeur. Aussi bien, la nostalgie est « mal du retour » au pays intérieur, espace et temps confondus. Dans ce petit pays de lââme, on peut à la fois être un grand professeur, nommé au fin fond du sud italien (en Sicile), et un enfant triste pensionnaire à Urbino, confronté brutalement à la mort dâun camarade aimé, avant de lâêtre (si nous voulions sortir totalement du texte pour rappeler le vécu ultérieur du jeune Pascoli) à celle de son père assassiné.
Le jouet emblématique, lien et transition entre les enfants dont il est question ici, et entre les différentes époques de lâexistence de quiconque voudra bien lire ce texte pour ce quâil est â un poème â, cet instrument privilégié de lâélégie (à tout le moins de lâélégie de la perte pascolienne, aux âges, non de sa mais de « notre vie »*), prétexte et déclencheur, odeur des premiers beaux jours et souvenir dâune allégresse à jamais perdue, câest pour lâoccasion lâaquilone : tellement plus exaltant (aigle géant !) que notre bizarre cerf-volant⦠Première difficulté de traduction, et non des moindres ; le jeu extrêmement raffiné des sonorités et des liaisons en étant une autre (la rime, tierce en lâoccurrence, ne pouvant devenir un totem, pas plus que chez son illustre modèle), et le choix assumé du pathos, justement, au sein de la forme élégie, la troisième. Ou inversement⦠le lecteur, la lectrice, le petit enfant qui écoute (sâil ne sait pas lire encore), en jugeront.
* Voir, pour ce qui pourrait être lâhistoire dâun grand frère du jeune mort de Lâaquilone,  ici même, 11 mars 2016, mon « Giovanni Pascoli, la fin dâun monde » : Poezibao (poème La vertigine).  
Lâaquilone [original ici]


                    

Le cerf-volant

Quelque chose aujourdâhui de neuf au soleil
ou plutôt dâancien : je vis ailleurs et sens
que sont aux environs nées les violettes.

Elles sont nées dans la forêt du couvent
des bons capucins, parmi les feuilles mortes
quâaux souches des chênes fait bouger le vent.

On respire un air adouci qui fait fondre
le gel des mottes, visite les églises
de campagne envahies dâherbe sur leur porte :

un air dâun autre lieu, dâun mois moins précoce
et dâune autre vie : un air bleuté de ciel
soutenant plusieurs ailes blanches qui glissentâ¦

les cerfs-volants, oui ! Câest une matinée
où il nây a pas classe. On est là par bandes
entre les haies de ronces et de prunelles.

Les haies étaient nues, hérissées, mais lâautomne
gardait encore rouges quelques bouquets
de baies et quelque floraison de printemps

blanche ; et par les rameaux secs le rouge-gorge
sautillait, et le lézard montrait sa tête
brève entre les feuilles rêches du fossé.

Nul ne bouge. En face de nous, la venteuse
Urbino ; chacun envoie, dâune éminence,
loin vers le ciel dâun bleu turquin sa comète.

La voici qui ondoie, hésite, sâélance,
bute et remonte, prend le vent : peu à peu,
dans un long hurlement des petits, sâenvole !

Sâenvole ; et le fil dans la main prend du jeu,
comme une fleur qui sâarrache de sa tige
grêle, pour aller fleurir en dâautres lieux.

Sâenvole ; et les pieds de lâenfant qui trépignent,
et son cÅur anxieux, son avide pupille,
sa face et son esprit, tout emmène au ciel.

Plus haut, plus haut : déjà comme un point qui brille
là-haut, là-haut⦠Mais voici un coup de vent
travers, voici un cri suraigu⦠â Qui crie ?

Ce sont les voix unies de mes compagnons
de chambrée : je les reconnais brusquement
toutes, la plus douce, lâaiguë, la voiléeâ¦

Lâun après lâautre je vous retrouve tous,
mes camarades ! et toi, dans lâabandon
du pâle visage muet sur lâépaule.

Oui : jâai prononcé sur toi les oraisons,
et jâai pleuré : mais heureux, toi qui nâas vu
sâeffondrer dans le vent que des cerfs-volants !

Tu étais tout blanc, je mâen suis souvenu ;
tu nâavais un peu de rouge quâaux genoux,
à cause de nos prières sur le dur.

Oh oui ! heureux, toi qui as fermé les yeux
sans avoir de doute, en serrant sur ton cÅur
le plus aimé de tes adorés joujoux !

Oh ! je le sais bien, moi, doucement on meurt
en serrant à sa poitrine son enfance,
comme ses pétales candides la fleur

encore en bouton ! Ô mort petit bonhomme,
je viendrai bientôt aussi dessous les mottes
là où placidement tu dors sans personneâ¦

Mieux dây venir essoufflé, rose, trempé
de sueur, comme on est après la joyeuse
compétition à lâassaut dâune montée !

Mieux dây venir avec une tête blonde :
que, lorsquâelle gisait froide sur le drap,
te coiffa en vagues de tes beaux cheveux

ta mère⦠à peine, pour ne pas faire mal. 

                                                                    (Poemetti, 1900)

Traduction Jean-Charles Vegliante - écouter ce poème lu par Vittorio Gassman (texte italien sous la vidéo) - document audio, 4'10


 

 

febJSjlyCl8

Voir l'article complet