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(Note de lecture) FrantiÅ¡ek Halas et Bohdan Chlíbec, par Paul Laborde


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Posté 17 mars 2017 - 10:14

 

À quiconque nous demanderait dâexpliquer notre amour pour la poésie tchèque, nous serions tenté de répondre : la brutalité des contrastes. Mais dâemblée, il faudrait tempérer voire, et ce nâest pas un problème, se contredire : la douceur des contrastes. Ou la brutalité de la douceur. Ou la douceur de â etc. Peut-être notre amour naît-il aussi de cette lecture qui se mord la queue et finit par rire de ses contradictions et de son ridicule. Oui, la grossièreté tchèque est drôlement fine. Les éditions fissile lâont compris et participent activement (devrait-on dire militent ?) à la diffusion de cette littérature dont tous les amateurs connaissent jusquâau fond de leurs os la beauté noire et sâétonnent quâelle ne reçoive une écoute plus attentive ici.

6a00d8345238fe69e201bb098480c8970d-200wiFrantišek Halas
Erika Abrams à qui lâon doit déjà dâindispensables traductions de Havel, Hejda, Holan, PatoÄka ou Deml (1) sâest occupée de ce Alors quoi ?, recueil posthume comprenant quatorze poèmes écrits entre 1945 et 1949 et de ces Fragments choisis par Ludvík Kundera dans les manuscrits, cahiers et bloc-notes des années 40. Dès lâouverture, « la foi a mis les voiles » â mais on ne sait pas encore si ce départ est pour le poète synonyme de soulagement ou de lourdeur. Bien entendu : il ne saurait sâagir de choisir entre les deux. Tout au contraire, câest un basculement perpétuel entre enfoncement dans la douleur absurde et recul ludique face à la vie qui opère de strophe en strophe : 

Dâune vieille beauté le jeune chagrin
et serait-ce
dâun vieux chagrin la beauté jeune
sur la calotte cabossée du poème
noir de fumée

Au milieu de lâincertitude et des contradictions : à qui faire confiance ? « Éclatants et effrayants sont les yeux / bouts des fils de la vie / les yeux qui attendent ».  Serait-ce le corps qui nous trahit ? Ou plutôt, faut-il comprendre que lâÅil, organe intellectuel par définition, trompe à la mesure de la confiance quâil suscite â libère à la mesure du soupçon quâil suggère ? Retenons surtout que le poète lâaffirme : il nâest pas dupe. Et sa lucidité ne lâempêche nullement de jouer â seulement sans doute faut-il alerter régulièrement la langue qui tend à se piéger toute seule : « vas-y choisis /et ne te fais pas avoir poésie / On connaît la chanson / pleine de syllabes ». Comme pour mieux se défendre des attaques, Halas appelle, provoque, génère un éboulement de langue, un effondrement des syntagmes qui sâéclatent mutuellement :

Elle était Sâpas Entre rouille et fumeuse
LâÅil vacant À fouiner
et pour elle quelquâun chantait 

Une musique sâélabore à coup de déséquilibres. Un ethos sciemment bancal, voilà ce que propose Halas, car sa confiance croît à proportion de la chute : « Jâen voudrais un comme ça / Déclencher dâun mot une avalanche ».

Les fragments avancent le long de cette via media tourbillonnante, ou spiralique, ou chaotique â jamais loin de provoquer lâentorse : « infiltrations de larmes dans lâhomme / jusquâà tant quâil rouille » ; « si le corps ne tient pas la longueur que lââme y aille ». Le lecteur sourit de douleur et avec dâautant plus de joie quâil laissera son corps (comme son âme) se faire bousculer par ce regard cru. Les renversements sâimposent à la chair du poète et les fulgurances sâenchaînent les unes aux autres sur des modes antagoniste ou conflictuel :

joie des funérailles tristesse de la naissance
et aller vider ma nostalgie
au long de ton organe trainant

                        *

décrépitude du corps la paume en pièce rapportée
la mort de lâautre sera pour nous un sursis

                        *

pouvoir des plantes des étoiles des pierres
dans la masse trapue des nuages
lâesprit captif de la basseur de la terre (Linda) dessus la
            hautesse des cieux 

Halas fait ce quâil peut, et si cela ne lui semble pas grand-chose, câest tout ce quâil peut et pour cette seule raison, câest un pouvoir sans fin â comme la peur qui se saisirait elle-même jusquâà tenir une espèce de lucidité entre ses mains :

cette trame des chaînes
disance empruntée à la poésie
disette empruntée seulement à lâhistoire
comme le mourant appelle sa mère

Le lecteur est régulièrement frappé (percuté, attaqué, cogné) par des visions violentes énoncées par ce qui ressemble à une froideur calme (désabusée ?). Il serait tentant de citer le livre entier tant il regorge dâévidences â tenons-nous à trois derniers éclats pour conclure :


Et que savez-vous du malheur insoucieux
de moins en moins-être (du cÅur â des sens etc.)
le tremblement qui en est lâhistoire
la colère le récit
lâenvie la froidure etc.

                        *

Éclair - écureuil roux
lâenfer est réservé aux vivants

                        *

Éclair immobilisé une bonne heure dans le ciel
vu la brièveté du poème


6a00d8345238fe69e201b8d26baa68970c-200wiBohdan Chlíbec
Bohdan Chlíbec est né en Bohème du Nord en 1963 et vit à Prague depuis 1971. Câest un poète important qui publie peu : trois livres seulement dont un inédit en français. Les deux derniers sont donc regroupés dans le volume qui nous intéresse ici. Comme le titre peut le laisser entendre, Chambre obscure plonge le lecteur dans un espace clos et sombre, voire oppressant â mais jamais idéalisé pour autant : on est entourés de réalités matérielles, dâodeurs, dâobjets anodins porteurs dâune tonalité singulière, on se cogne à lâarmoire comme à la fenêtre, tous angles saillants. Lorsque le poète nous sort, lâair nâest pas libre et le jour se charge dâune impuissance qui menace lâouverture, contraint les déplacements du corps :

Luge, neige et lumières et lumières.
Le soir gèle en profondeur.
Lâobscurité est proche.
Du patin, il racle la glace, en arrache les feuilles mortes.
Essaie-t-il dâoublier ?
Câest à peine sâil visite le cimetière.
[â¦]

Tout semble profondément difficile, câest-à-dire lourd par le fait même de la simplicité, pesant dâéchecs vécus ou probables â toute peur est matérielle :

Problèmes de glaires en respirant la nuit : 
lâimage de la vie répandue 
par les sécrétions salées des yeux de la fille.
Passent les chiffons propres
jusquâaux dernières secondes
de lâenfer dâici.
Mais on peut y survivre, dit-on.

Chlíbec rend compte dâune expérience et dâun regard marqués par les renversements. Le système de valeur se saborde lui-même, laissant la vie nue lutter avec ses propres dispositions à lâeffondrement, par-delà espoir ou désespoir :

Il y a des moments où la vie  
lâemporte sur sa propre interruption
et tous les jours restant sont ensuite mutilés
par une stupeur tragique.

Le poète ne sâépargne aucune vision, fut-elle infiniment tragique. Aussi peut-il ouvrir un poème par ce type de frappe, sèche et cinglante : « peut-être lâamour est-il extérieur aux êtres humains » â une interrogation qui pourrait presque accompagner toutes les pages du livre. Une cour en hiver déploie cette inquiétude avec plus de distance et peut-être plus de cynisme, chaque page offrant au lecteur un tableau désabusé de lâenvironnement de Chlíbec : « La genèse de décembre » (p. 59) est une pure perfection de poème, ne prétendant rien dire mais saisissant tout. Mort et vivant à la fois, câest le cÅur de cette opposition mis en mot. Des parenthèses viennent briser la fluidité à laquelle voudrait prétendre le regard. Nous ne sommes ni chez Hopper (le calme nâest pas dévitalisé), ni chez Lucian Freud (les corps ne sont ni magnétiques ni magnifiés). Peut-être se rapproche-t-on davantage dâAntonio Rotta : on pense à La mort du poussin et cette incompréhension froide et rigide dans le regard de la petite fille. Ailleurs ou plus loin, des femmes sont appelées pour la gravité (la pesanteur) de leur présence â corps maternel quâil faut téter ou étreindre, refuge ou alcôve, elles dessinent surtout lâindice dâune vie où le terrible nâest ni nié ni combattu, mais, peut-être par le fait dâune innocence qui nâa plus rien de naïf, sâallège et se détruit dans lâévidence de la constatation :

Elles rêvent, timides, de servir un jour
ne serait-ce quâen tant que cavités pulmonaires.
Déjà lâune dâelles dort ; une autre entend encore
le cerveau qui doucement pétille après lâapoplexie.


Chez Halas comme chez Chlíbec, on expérimente une rupture toujours déjà consommée entre lâhomme et ce quâil sâétait autorisé à espérer du monde. Une rupture qui est aussi celles des tons, une autorisation qui est aussi celle du sentiment â mais celui-ci nâa pas la gravité naïve et romantique de la mélancolie ou du désespoir ; plutôt lâattaque cynique, post-baudelairienne, dâun monde plus mécanique encore quâil y a deux siècles. Y a-t-il de lâhumour ? Oui, parfois, sans doute, sous un masque sombre et sincère et peut-être est-ce une chose encore difficile à sentir pour le lecteur français, parfois handicapé par son esprit de sérieux. Et sûrement est-ce la raison pour laquelle nous en avons tant besoin.

Paul Laborde

1. cf. Le magnifique Lumière oubliée, fissile, 2015.

FrantiÅ¡ek Halas, Alors quoi ? suivi de Fragments , Fissile, 2016, traduit du tchèque par Erika Abrams, 72 p., 16â¬.

Bohdan Chlíbec, Une cour en hiver précédé de Une chambre obscure, Fissile, 2016, traduit du tchèque par Cédric Demangeot et Petr Zavadil (avec la participation de lâauteur), 103 p., 16 â¬

Lire trois poèmes extraits du livre de Bohdan Chlíbec

 

 

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