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(Note de lecture) Muriel Pic, "Elégies documentaires", par Françoise Clédat


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Posté 27 mars 2017 - 10:04

 

  6a00d8345238fe69e201bb0987ff54970d-200wi Élégies documentaires

Le titre dâemblée. Magnifique. Sa force dâappel. Son oxymore qui nâen est pas un et dont Muriel Pic nous livre la clé en deux vers dâune condensation exemplaire :

il nâest dâart documentaire
sans chant de deuil

Assertion que semblerait contredire le vers cité en exergue du recueil et reproduit sur la 4ème de couverture :

Ouvre lâoeil, ne chante pas.

si celui-ci nâétait extrait dâun poème de lâéditeur de W.G. Sebald , Hans Magnus Enzensberger qui, interrogé sur la diversité de ses propres pratiques littéraires (poésie, essais, biographies, etc.), a déclaré la poésie en être le centre de lâénergie. Là où les choses commencent. Le poème dont le vers est extrait se présente comme livre dâétudes ; il se conclut sur la colère et (la) patience (â¦) nécessaires / à qui veut insuffler dans les poumons des puissants, la fine poussière meurtrière / quâégrènent ceux qui ont beaucoup appris, / et qui , comme toi, sont précis.

Muriel Pic, docteur de l'EHESS, professeur de littérature française à lâuniversité de Berne, écrivain et photographe, traductrice de Walter Benjamin, est également une spécialiste de W. G. Sebald (W. G. Sebald â L'image-papillon suivi de W. G. Sebald : L'art de voler , essai paru en 2009).
Elle intitule la postface à son propre recueil Quand la poussière devient élégie, et précise que Les Elégies documentaires ont été écrites dâaprès archives, avec la sensation dâune poussière dans lâÅil de la pensée. Poussière, le mot comme lâélément, des doigts de lâarchiviste aux étoiles, ne cesse de revenir dans les Élégies.
Si jâinsiste en préambule sur ces références parmi tant dâautres, Enzensberger et Sebald, câest, quâassociées à lâentreprise de Muriel Pic, elles dessinent avec elle comme une famille littéraire, que caractérisent la mise en Åuvre dâécritures fondées sur la quête documentaire et lâintégration du document en tant que tel à leur poétique, innovant par là un rapport singulier au lyrisme que Muriel Pic formule ainsi:
Au-delà des thèmes et des questions qui les animent, les Élégies documentaires parlent donc dâune expérience lyrique, atmosphérique, élémentaires des documents.

De lâutopie
Les élégies se répartissent en trois ensembles dont chacun, lié à la découverte dâune ou plusieurs archives autour desquelles il sâorganise, a pour thème une utopie.

Le premier ensemble, intitulé Rügen, concerne Prora, camp de vacances pour travailleurs du IIIème Reich dont Hitler lança la construction sur lâîle de Rügen en mer Baltique. Utopie totalitaire appliquée au tourisme et aux loisirs de masse - Kraft durch Freude (KdF), la force par la joie - , dont le rêve architectural, interrompu par la guerre en 1939, restera inachevé, son état actuel de ruine insulaire témoignant de la démesure du projet et de son désastre.

Prora propagande
Propagande prora
Je regarde des documents
des photographies.
je regarde des morts.
Par-delà la résidence vue sur la mer
à lâhorizon du camp au format Welt
je vois six millions de matériel humain
des corps nus sans soleil
des corps nus avec la mort en fac
e
écrit Muriel Pic.

Le second , Miel, a pour incipit

Lâart ancien des abeilles :
figurer la communauté parfaite.
Lâart ancien des communautés :
prendre les hommes pour des abeilles.

La ruche, modèle dâarchitecture communautaire, a nourri (à tous les sens du mot), lâutopie des kibboutzim incarnée ici par le kibboutz fondateur de Gan Shmuel qui, se lançant dès 1913 dans lâéconomie de lâapiculture, inspira lâarchitecte Arieh Sharon.
Le transport dâun essaim de deborah (nom hébreux de lâabeille), par et dans la bouche même de leur apiculteur Azaria Alon - apparié sur la même page à lâapiculteur Julius Cohen, lâun et lâautre fondateurs de la protection de la nature et de lâenvironnement en Israël - , a pour contre-modèle le déportement des peuples :

             En Europe le calendrier dit 1939 ;
(â¦)
En Palestine le calendrier dit 1948 ;
les abeilles butinent des fleurs de fer.
 
Ou, dans la concision de cette autre métaphore mellifère :

Le miel ne coule plus
fracas dâescadrille dans la mémoire dâAlep.

Câest par la transition lyrique - voleurs de miel plus que de feu - que lâon arrive au troisième ensemble, Orientation ; lyrisme du poète Virgile rêvant des femmes-abeilles (les Thries) et dâAristée dont les essaims furent décimés par Orphée ; chant de deuil du poète Orphée dont, après la mort, la lyre devint constellation.
Des essaims aux étoiles. De la poussière des archives à celle des nébuleuses, Orphée, Orion. Lâutopie est celle de La tribu des Skidi, Amérindiens des Grandes Plaines, pour qui la carte du ciel était table divinatoire, sa lecture fondant une organisation sociale spatiale que toujours un astre orientait , ainsi chaque village ( portant) le nom dâune étoile qui lui ressemblait , (â¦) les villages Skidi étaient sur la terre le reflet de leur étoile sans le ciel.
À quoi met fin lâextermination.
À quoi succède, utopie quasi inverse tant lâélan en est dâemblée intrusif , ce dans sa son expression même :

pénétrer à lâintérieur dâune étoile
à lâintérieur dâun atome
 
et dont la réalisation amène à ce constat :
A lâintérieur dâune étoile
tohu-bohu, désordre, fusions
Les atomes sâagitent en tout sens
(â¦)
Des vagues sans fin
de rayons X et Gamma, dâultra-violets
une marée radioactive.
A lâintérieur dâune étoile : il y a la destruction.

Ainsi par une chaîne dâassociations sommes-nous (re)conduits à lâannée 1939. Le 2 août. Un mercredi atomique. Einstein écrivant. Le Président Roosevelt décachetant la lettre. Une réaction nucléaire en chaine (â¦) la réalisation de bombes (â¦) Manhattan Project.

De la destruction
Comment ne pas reprendre ici ce titre de Sebald ?
Derniers vers de la dernière des élégies de Muriel Pic :

Le ciel est un livre dont les récits se répètent.
Qui sait le lire devine la destruction.

« Destruction » sera le fin mot de lâélégie, le fin mot du livre. Littéralement et au sens propre. Son but. Sa douleur, telle quâelle émane de la lecture des traces, déchiffrement, divination de ce qui nâa pas été vécu. Son pathos assumé. Muriel Pic en ose la formule : de pathétiques épiphanies, lesquelles génèrent des deltas dâémotion.
Je continue de construire des ruines
constate-t-elle dans un de premiers poèmes du livre, dans lâun des derniers elle évoque :
le temps quâil reste à notre planète
dâici sa destruction
.
Dans lâintervalle elle aura scandé :

Câest toujours la même histoire
politique, poétique, darwinienne
Toujours la même histoire
de vols, de viols, de rapts, de guerres
.

Le vertige qui résulte de la répétition de lâhistoire de la destruction est pris en charge par la construction du livre dont le montage actualise une porosité des lieux, des époques et des chronologies.
Si Muriel Pic souligne lâintensification du présent produit par lâarchive et quâaccompagne un cortège surprenant dâinterrogations sur lâavenir, si elle se veut

le témoin
de ce qui ne passe pas

si, déplaçant le chiasme, elle voit se soulever les images mortes (â¦) sous lâÅil vivant du passé,
câest que de ce vertige temporel naît la nécessité de la poésie comme seul mode dâécriture capable dâapporter à lâintensité du trouble et aux interrogations quâil suscite, une réponse que le recours au mode de lâanalyse insuffit à produire:

Câest un livre quâil faut
Un livre come un coup de hache
(â¦)
pour briser la fable chronologique
et regarder lâeffroi
du passé qui ne passe pas.

Dâune réinvention de lâélégie
Lâélégie sera la forme élue pour articuler la distance stricte et impersonnelle propre au chercheur et lâaccueil intime, émotionnel, de cette poussière dans lâÅil de la pensée et de lâeffroi qui en résulte, ressentis au contact premier avec les documents .
En Grèce où elle sâorigine, lâélégie nâétait pas un genre littéraire, mais une forme correspondant à une structure métrique codifiée. Chant de deuil ou de mort selon son étymologie (elegeia), son usage nâétait pas réservé à la seule expression de la douleur. Elle traitait de thèmes relevant de la philosophie, de la morale, de la politique, la subjectivité de lâauteur se devant alors dâêtre mise en retrait. Contrairement en ce quâil en advient dans le lamento élégiaque lorsque lâélégie, entendue comme genre, se voit associée à ce quâon appelle, dès la Renaissance, la poésie lyrique.
Câest bien lâelegeia des Grecs que Muriel Pic reconnaît comme sa forme convenante liée à une parenté des intentions thématiques. Si librement quâelle le fasse, si réinventée en soit la pertinence, on trouve mémoire de la scansion du distique élégiaque antique dans les alinéas qui rythment les poèmes composés dâune suite de vers narratifs, descriptifs, informatifs, réflexifs, où lâintroduction de nombreuses citations référencées appuie lâaspect documentaire, en même temps quâelle réalise une mise à distance de la subjectivité - toujours présente - par la pluralité des subjectivités. À côté de Sebald et Enzensberger, sont convoqués pour leurs travaux nombre de scientifiques, philosophes, théoriciens, inventeurs, journalistes ; on énumèrera parmi eux, outre les déjà cités, Charlotte Beradt, Hannah Arendt, Ernst Bloch, A.D. Gordon,Thomas More, Mandeville, Horkheimer, Noam Chomsky, Kepler, Arthur Eddington, Einsteinâ¦
Des photographies dâarchives, en noir et blanc, parfois teinté de sépia, Åuvres de photographes souvent inconnus, interagissent avec le poème à la manière des citations. Mais plus singulièrement, leur insertion établit une équivalence poèmes/images par le traitement de lâespace conféré à ces dernières dans le montage du livre, alternance et mise en page. Les légendes des photos placées en haut de la page font titres, à la façon des titres de poèmes dont elles ne se distinguent pas, les uns et les autres reprenant la fonction de résumé du contenu propre aux titres détaillés de chapitres dans les narrations anciennes. Leur report in extenso dans la longue table des matières font de celle-ci un poème à part entière, tant visuel que sonore, à lire comme tel.
De fait le poème ne cesse dâêtre présent jusque dans la manière dont sont (ré)appropriées les citations, ce quâannoncent aussi les titres - Hannah Arendt écrit à peu près -, réappropriation qui introduit le tremblement dâune écriture personnelle qui se sait authentiquement réécriture et nâhésite pas à intégrer à son invention celle de nombreux autres poètes, de Lucrèce et Virgile à James Joyce, Charles Reznikoff, Cendrars, en passant Tennyson, Allan Poe, Paul Valéry, Johann Peter Hebel.
Une attention particulière portée à Kafka, la photographie le concernant réalisant en soi le lien texte/ image évoquée ci-dessus : il sâagit dâune photographie de mots, double page manuscrite de son carnet de vocabulaire allemand/hébreu, dont le poème, à la double page suivante, est la retranscription en même temps que traduction de la traduction par Muriel Pic. De liste en liste. Ecriture de gauche à droite, écriture de droite à gauche. Chaque mot est la porte dâune autre maison. Lâémotion est à son comble. Kafka nâira jamais en Palestine, parti pour une autre terre promise :

un pays imparfait en cela que plusieurs
le seul pays possible pour la poésie.
Sa cartographie est sans frontières :
essaims de mots ou vers documentaires.

Essaim de mots.
Ce quâil en est de la métaphore. Ce quâil en est du vivant dans le chant de mort. Ce quâil en est du sentiment de la nature dans le lyrisme des documents. Atmosphérique et élémentaire. Ce que des éléments et de leurs combinaisons, ce que du miel et du ciel nous avons vu. Ce qui dâavantage sâen dit. En revenir aux falaises de Rügen. Lesquelles sont décrites dâun blanc squelette.
Calcaire des années 
sous la mousse et la bruyère dâété.
Calcaire et fossiles.
Au crépuscule de Rügen
on entend leur voix dâempreintes
leur élégie de témoins de craie.

Archives de la nature et archives de papier,
Elles ne décrivent pas le malheur
elles attendent un qui va dire
elles attendent de devenir

fragments malgré tout continués
.
La séparation nature/culture est ici dépassée. Muriel Pic dénonce une conception romantique (incarnée par Caspar David Friedrich, peintre de lâîle de Rügen avant Prora) selon laquelle
la nature est sans histoire
Une mémoire lâinfiltre, anonyme, mais à laquelle, le temps dâune strophe, Muriel Pic donne son expression la plus personnelle :

Parmi toutes les herbes
Il y a cette herbe
Parmi tous les ossements, il y a les tiens.
(â¦)
Nul repos pour les blanchir.

Sans hiatus elle affirme une conception de la nature comme monde. Cette identification nature et cosmos appelle à réinterpréter la formule :

Nature et histoire
En une seule et unique matière

Celle-ci ne sâadresse pas quâaux touristes. Le mot matière est un des mots rémanents des Elégies, relayé par le mot poussière. Citons :

Sous les astres errants du ciel
sans fin sâagitent et se transforment
tous les éléments de la matière
.
Ou, plus explicite encore :
Aucun instant pareil
dans le rythme élémentaire
.

A quoi font écho les

figures libres et anarchiques
extases insensées vers la liberté
dâune population dâélectrons échappée des atomes.

Voix, geste, et larmes contre lâordre mort, telle serait lâ hypothèse lyrique de Muriel Pic.

Foisonnant et condensé à lâextrême. Rigoureux et faisant appel au plus sensible.
Modeste par ses dimensions (80 pages) mais faisant coexister de grandes variations dâéchelle,

- de lâatome à lâétoile
à mi-chemin : lâéchelle du corps humain .

Ce livre, Les élégies documentaires, rejoint parmi les livres ceux que nous aimons appeler « livres-monde ».


Françoise Clédat

Muriel Pic, Élégies documentaires, Collection : Opus incertum, 92 pages, 3 illustrations couleur, 16 illustrations noir et blanc, éditions macula, 2016, 15.00 â¬

 

 

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