C’était un puits de jardin tout à fait ordinaire, que mon père avait creusé à la pioche. Il avait dû ajouter des cerclages de béton, une poulie, un seau, un couvercle. Jardiner était son loisir et le puits servait à arroser le potager.
Un jour (j’avais quinze ans), j’eus l’étrange idée de détruire un poème d’amour que j’avais écrit pour quelque jeune fille du village, en le déchirant en plusieurs morceaux et , tout en prenant la posture d’un héros romantique, en jetant les morceaux dans le puits.
J’avais oublié ce geste et ce poème, lorsque, plusieurs mois plus tard, j’entendis mon père soulever le couvercle du puits et s’écrier, en compagnie d’un de ses amis, qu’il y avait là, posés sur d’immenses toiles d’araignée qui traversaient le puits à différentes hauteurs, des morceaux de papier déchirés, qu’il parvint à sortir du puits avec un râteau. Il s’amusa à reconstituer le puzzle, et se gaussa de moi, avec force rires, en compagnie de son ami.
Ce jour-là, j’eus le sentiment qu’on avait fait effraction dans ma vie, et j’en voulus à mon père, longtemps. Mais voilà deux décennies que mon père n’est plus , et il n’y a plus ni jardin , ni puits, – et, dussé-je avoir, à nouveau, le rouge au front, je donnerais tout pour que tout revienne et pour entendre, à nouveau, mon père rire du poème d’amour déchiré.
10/5/17