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(Note de lecture), Pierre Dhainaut, "Un art des passages", par Philippe Fumery


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Posté 19 juin 2017 - 09:31


Un art des passages

6a00d8345238fe69e201bb09a6ddab970d-50wi« Ah !» ce mot qui est si peu, le haïku le profère, il sâétonne que la neige brille ou fonde⦠ écrit Pierre Dhainaut, ajoutant que le mot de lâexclamation, tous les poèmes ne le disent pas expressément, mais tous sâétonnent⦠(233).

Ainsi débute un étonnant « Autoportrait à lâalouette », texte figurant dans un nouveau livre, « Un art des passages », paru aux éditions lâHerbe qui tremble en mai de cette année 2017. Le livre offre des poèmes de Pierre Dhainaut et, plus nombreuses, des pages où il poursuit sa réflexion sur le poème, une manière de procéder quâil suit de livre en livre : et désormais ils regroupent dans leurs dernières pages des notes, une phrase, un paragraphe, qui font le point sur ce qui vient dâêtre dit. (30).

Le livre offre une série conséquente de « mélanges » offerts à des poètes ou des peintres. La réflexion se poursuit, à propos de ces livres, comme si elle rebondissait sur ces pages savantes et sensibles, consacrées à Tzara, Bonnefoy, ou Max Alhau, Gérard Farasse ou Patricia Castex Menier.

La peinture est lâobjet dâune admiration, depuis la découverte ancienne du Palais des Beaux-Arts de Lille, avec Ribera et Goya, ou le terrain de multiples collaborations. Mais la rencontre est capitale : Je pourrais dire que chacune de mes découvertes en poésie est inséparable dâune découverte aussi importante en peinture. (136)

Pour rendre compte de cet important recueil, et laisser au lecteur la pleine envie de sây frayer un chemin, nous lâévoquerons sous la forme dâune suite de termes à lâenseigne de la lettre A, à lâinvitation tacite du poète. Ce ne sera pas le début dâun encombrant dictionnaire, mais dâune série de planches pouvant former un herbier coloré et parfumé, après une abondante récolte. Il est dâailleurs possible dâentrer dans ce livre au hasard des chapitres, selon les affinités propres au lecteur. Certains de ces vocables sont par ailleurs connus pour figurer dans le titre dâun recueil.

À â la lettre, la syllabe du seuil lorsque le livre comporte une dédicace. (244)

Suivent trois mots qui en sont peu encore, au statut variable et aux contours flous ; employés dans de nombreuses expressions courantes, ils amènent une idée de séparation ou de frontière ; Pierre Dhainaut en a fait des entités fortes, présentes, agissantes.

Au-dehors : ne dis plus « au-dehors », la nuit nâest la nuit que de ton côté tant que tu veux y pénétrer de force. (39) ; ce terme est connu pour avoir donné son titre à un précédent ouvrage : « Au-dehors, le secret ».
Avant : était-ce une chimère cette parole qui nous porte à lâavant des poèmes, à lâavant de nous-mêmes ? (205)
Ailleurs, et celui-ci prend place dès la première page, comme un avertissement : il ne faut pas se rendre ailleurs, le seuil sâinvente ici. (11)
Sans doute lâévocation de Rimbaud y est pour beaucoup, avec ce vers splendide à la fin des « Illuminations » : Départ dans lâaffection et le bruit neufs. (47)

Dâautres mots se veulent plus légers.

Aérer : Rien nâautorise à écrire un poème encore, sinon lâespoir dâapprendre à lâaérer⦠(212) ; et gare à la privation : rien ne sâaère, rien ne sâévade / des signes secs, fébriles, se sont accumulés. (38)
Avril : ce mois de lâannée est particulier pour Pierre Dhainaut, qui cite un romancier islandais, Jon Kalman Stefanson : Avril est un mot plein de lumière. Pierre Dhainaut avoue que pour lui tous les poèmes sont dâavril (244).
Alouette (et donc Autoportrait) : elle est la messagère de lâaube joyeuse. (234) découverte grâce à Shelley, dont les poèmes étaient étudiés en cours dâanglais : En chantant, tu montes toujours (235) ; lâoiseau merveilleux a le pouvoir de convertir lâinvisible en lumière sonore. (233)

Des mots encore nous parlent dâouverture.

Aube : Elle est annoncée par lâoiseau, grive ou alouette.
Augural : « Gratitude augurale » est le titre dâun chapitre, et celui dâun récent recueil, paru en 2015.
Appel : Je suivais un appel⦠(22) ; il (ce non qui semble initial) risquerait à son tour de nous lier, dâentraver lâappel. (44)
Tant que nous écrivons, nous faisons appel, certes, à tout ce que nous avons vu et entendu, ou lu, câest-à-dire éprouvé⦠(61) ; les traces, ici, ne sont si évidentes que dans la mesure où elles nâont pas réduit lâappel qui les a commandées. (63)

Accepter, acceptation (voire acquiescement, approbation) : Elle (la poésie) incarne ce mouvement qui vient du plus intime de nous-mêmes. À la négation, elle passe outre, comme à lâacceptation : aucun résultat ne la rassasie, ne la rassure. Son oui nâapprouve quâun autre oui. (47)
Pourquoi, dès lors, ne pas accepter ce que dit et redit la poésie. (27)

Dâautres encore amènent lâidée dâun mouvement, dâun déplacement, voire dâune élévation, idée exempte de possession.

Accroître : le corps respire, il a tout le temps de sâaccroître. (12)
Ajouter : Nous ne nous ajoutons pas au monde, nous en faisons partie, et les mots ne sont pas de trop, ils ne nous mettent pas à lâécart. (23)
Avancée : Les poèmes sont des avancées, ils nâont de valeur que sâils nous incitent, auteurs et lecteurs, à poursuivre. (31)

Cependant Pierre Dhainaut reste vigilant sur lâemploi de ces termes ; ils sont choisis, dès lors quâils concerneront le poème et tout ce qui peut le faire advenir, ou au contraire écartés quand il sâagira de lâauteur, avec tout ce qui lui donnerait trop dâimportance. Ce mouvement réclame de lâhumilité. (61)

Dâautres existent en creux, sont laissés de côté, voués à lâoubli.

Aciérie : Mais le port derrière moi, les usines pétrochimiques, les hauts fourneaux, je les élude. (46)
Algérie : La grande épreuve de ma jeunesse⦠jâai préféré résister grâce aux poèmes⦠ (44)

Certains vocables semblent absents, cette fois, comme « alliance », terme qui est entré dans le beau titre « Pluriel dâalliance », même si, à propos de Max Alhau, il est évoqué : Les pierres nues ne sont pas différentes, elles font « alliance » avec les arbres.  (74)

Dâautres sont omniprésents dans ses recueils, et ce livre ne lâoublie pas. Ils semblent revêtus dâun pouvoir sur le poème. Ainsi des arbres, qui relient la terre aux vents, aux nuages, aux cieux. Ils portent des noms dâarbres du Nord : tremble, saule, frêne.

Arbre : Pierre Dhainaut cite Matisse : Pour parler dâun oiseau, suivons le conseil de Matisse selon qui, pour dessiner un arbre, « il faut monter avec lui » (235).
Christian Dotremont est encore cité, à qui un article est consacré et dont un logogramme illustre la couverture. Dotremont souhaitait sâexprimer spontanément, dâun jet, à la manière dâun arbre (188). Il a été fortement attiré par les pays de neige, comme la Laponie, les empreintes laissées sur la neige (192). Toute une forêt se dessine également à lâaide des hampes⦠ils ressemblent à des silhouettes de sapins. (197)
Alors que Dotremont est un artiste touffu tout flamme (187), plus loin dans le grand Nord, il y a les îles Féroé : Il ne pousse aucun arbre aux îles Féroé (240). Passée la stupeur de cette découverte, dâune telle malédiction, Pierre Dhainaut envisage cette phrase qui lâobsède comme un premier vers possible.

La réflexion de Pierre Dhainaut, dâabord sur la conception de ses propres poèmes, est comme vivifiée à la lecture des poètes, avec lesquels un échange durable existe. Les mots que nous avons ici regroupés se retrouvent et, dâune certaine manière, ils forment un des traits de lâauteur abordé. Ainsi pour Patricia Castex Menier : Elle nâen sera que plus fidèle aux appels du chant et de la poésie. (78) ; ou pour Gérard Bayo : Ce qui lui importe, ce nâest pas son Åuvre, mais lâavancée de livre en livre⦠ (63). Évoquant la personnalité sensible et profonde de Nicolas Dieterlé : je suis (â¦) semblable à un arbre qui attend lâoiseau de la parole. (107) ; ou encore, pour Nicolas Dieterlé, câest ne plus se soumettre à ce qui nous diminue, câest lâinvisible qui « accroît » le visible. Avec lui, nous avons à nous « alléger », nous avons à acquiescer. (111)

Un autoportrait se constitue sans bruit, au fil des pages, restituant le parcours en poésie dâun homme attentif, commencé sous « le signe ascendant » (24) ; et sans aucun doute, cet « art des passages » dessine sous nos yeux les contours dâun art poétique.

Pierre Dhainaut utilise fréquemment le conditionnel, sous une forme soutenue, il nous fournit ici un merveilleux exemple : Jâaurais refusé la poésie, je me serais amoindri. (47)

Dâavoir accueilli la poésie, celle qui nous est ici présentée, nous accroît.


Philippe Fumery

Pierre Dhainaut, Un art des passages, LâHerbe qui tremble, 2017, 272 p., 19â¬

Une fiche sur lâauteur sur le site de lâéditeur LâHerbe qui tremble

 

 

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