Aller au contenu

Photo

(Entretien) avec Pierre Drogi, par Emmanuèle Jawad


  • Veuillez vous connecter pour répondre
Aucune réponse à ce sujet

#1 tim

tim

    Administrateur

  • Administrateur principal
  • PipPipPipPip
  • 5 689 messages

Posté 19 juin 2017 - 04:19

 

Entretien avec Pierre Drogi, par Emmanuèle Jawad
À lâoccasion de la parution de Fiction : la portée non mesurée de la parole (Éditions Passages dâencres, 2016), Ombre attachée â Anémomachia (Éditions Lanskine, 2016), Ombre attachée â à bouche sanglante (Éditions Lanskine, 2016)

6a00d8345238fe69e201b7c903da84970b-50wiEmmanuèle Jawad : Fiction : la portée non mesurée de la parole rassemble sept essais écrits entre 2002 et 2009 traversés par la question de la fiction et « le sens de la relation littéraire » quâelle porte. La fiction se trouve redéfinie en tant quâacte (« lâacte de fiction ») dans son rapport à la parole et à lâimage. Dâautre part, deux types de fiction se distinguent dont lâune plus explicite que lâautre qualifiée de « véritable » permet également de  redéfinir dans cette approche la relation de lâauteur avec le lecteur. En quoi la fiction reste-t-elle un axe essentiel et privilégié dâapproche de la relation littéraire et en particulier dans le domaine poétique ? Comment tâes-tu approprié cette question ? 

Pierre Drogi : Comme tout un chacun, évidemment, jâai une expérience personnelle de la lecture et de la découverte des jalons qui seront ceux « qui comptent ». Jâai sans doute rencontré la « fiction » hors des cadres et des étiquettes de manuel avec le Moyen Age, et son débordement sur la Renaissance avec Rabelais. Il sâagissait à la fois de la rencontre dâune langue, proche et différente en même temps de la nôtre dans le temps, lâancien français, et dâune façon différente dâenvisager le rapport de lâauteur et du lecteur au texte et le rapport entre auteur et lecteur.
Le baptême de cette perception dâune langue double ou différente dâelle-même dans lâespace ou le temps avait eu lieu encore en amont.
Jâavais été confronté, durant mon enfance et mon adolescence lorraines, sans le parler mais en le découvrant à mesure que jâapprenais lâallemand, au francique mosellan, un « dialecte » de lâallemand, en fait une langue à part entière, considéré en Moselle comme un « patois » mais dont je découvrirais plus tard quâil me donnait partiellement accès à la littérature allemande médiévale, voire à une compréhension superficielle du yiddisch (je me souviens dâavoir découvert cette proximité en allant voir Le Dibbuk à la cinémathèque).
Il manque peut-être au français, et à la littérature française quand elle se fige dans des canons, cette conscience de la différence au sein du même : les Français ont perdu le contact et la pratique de leur propre langue sous ces deux formes voisines que peuvent représenter une langue commune et sa variante ou réalisation régionale. On alterne voire on mêle facilement en Allemagne ces deux registres de la conversation que sont lâallemand « normé » et son cousin ou sa cousine, parallèles et familiers. Cette pratique permet de sentir au sein de la parole une distance, un mode dâappréhension à la fois différent et semblable de percevoir et de dire. La perception de cet écart, très tôt, a peut-être favorisé a posteriori une certaine hypersensibilité aux mots.
Rencontrer la langue et la littérature du Moyen Age mâa permis ensuite de découvrir cet autre régime de la fiction auquel je faisais allusion plus haut, dégagé du souci de réalisme, et plutôt préoccupé de ce que raconter veut dire que dâune description pure et simple dâun « réel » dâailleurs toujours en fuite. Une fiction assumée comme telle et libératrice, éprise dâhumanité « en acte ». Aussi « nominaliste » que « réaliste », devrais-je dire ! Et tenant les deux parts, dans leur distance, entre les choses et les mots.
Pour la fiction médiévale, « le plus réel » est la relation quâinstaurent les mots au moment de la lecture et cela exige du lecteur, du coup, une attention sans faille à la façon dont est dit ce qui est dit, au dire derrière le dit.
Quel serait lâ« acte » de la fiction, demandes-tu ? On peut naturellement se reporter à mon livre pour obtenir une réponse circonstanciée. Je répondrai ici dâune manière biaisée mais peut-être la plus directe aussi, pour souligner lâenjeu que les Anciens (et les auteurs de la modernité qui ont perçu ce même enjeu) mettent à la lecture dâun livre. Par parenthèse je range Ducasse, Dostoïevski, Kafka ou Volodine à côté de Rabelais ou de Shakespeare parmi les véritables héritiers de cette façon de percevoir et surtout de pratiquer le livre â comme un éveil, un déconditionnement de notre usage univoque des mots, et pourquoi pas une possibilité de guérison. Le cas de Shakespeare naturellement est un peu différent du fait quâil pratique un art de surcroît théâtral.
Un livre peut-il empêcher de devenir un assassin ?
Peut-être. Dans Crime et Châtiment, Dounia Raskolnikova et son frère Rodion franchissent tous deux la ligne qui sépare un homme dâun assassin, mais pas dans le même sens. Lâune, en mesure de tuer et dans une situation de « légitime défense », jette le pistolet qui la protège. Lâautre passe à lâacte que ses représentations â toutes les « pensées de lâaraignée » ou « du souterrain » qui habitent pour Dostoïevski lâhomme seul â lui ont dicté.
Tout lâenjeu de Crime et Châtiment tient à cela : dans quel sens franchir la ligne, depuis des pensées « du souterrain », obsessionnelles et égocentriques, vers lâeffectuation du crime â ou dans lâautre sens, quand Dounia jette le pistolet, en ne tenant plus compte de sa vie ?
La fiction nâaiderait-elle pas chacun à sâextraire de sa pente naturelle dâ« homme du souterrain », de ses « pensés de lâaraignée », du narcissisme, du solipsisme, en le confrontant soudain à de lâaltérité ? Voilà une hypothèse que la fiction elle-même semble prendre au sérieux. Hugo prétendait « mettre un procureur dans la peau dâun condamné à mort » pour abolir la peine de mort.
Quant au poème, également mentionné par ta question : inclus par moi sous le régime de cette fiction particulière, il définit très exactement cette « portée non mesurée de la parole » qui fait le titre du livre et la question de celui-ci. Parole adressée mais aveugle, qui ne sait rien de son sort, qui touche et tâtonne dans lâespoir dâune rencontre⦠ou dâune lecture, cette « courte éclaircie mortelle ».


6a00d8345238fe69e201b8d28e1e90970c-50wiEmmanuèle Jawad : Ces essais sont qualifiés, dans lâargument du livre, de « laboratoire » au regard du travail poétique personnel de lâauteur. Dans quelle mesure ces essais entrent- ils en lien direct avec ton travail de création ?

Pierre Drogi : Il existe certainement un lien de type double-bind entre les poèmes et les essais.
Ce que tu dis me paraît vérifiable dans les deux sens : échos de la réflexion ou des textes commentés dans les poèmes, sous forme dâallusions ou parfois de citations, échos de la pratique poétique comme « expérience de la parole » dans les essais. Il nâest donc pas étonnant que des réminiscences de textes commentés trouvent place dans certains poèmes ou dialoguent avec eux et, réciproquement, que parfois une formule poétique trouve abri dans le livre dâessais pour approcher au mieux (au moins mal ?) lâexpérience dont il sâagit de parler.
Mais ce lien ne situe pas du tout ces deux pratiques sur le même plan.
Les essais accompagnent depuis longtemps lâécriture poétique ; comme la traduction ils en sont une forme dâombre ou de halo. Mais ils nâen sont pas le support. Ils ne la précèdent pas non plus comme intention. Ils ne la commentent pas. Ils nâen élucident pas directement lâintention ni la raison. Ils répondent ou tentent de répondre à des préoccupations liées à ce que je perçois comme le « vrai » et souterrain travail dâécriture, toujours « poétique » celui-là.
À lâégard de ce dernier, les essais nâen ont surtout pas le caractère achevé et dâune certaine façon « définitif ». Leur prose est toujours imparfaite, trouée, ouverte.
Ils opèrent un autre type de travail.
Ils poussent plus loin ce quâon a entendu, ils risquent des hypothèses, ils tentent de se constituer en expériences : dâoù lâemploi du mot « laboratoire ». Dans lâécriture de ces essais, jâai tenté dâaccompagner le lecteur afin de lui faire éprouver, par le commentaire en train de se faire, les mêmes expériences que jâavais éprouvées à la lecture des textes traversés. Jâai tenté de le rendre à cette perception particulière de la fiction dont il a été question plus haut.
À titre dâexemple, le chapitre II, « Du sein de la fiction », pourrait se lire comme une sorte de Tombeau, de long texte prosé « cherchant son acte ». À titre dâexpérience de la lecture elle-mêmeâ¦


6a00d8345238fe69e201b8d28e1e93970c-50wiEmmanuèle Jawad : Anémomachia et À bouche sanglante parus en 2016 aux Éditions Lanskine participent dâun même cycle dâécriture Ombre attachée. Tes précédentes publications (Charbonnier et sa filleule, Le chansonnier parus en 2008, 2010 et 2015) formaient un triptyque. Ton travail poétique semble sâélaborer ainsi dans la constitution de cycles, certains livres établissant des liens avec dâautres. Tes deux derniers livres semblent se porter également davantage que les précédents vers des préoccupations sociales et politiques. En exergue de la première section dâ« À bouche sanglante » cette citation « Tuer un homme ce nâest pas tuer une idée câest tuer un homme. » Ces préoccupations ne constituent-elles pas un axe transversal qui fait lien entre ces deux livres ? En quoi précisément ces deux derniers livres  constituent-t-ils un même cycle dâécriture ?

Pierre Drogi : La dimension dialogale est particulièrement importante dans ce livre en deux volets (diptyque ?) quâest Ombre attachée. Ce dialogue peut sâenvisager entre les deux parties de lâensemble mais surtout à lâintérieur de chacun des poèmes qui se font littéralement lâécho de voix multiples. Et le titre lui-même indique comme une suture entre les deux moitiés.
Faut-il vraiment préciser, comme plus haut, que le solipsisme me paraît lâennemi principal de la parole poétique, comme il lâest de lâhumain en lâhomme ?
Voici ce que jâen écrivais au moment de présenter les deux livres :
« Ombre attachée â Anémomachia, Ombre attachée â à bouche sanglante : avers et revers, livres attachés dos à dos ?
Ombre attachée exprime le lien entre les deux livres. Câest un terme technique emprunté aux peintres, mais il peut évoquer les ombres torturées des enfers, ou ce dessin de Goya intitulé « Qui nous délivrera ? »â¦
Chacun des deux volumes peut apparaître comme lâombre attachée de lâautre, dans une sorte de réversibilité, même si la lecture sâopère de lâun à lâautre comme une traversée vers une aurore ou une éclaircie de parole.
Dans le premier, luttes, conflits, sur mer, sur terre et dans les airs, mais aussi à lâintérieur de lâesprit scindé : anémomachia â combat des souffles, guerre des vents, soubresauts de la conscience prise dans les courants contraires ; dévoration, flots de boue et de sang, beauté ensanglantée, bonté absente. Lâesprit peut-il flotter sur les eaux ?
Dans le second, on articule à sâen ensanglanter la bouche, à moins quâon ne vous ait préalablement mis en condition et tabassé pour vous extorquer parole ? Et pourtant quelque chose, dans lâarticulation des mots, lie encore les hommes. Parole invoquée comme une arche, quand bien même elle serait aussi barque funéraire.
Quel est son efficace ? Quelle est sa force ? Se pourrait-il quâune parole « articulée avec douceur » puisse, selon les mots de Jean-Baptiste Para dans La Faim des ombres, « briser des os » ? »
Horch, « Écoute », est donc lâinvitation fondamentale, audible au cÅur de lâensemble.
Des références peut-être plus nombreuses ou concentrées, peut-être plus liées entre elles que dans dâautres livres, dessinent un arrière-plan quâon pourrait croire emprunté à lâAntiquité et à la Renaissance, une façon de faire résonner dans plusieurs sens et à travers plusieurs dimensions la question de la guerre. Une façon de tisser la parole et de laisser voir cette texture.
Si la mort et la folie rôdent, comme à lâépoque de Rabelais, la fiction offre cette hypothèse quâelle pourrait guérir nos représentations.
Je souhaiterais dire un mot, au moment de conclure cet entretien, à propos de Christiane Tricoit décédée tout récemment. Elle a été lâéditrice du volume Fiction : la portée non mesurée de la parole. Câest son soutien généreux qui me permet de parler ici à la fois des deux aspects de mon travail que sont lâécriture dâessais et lâécriture de poèmes, et de montrer quâune réflexion sur la lecture accompagnait et doublait depuis longtemps le travail dâécriture. Sans elle, sans son insistance, jamais ces essais nâauraient pu accompagner visiblement les poèmes en trouvant possiblement des lecteurs. Je lui exprime ici encore, avec émotion, ma reconnaissance.
Tu vois que jâen reviens par là à ta deuxième question : les essais incitent à lire, à traverser des textes pour y éprouver lâexpérience de notre humanité lisante, à fleur de relation, à fleur de fiction, en essayant à travers eux dâindiquer un sens, dâétablir une direction : par eux on cherche la boussole ; les poèmes incitent pour leur part à avoir déjà lu et ingéré les mots, pour les voir rebondir et se mesurer avec tout ce qui nâa pas été lu mais éprouvé ou « vécu », tout ce qui aussi leur échappe. Il faut des milliers de sensations et dâémotions pour faire un vers, disait à peu près Rilke ; des milliers de mots lus ou entendus aussi. Il faut ensuite sâengager à travers. Tel pourrait être lâaspect « laboratoire » que tu mentionnais ; mais jâentends aussi dans ce dernier mot lâécho du labor intus, travail intérieur évoqué par des arts poétiques médiévaux.
Câest dire dâune certaine façon que les essais ne sont pas indispensables, que jâaurais pu me passer de leur publication, quâon peut se passer de leur lecture, mais que très certainement ils aideraient à comprendre dans quelle direction les poèmes lisent mes lectures et tâchent de les mettre à lâÅuvre.

 

 

mTrtQEXUBN4

Voir l'article complet