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(Hommage) à Anne Dufourmantelle, par Matthieu Gosztola


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Posté 24 juillet 2017 - 08:45

 

Anne Dufourmantelle : une voix debout

6a00d8345238fe69e201b7c90e9774970b-50wiAnne Dufourmantelle, docteur en philosophie (Sorbonne) et diplômée de Brown Univesity, a enseigné à lâécole dâarchitecture UP6-la Villette, tout en donnant un séminaire à lâInstitut des Hautes Études en Psychanalyse à lâENS. Elle a dirigé une collection dâessais chez Stock intitulée « Lâautre pensée », et a exercé en tant que psychanalyste à Paris (source : France Culture).

Elle sâest noyée vendredi 21 juillet après être allée porter secours à des enfants sur la plage de Pampelonne à Ramatuelle, dans le Var (source : AFP).

Le 2 juin 2014, elle sâinterrogeait au micro de France Culture : « Quâest-ce quâon appelle une vie, donner sa vie ? », après avoir rappelé quâ« aujourdâhui on est dans une idéologie sécuritaire qui [â¦] a une toxicité phénoménale, parce quâelle ramène la vie et le vivant au seul sujet et à sa survie individuelle [â¦]. »

Nos pensées sont pour ses proches, dont son compagnon Frédéric Boyer qui, dans la présentation quâil a donnée de sa traduction (du sanscrit) et de son adaptation du Kâmasûtra (P.O.L, 2015), écrivait :  
« Il nây a pas longtemps, au restaurant, un ami me parlait de la nécessité de sâextraire en vieillissant des liaisons folles et dévoreuses, de lâobsession pour une personne, dâun attachement exclusif. Je lâécoutais poliment en le trouvant soudain triste et pâle, presque malade. Je buvais mon verre de vin sans oser lui répondre que je pensais très exactement le contraire. À vouloir fuir ce quâon identifie, comme un enfant peureux passé la cinquantaine, à la destruction, on ne voit pas que la destruction, les puissances de la mort et de la déchéance, trouvent précisément refuge dans cette sorte de retenue, de respect de soi, de non-folie ou de sagesse, cette illusion dâindépendance, qui nous fait errer comme des zombies à lâintérieur de nos petites existences vides, propres et apparemment rangées. Jâaurais pu lui répondre, mais je ne lâai pas fait, quâil fallait au contraire se préparer à tout ce dont on ne pouvait pas se sauver. »

Comment rendre justement hommage à Anne Dufourmantelle, si ce nâest en la laissant parler, par-delà la mort ?

Voici quelques extraits de son vibrant essai sur la Puissance de la douceur paru chez Payot en 2013 :

La douceur est une force de transformation secrète prodiguant la vie, reliée à ce que les anciens appelaient justement puissance. Sans elle, aucune possibilité que la vie sâaugmente dans son devenir. Je crois que la puissance de métamorphose de la vie elle-même se soutient dans la douceur. Quand lâembryon devient un nouveau-né, quand la chrysalide laisse éclore le papillon, quand une simple pierre devient la stèle dâun espace sacré dans les jardins de Kyoto, il y a, au minimum, la douceur. En écoutant ceux qui viennent me confier leur détresse, je lâai entendue traverser chaque expérience vécue. Jâai éprouvé sa force de résistance, et sa magie intangible dans le secret de ce quâon appelle « le transfert ». Mais sans doute lâavais-je perçue, enfant, dans la relation sensible à toute chose.

La douceur vient aussi
après la séparation, la déchirure de la respiration, après la faim, après lâangoisse, après le cri.

Bouleversante, pacificatrice, dangereuse, elle apparaît au bord. De lâautre côté, une fois franchi le seuil. Du vide, du plein, de lâespace, du temps, du ciel, de la terre, elle fait effraction entre les signes, entre la vie et la mort, entre lâorigine et la fin. Irréductible aux registres des sentiments quâelle côtoie : bienveillance, protection, compassion. Elle est frontalière puisquâelle offre elle-même un passage. Se diffusant, elle altère. Se prodiguant, elle métamorphose. Elle ouvre dans le temps une qualité de présence au monde sensible.

La douceur invente un présent élargi. On dit prodiguer de la douceur, la reconnaître, la délivrer, la recueillir, lâespérer.

La douceur est dâabord une intelligence, de celle qui porte la vie, et la sauve et lâaccroît. Parce quâelle fait preuve dâun rapport au monde qui sublime lâétonnement, la violence possible, la captation, la peur en pur acquiescement, elle peut modifier toute chose et tout être. Elle est une appréhension de la relation à lâautre dont la tendresse est la quintessence.

La douceur est lâoccasion dâune fête sensible. Le tact et le tactile, le toucher, le goût, les parfums, les sons en ouvrent lâaccès. Si elle peut [â¦] être belle, [â¦] entrer dans une danse sacrée avec le corps de lâautre, désiré, elle nâest pas sans secret. Câest-à-dire sans liberté jusquâau dernier instant.

Le tact, lâintelligence du toucher, est un accélérateur de vie qui fait obstacle à la folie. Dans la psychose, la douceur est effrayante. Elle est lâécart mortel entre le réel et son ombre portée dans la psyché. Chaque sensation déploie un danger possible.

Le raffinement coexiste avec la douceur, notamment dans lâartisanat. Câest la manière dont le bois est sculpté, travaillé, la subtilité dâune couleur, le déroulé dâune courbe dans le baroque tardif. La douceur semble incrustée dans le geste, déposée avec lui dans la matière. Il fallait cinq mille couches de laque pour faire un meuble à la cour royale de Pékin. Il est dit, dans les textes, que le toucher devait avoir la douceur de la pluie et la finesse dâun cheveu dâenfant. Douceur de la soie, du verre poli, de lâargent filé, de la panne de velours, de la peau qui sâen revêt, de lâÅil qui les contemple.

Il nây a pas de seuil à la douceur, plutôt une continuelle invitation à être contamin[é] par elle, qui peut se briser en un instant.

La douceur nâest-elle évidente que lorsquâelle nous déserte, et revient ? Quand la douleur cesse, quand le rouleau de la vague dépose de lâécume sur le sable aussi légère que lâair, ou bien est-elle dâune essence singulière, goûtée pour elle seule ?

Le ventre dâun animal. La palpitation dâune veine qui affleure sous la peau. Une peau très âgée comme un galet translucide. Une peau de très jeune enfant, sa joue encore couverte dâun imperceptible duvet. Calme de la respiration, de ce qui contient le vivant et le protège. Et qui sâoffre au toucher.

La douceur appartient à lâenfance, elle en est le nom secret. Le plaisir que découvre lâenfant qui explore et goûte, est une expérience du monde qui sera le réservoir de ses attachements secrets. Le monde ne changera pas de langue pour lâadulte quâil deviendra. La douceur exquise de tel après-midi au bord de lâeau est encapsulée pour toujours dans toute lumière semblable. On ne survivrait pas à lâenfance sans douceur, car tout y est tellement exposé, suraigu, violent en un sens, à découvert, que la douceur en est le préalable absolu.

On ne se remet pas de son enfance sans choisir une seconde fois, consciemment, la vie. Naître ne suffit pas. Les joies, les attentes, les ennuis de lâenfance sont des événements qui nous rassemblent dans une intensité qui va donner le « la » à toute une existence. En ce sens toute lâenfance est « traumatique » non dans un sens dramatique, mais du fait dâatteindre en nous des territoires psychiques dâabord par la perception et la sensibilité. Et quâêtre entièrement là, sans reste, est rare et devient plus rare au cours de la vie, au fur et à mesure que notre moi dispersé, fragmenté, prend la relève, que lâabsence à nous-mêmes devient la règle.

La douceur vient avec la possibilité de la vie, avec lâenveloppe utérine qui filtre émotions, sons et pensées, avec lâeau amniotique, avec le toucher à lâenvers de la peau, avec les yeux fermés qui ne voient pas encore, avec la respiration encore protégée des agressions de lâair. Sans la douceur de ce toucher originel nous ne serions pas au monde. Sans doute dort-il dans chacune de nos cellules, nous invitant au retour impossible à ce monde perdu qui fut, bien avant les bras maternels, un bercement. Le monde de lâenfance la prolonge, câest pourquoi lâimage dâun petit enfant qui dort est lâune des images universelles de la douceur, comme si alors lâaura dâinnocence et lâinfini même du corps, de la peau, la confiance et lâabandon total dont fait preuve ce corps nous renvoyaient à cet abandon premier dâoù nous venons.

Matthieu Gosztola

Photo de Anne Dufourmantelle © Roberto Frankenberg

 

 

 

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