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(Note de lecture), Kees Ouwens, "Du perdant & de la source lumineuse", par Mazrim Ohrti


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Posté 25 juillet 2017 - 08:42

 

6a00d8345238fe69e201bb09b23d9b970d-50wiPoète néerlandais (1944-2004). Poésie déconcertante de prime abord, pour ne pas dire dérangeante tant elle décape, mystérieuse pour le moins. Un poète qui se moquait sûrement des chapelles et des modes, et se savait dâavance sacrifié à sa solitude irréductible ; à commencer par celle de ses sens dans leur rapport à la matière de la vie. Ses processus mentaux, spirituels, sensibles et émotionnels fusent, assumant leur projet indépassable lui échappant, leur vitesse incassable telle que la lumière (dans son rapport espace / temps) se lâautorise en profitant au contraire des angles et pierres dâachoppement : « Où que ton regard se soit posé, il / ne garde aucun souvenir de ta démarche / Nulle distance dépasse le chemin le plus / long (â¦) nuit sans questions â câest / du passé récupéré ». La matière dâapparence disloquée dans le ciel du poète nâen puise pas moins à lâauthenticité du fait précis, de lâévénement nu et fragile, en lâoccurrence devant lâidée de finitude. Poésie difficile ? Assurément, dans la mesure où Kees Ouwens guette les failles et tremblements du monde, comme des repères aussi fiables que nâimporte quels autres pour se lâapproprier. Son langage traverse de part en part une langue de production qui supporte nos schémas habituels. Câest naturellement que plusieurs voix se chevauchent et se bousculent, créent ruptures sur ruptures syntaxiques. Toute la vie (concrète ou non) est expérience chez Ouwens, chaque instant révèle un contexte que le texte suit au plus près sous un éclairage près de nous aveugler. Le langage fait lâinterface entre le monde et le moi du poète, puis éclate en électrons libres sur la scène dâune seule et unique représentation ; en une danse vertigineuse, organique avant dâêtre dionysiaque ou harmonieuse et mesurée. A travers sa syntaxe avec sa logique interne, lâéquilibre est obtenu par la forme affirmant sa valeur, non comme moyen mais en tant quâelle fait partie du contenu. Dès lors, le poète est médium presque passif (presque), il transmet ce quâil doit transmettre coûte que coûte, que cela fasse ou non héritage.

Lâécriture dâOuwens, qualifiée dâexpérimentale et dâhermétique par ses pairs, révèle le syndrome du poète qui cherche à sâéprouver lui-même en faisant fi de cette dichotomie occidentale (avatar du progrès) entre nature et raison qui écartèle lâhomme moderne. Aussi, pour se rassembler, Ouwens convoque-t-il à lâoccasion des domaines, ayant lâair de réviser leurs constantes comme pour se les rappeler sans cesse, tels que la science (« Lâeau est dans son élément quand elle coule / ses muscles vont un mouvement fluide (â¦) » ou la philosophie, reprenant ici le discours kantien (« Est-ce que je traite du beau, du bien, du vrai ? / Jâai rangé la divinégalité (â¦) le dieu en moi nâa pas jugé de leur rang »). Il rappelle les anciens abordant sciences, philosophie, métaphysique et théologie mystique en interdépendance. Lâéthique de son geste dâécriture (sa pierre philosophale), à lâorigine de sa poétique, est identifiable à son rôle de médium dont il prend acte au final, de cette conscience étendue, généreuse et hospitalière.  

Lâapproche du sujet éclairant (selon toute attention phénoménologique) a ses limites malgré lâattribution du nom synonyme de captation. Car « Il y a ne peut porter de nom / (â¦) lâinnomé se rapproche jusque nulle part / (â¦) intitulé il y a ». Câest doué dâun double regard permanent, intérieur et extérieur, mystique et athée, symbolique et au plus proche du réel, quâil envisage lâindividuel indissociable de lâuniversel (« ton agrégation dure dans / un état que tu as en toi mais qui se produit en / dehors de toi »). Elke de Rijcke, traductrice de ce recueil (et poète de surcroît) parle dâOuwens comme « corps sensoriel et spirituel ». Les « EMMÉLEMENTS » du poète nécessitent le travail du scalpel. Si lâhumanité se dissèque en son sein le plus sanglant, câest pour y voir sa « source » la plus « lumineuse ». Tout est langage, y compris « Le ton donné par les sexes, le bruit de leur / commotion dissous sous la lampe par-dessus le mouvement (â¦) ». Raison pour laquelle le langage ne se perd pas en conventions esthétisantes chez un poète « infidèle » à la « lyre de raffinement ». Une telle syntaxe, aux accents ésotériques, et peu fréquentable, donne forcément le vertige pour peu quâon sây penche. On sent une volonté chez Ouwens de sâaffranchir du style (par excès), en rupture à la fois avec un certain lyrisme sans cesse accommodé à de nouvelles sauces ces dernières années et la moindre originalité formaliste revendicative. Cette posture dâéquilibriste sur un fil ténu au dessus des tendances, un fil si haut que sa prouesse est peu visible, lui confère une marque dâanti-héros hors temps et hors frontières, de post-romantique. Sa fonction nâest pas inscrite dans la société, en dépit de son statut de poète, mais celle dâune partie infime de la vie universelle et cosmique, dâun rouage au même titre que nâimporte quel être vivant dont la moindre cellule est porteuse dâinformations et information en soi, servant à tisser un réseau communicationnel infini : « Quotidiennement tu passes / les messages par le biais de ton système nerveux périphérique / à ton transformateur. Lâétendue, un neurotransmetteur / A nu, / alimente ton soupçon avec ton émotion, qui, même si / pas perçue, existe néanmoins. » Rien de psychologisant nâapparaît dans le recueil. Sur le mode alchimique empirique, Ouwens ne dédaigne pas plutôt convoquer la physique quantique, définie (entre autre) par la science des possibilités. Pour un traitement universel radical. Il fait état de cette donnée précise appelée : conscience non locale, par les spécialistes du genre, sans pour autant se substituer à eux. Mais comme un credo quâil donne lâimpression de vouloir partager tant cette définition (ici sous sa pertinence didactique) sonne comme une révélation : « La non-localité est un phénomène qui survient lorsquâun événement / dans un endroit de lâunivers a immédiatement des répercussions / ailleurs. Les atomes partagent et maintiennent / leur solidarité, quelque soit leur distance réciproque / et sâinfluencent instantanément en raison de leur passé / partagé. La non-localité nâest ni à lâintérieur ni en dehors de toi mais interstice (â¦) »

Dans « UNE MISE À MORT NON MORTELLE », descriptions et réflexions sâengagent dans un processus dâextension de la matière vie pour y faire entrer le plus possible de lumière. Le temps est irréversible (mais peut-être pas), il mesure la fugacité de lâévénement saisi dans sa perte à venir, toujours déjà-présente, et pressentiment (près-sentiment) vaut pour sentiment. Il y a chez Ouwens un transfert de symbolique qui transcende le réel (et donc la mort) par-delà toute subjectivité et que pourtant il ne peut sâempêcher dâéclairer de son feu. Après sa vie, lâhomme-poète devient son propre langage, de quoi « fonder une narration » dont lâimage consiste à « narrer une fondation ». Tout au moins dans un monde dont vie et mort ne sont pas complémentaires ni tout à fait opposés mais énantiomorphes⦠sâil fallait user dâun vocable approprié.

Mazrim Ohrti

Kees Ouwens, Du perdant & de la source lumineuse, 2017, traduit et postfacé par Elke de Rijcke, La Lettre volée, coll.« Poiesis », 96 p., 16,00 â¬

 

 

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