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(Note de lecture) Jean-Luc Sarré, "Apostumes", par Antoine Emaz


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Posté 06 novembre 2017 - 09:58

 

6a00d8345238fe69e201b7c9312257970b-75wiUn des plaisirs de la note ou, pour reprendre le sous-titre de Sarré, des « pages de carnets », tient à son aspect papillonnaire, imprévisible, virevoltant. Brièveté et vrac se conjuguent pour produire une variété multiple : attaque, enjeu, moyens, allure, ton⦠Le désordre, ou lâaléatoire, créent la surprise jusquâà en faire une esthétique plus ou moins volontaire mais efficace. Pour Sarré, câest sans doute un art dâécrire qui correspond le mieux à un art de vivre, ou un mode dâêtre, quâil revendique. La note permet de ne pas sâappesantir, de rester dans la « précarité » (p56), celle dâun « incertain passant » (156) de la vie, tout en restant sédentaire (« le moindre déplacement mâa toujours été un désagrément », 57), pour cause dâ « incuriosité mâtinée de flemmingite » (135). Cette maladie-là peut même apparaître comme une sagesse, entre fatalisme et jouissance, avec le recul de lââge : « ma paresse, cette fidèle compagne qui fut, souvent aussi, bonne conseillère⦠» (45), « inféodé à la paresse, je ne me lasse pas de subir ce joug » (60), « jâai souvent le sentiment que la paresse est à mon service » (104)⦠La donne change avec le cancer, lorsque la maladie imprime et impose son rythme à une vie qui ne demandait rien à personne.

Câest sans doute le décalage le plus sensible entre Ainsi les jours (même éditeur, 2014) et le présent livre. Dans son premier tiers, on retrouve un espace qui était devenu familier : appartement, balcon, parc, quartier⦠Après commence lâailleurs, peu accueillant : le « centre ville » de Marseille (109), la plage (148 et suivantes)⦠mais pas dâautre(s) au-delà, même en rêve. Ce microcosme, on aurait presque envie de dire biotope, nâest pas ressenti comme douloureusement étroit : si le corps freine le déplacement, la « canne » (106), si le cheval demeure un motif de rêverie (23,24,64,99,105,111,173â¦), lâunivers peut être réduit sans trop de mal à lâappartement : « Enfermé parfois dans mon quartier, je le suis alors un peu moins dans mon appartement et plus du tout dans ma chambre » (97). Cela tient à ce que le regard de Sarré reste à lâaffût (attente et attention) du moindre ; les notes sont nombreuses à propos des oiseaux du balcon, des arbres du parc et de la vie quotidienne dans lâimmeuble (scènes sur le parking ou dans le parc, relations de voisinage, bruits intempestifsâ¦). Si on est en éveil, et que lâon règle le désir à bas régime,  alors ce qui est peut suffire : « le bruit, insituable, dâun balai sur le sol irrégulier dâune cour » (30), « un petit détachement de nuages »â¦ et « jâaurai au moins vécu quelques secondes aujourdâhui » (25). Le monde extérieur peut être réduit à un espace somme toute spartiate, mais cela tient à ce que la vie intérieure fait lâéquilibre : les rêves et les souvenirs sont présents, mais plus à titre de curiosités, dâétonnements passagers, un peu comme si lâauteur ne voulait pas prendre cette pente et lui donner trop dâimportance. La musique, aussi, participe à cette ouverture sans bouger. Mais câest la littérature qui domine : Flaubert, Montaigne, Proust, Blanchot, Svevo⦠et surtout des noteurs : Renard, Lichtenberg, Perros, Reverdy, Scutenaire, Cioran⦠On remarque lâabsence de poésie, un peu comme si Sarré avait tourné la page sur cette part de lui-même : une seule note, « Pas le moindre poème depuis des années, mais ce nâest pas étonnant, voilà des lustres que je ne marche plus. Souvent les premiers mots naissaient sous mes pas. » (232) Lorsque lâauteur revient sur sa vie, câest de façon globale, humaine, très peu sur sa vie littéraire, et toujours sur un ton qui mêle humour et mélancolie, autocritique amusée et absence de regrets : « ai-je jamais couru après un bus ? Ai-je jamais couru après quoi que ce soit ? Câest ainsi que la vie nâa cessé de me passer sous le nez. » (12), « à la périphérie, câest là et ainsi que jâai le plus souvent vécu » (98), « Me voici devenu un vieux con. Ça devait finir ainsi. Une évolution tout ce quâil y a de plus logique quand je considère le chemin parcouru. En être conscient est une bien mince consolation. » (101) Sarré, ou lâéchec serein parce que lâécriture parvient à le transformer en réussite sur le plan littéraire. Néanmoins, la tonalité vire plus sombre lorsque la maladie entraîne son cortège de consultations, soins, traitements, opérations, hospitalisations⦠La donne de vivre est radicalement transformée : « Jâai le sentiment depuis deux ans dâappartenir à des hôpitaux et à des centres de rééducation qui mâaccordent, de temps à autre, de plus ou moins longues permissions de sortie. » (195)

Pourtant, si la réalité bouge, on pourrait dire que la poétique de Sarré, elle, ne change pas : « Je nâai jamais « tenu » de journal de crainte que celui-ci ne me tienne ; je me leurre peut-être mais il nâen va pas tout à fait de même avec ces remarques en marge du quotidien. » (66) La note comme « remarque », ou façon dâépouser au plus juste les intermittences de la vie (51) aussi bien que celles de lâécriture (54) ; ce qui ne change pas, câest le « regard », et « ce qui construit ce regard, câest-à-dire ce qui est. » (93) On pourrait dire que la maladie change ce qui est observé mais pas le regard qui observe ni son traitement littéraire ensuite. Il en va ainsi pour toute la réalité neuve, imposée par la maladie : le corps du malade, bien sûr, mais aussi tout lâenvironnement hospitalier, les lieux, les personnels, les autres malades⦠De même, les moyens littéraires mis en Åuvre restent sensiblement identiques et concourent à créer un curieux mélange de réalisme et de distance. Lâémotion nâest pas absente, la souffrance par exemple, mais elle nâest pas rendue de façon directe ou lyrique (aucun point dâexclamation dans ce livre, sinon dans les dialogues rapportés ) ; elle est davantage induite par les termes techniques, le type de soins, etc. Le corps malade est comme mis à distance, presque ennemi (168), en tout cas étranger : « Je suis un autre ainsi paré. Je ne redeviendrai moi-même que lorsque les électrodes me seront ôtées. » (135), « Je me sens « à côté de la plaque » sans même savoir où se trouve celle-ci. » (170), « Déjà midi et je ne suis toujours pas en vue. Ce ne serait pas la première fois que je passerais toute une journée en mon absence. » (214) On le voit, lâhumour est un autre moyen pour éviter la dramatisation et lâemphase : Sarré décrit lâhôpital de façon satirique, depuis lâaide-soignant jusquâau médecin chef de service : cela donne des scènes amusantes et des portraits-charges qui sonnent juste. La critique porte essentiellement sur lâinfatuation des « docteurs », les relations de pouvoir et le non-respect de lâhumanité du patient : il devient un « cas », quand il nâest pas réduit à un numéro de chambre : « Docteur en médecine, soit, puisquâun diplôme lâatteste, mais médecin elle ne le sera jamais à mes yeux si elle persiste à voir dans son malade un « sujet clinique » et non un patient. » (225) Néanmoins, certaines figures, peu nombreuses, sauvent lâhonneur de la corporation : ainsi pour tel kiné (228), tel psychologue hospitalier (226), tel « service de radiothérapie » (239)â¦

Un autre moyen, discret mais efficace pour rendre la pénibilité de la vie malade tout en évitant « lâindécence » (238), consiste à « noter par omission » (118). Par exemple, lâhôpital comme enfermement, prison : le motif est parfois exprimé (195, 226) mais il est surtout présent et sensible par lâabsence totale, durant les suites de notes hospitalières, de ce qui faisait les menus plaisirs de la vie normale : la musique, le ciel, les oiseaux, les arbres⦠« Cette année, la glycine, câest pour les autres. » (238) Sarré excelle dans ce type de réduction expressive au détail. Il en va de même pour le portrait ; lorsquâil veut se moquer dâune médecin pneumologue, il la réduit à ses pieds et leur « vernis à ongles de piètre qualité » (135). De même encore, mais le sourire est plus crispé, lorsquâil évoque la vie du malade : elle est déléguée (232), dépendante (231), ralentie (229), rétrécie (231)⦠mais toujours saisie par de petits faits vrais, quotidiens, sans discours ni plainte.

Si la note consiste à « tenter de glaner quelques bribes de réalité » (54), on ne sâétonnera pas quâelle soit dâabord affaire de regard. Or, la maladie et les soins enlèvent ce « regard sur le monde et jusquâau désir dâen avoir un. » (41) Lâultime note du livre revient sur ce constat : « Ce cancer, et surtout, peut-être, les traitements qui lui sont inhérents, auront confisqué mon regard. » (241) On peut comprendre cette frustration vécue, sans la partager en tant que lecteur : ce livre est remarquable dans sa poursuite du vivant, y compris dans la traversée du cancer, littérairement et humainement.

Antoine Emaz

Jean-Luc Sarré, Apostumes, Ed. Le Bruit du temps, 2017, 248 pages â 15 â¬

 

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