Très cher Docteur,
Cette lettre n’a pas pour seul but de vous tenir informé de ma santé mentale. Elle est surtout l’occasion d’une élaboration intellectuelle personnelle me permettant d’en faire le point, comme de vous rendre compte de mon quotidien. Vous avez parlé de mon psychisme, lors de nos nombreux entretiens, comme propice à des considérations délirantes, voire à des sentiments de persécutions injustifiées, alors que je suis une couleur sublime détonnant dans la grisaille de l’esprit de mes contemporains. Je me dois de vous annoncer que cette semaine, en l’espace d’une semaine, j’ai appris, et cela par mes propres moyens, le latin, le sanskrit et le grec ancien. Je me dois de vous informer que je suis aujourd’hui considéré, et cela dans toutes les chancelleries, comme l’expert en géo-politique le plus pertinent et cela, j’insiste, au niveau international. J’ai d’ailleurs mes entrées à l’ambassade de Chine à Paris, où l’on boit mes paroles, où l’ambassadeur lui-même boit mes paroles et compte me décorer de l’ordre le plus prestigieux de son pays. Vous devez savoir ce qu’un tel honneur signifie chez les gens de là-bas, ce peuple qui a un si grand respect des valeurs hiérarchiques et une conception si élevée de l’autorité. Cette faveur, cette écoute que me portent les gens qui comptent provoque beaucoup de jaloux. Ma supra-intelligence, ma supra-lucidité fait réfléchir, comme la lumière sur un miroir, les passions les plus laides, les plus petites, les plus mesquines, de la nature humaine. C’est ainsi que cette nuit de mercredi, à 4 heures du matin, alors que j’écoutais Le Lac des Cygnes complètement nu, le volume au maximum, comme on se doit d’écouter le lac des cygnes, et que je travaillais à ma somme théologique, cet ouvrage total destiné à devenir le dernier des livres, le livre à venir, j’ai du subir les protestations puériles de ma voisine. En cela elle a doublement tort, puisqu’en m’attaquant elle atteint non seulement ma personne mais aussi l’Esprit, et un crime contre l’Esprit ne se pardonne pas. Je sais depuis, de source sûre, une source du ministère de l’intérieur, qu’elle travaille pour une organisation secrète qui, n’ayant pas réussi à m’enrôler, vise à me détruire, moi et ma réputation, moi qui suis estimé même chez les gens de la télévision, qui ne m’invitent pas mais qui m’appellent en secret pour me demander mon avis sur qui inviter. Mais je sais aussi que certains de mes voisins sont là pour me protéger, et font semblant de ne pas être de mèche lorsque je leur adresse des clins d’œils insistants, notamment la jeune fille du rez-de-chaussée qui presse même le pas quand elle me voit. Mais on ne me la fait pas, et je ne peux que louer sa détermination à garder le secret. Mes voisins savent que quand je sors mes poubelles, ce n’est pas moi qui sort ses poubelles, mais à travers moi Athènes, Alexandrie, Socrate, Sénèque, Platon, Saint-Thomas d’Aquin qui sort ses poubelles. Que quand je descends les poubelles, ce n’est pas moi mais l’Histoire en marche qui descend ses poubelles, que ma présence dans cet immeuble illumine non seulement l’immeuble, mais aussi la rue, puis le quartier, puis la ville, puis la France. Et c’est pour cela que quand je descends mes poubelles, je le fais la nuit, en toge, et de la façon la plus bruyante possible. Je sais alors mes voisins heureux et plein d’amour pour moi, souriant dans leur lit bien au chaud, en demi-sommeil, sachant que quelqu’un veille à leur salut, travaille pour leur peine. Ils me laissent d’ailleurs plusieurs courriers de remerciements que je n’ouvre pas, l’idée de ces témoignages de gratitude, cette gratitude pure que peuvent seules éprouver les âmes simples devant la figure d’une autorité réelle, me réconforte déjà infiniment. Mais suffit. Je continue à travailler dans le dénuement et dans le secret à ma grande œuvre qui, sans aucun doute, secouera ce qu’on croyait acquis et cela dans tous les domaines : en philosophie, en littérature, en physique quantique, en psychologie, en ornithologie, en philatélie et j’en passe !
A très bientôt,
Votre patient le plus fidèle.
