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(Note de lecture) Luo Fu, "En raison du vent", par Camille Loivier


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Posté 09 avril 2018 - 09:41

 

6a00d8345238fe69e201bb0a0241d4970d-75wiLuo Fu æ´å¤«, né dans le Hunan en 1928, vient de mourir le 19 mars dernier, dans lâîle de Taïwan où il avait suivi Tchang Kaï-chek en 1949 et qui était devenue sa seconde patrie. Avec Yu Guangzhong ä½å中, autre poète dâenvergure, qui vient lui aussi de disparaître en décembre 2017, (sans parler de Zhou Mengdie å¨å¤¢è¶ disparu en 2014) toute une génération, toute une mémoire des « deux Chines », de leurs tensions et de ses conséquences individuelles, vont sâenfoncer dans lâoubli. Ces poètes étaient, en effet, la seule voix chinoise, prometteuse, exigeante et personnelle des années 1950-1960, quand, de lâautre côté du détroit, dans le silence complet, bourdonnait la rouge rimaille de lâanti-poète.

Luo Fu est donc un des nombreux poètes dits continentaux, par leur origine, qui ont occupé la scène littéraire de la République de Chine (Taïwan) à partir des années 1950. Il représente ce destin contrarié et cette situation contrastée dâêtre un exilé et de se retrouver en position privilégiée par rapport aux intellectuels taïwanais de souche, ces derniers ayant été éduqués en langue japonaise durant cinquante ans de colonisation. Cette situation particulière est inséparable de sa poésie, nostalgique, adjectif qui permet dâailleurs de qualifier la majeure partie de son Åuvre. Il sâinspira tout dâabord, dâun point de vue formel, des courants modernistes venus dâOccident (surréalisme, imagisme â¦), ensuite, de manière plus marquée, de la poésie classique chinoise. Si Luo Fu, contrairement à Luo Men ç¾é (1928-2017), ne sâest pas enfermé dans un « Palais de lumière », un lieu clos artificiellement éclairé pour écrire, en sâisolant de la société moderne qui lâentoure, il est allé se recueillir, avec Yu Guangzhong, à la frontière séparant Hong-Kong de la Chine populaire :

Ah ! dis-tu, après le village de FuTian, câest Shuiyuan
La terre du vieux pays, on peut la recueillir
Mais ce que jâen saisis nâest quâune motte de brume glacée
(« Vu de la frontière le pays natal » p.53)

Poète lyrique, Luo Fu nâa pas la nostalgie larmoyante, son émotion est toujours contenue dans un langage abstrait ou symbolique capable de nous toucher, comme dans les très délicats poèmes « Funérailles pour un poème » (p. 80) écrit en 1989 et « Des souliers envoyés » :

Quarante ans de pensées
Quarante ans de solitude
Sont tout entiers cousus sous la semelle
(p. 73)

Ce qui éloigne Luo Fu du sentimentalisme, câest lâimage comprise en tant que « tension » et « écart cognitif entre les éléments qui la constituent » nous précise Alain Leroux dans sa préface très éclairante et quâil serait vain de redoubler ici. Avec ce recueil, En raison du vent, les différentes écritures de Luo Fu, révèlent la maturation lente de son style au fil des années. Tandis quâune forme de révolte était perceptible dans les poèmes de jeunesse, notamment dans « Mort dans une cellule de pierre » (1965), une tendance à lâapaisement se fraye peu à peu un chemin dans les poèmes postérieurs. Avec son vocabulaire chatoyant et maîtrisé, ses allusions subtiles aux poètes classiques, son rythme modéré et fluide, toute la sagesse de la Chine passée semble refleurir dans ses vers. Sa mélancolie de lettré retiré, comme son attention à la nature ouvrent, dans les poèmes plus récents, sur un monde spirituel, où les questions du temps, de la vie et de la mort, de la séparation semblent trouver une réponse. Le style du traducteur est en parfaite adéquation avec celui du poète, un même esprit les habite, nul besoin de fidélité, ils sont en symbiose.

Ce recueil est le troisième de la collection consacrée aux auteurs taïwanais des éditions Circé.
Les deux premiers, publiés en 2017, ont fait place à des poètes de la deuxième génération, nés dans les années 1950, et qui nâont plus rien à voir avec cette vision géopolitique que proposait Luo Fu, ni avec son écriture encore proche du symbolisme. Chen Li é³é»Ž comme Hsia Yu å¤å® ont ouvert la poésie au monde dans sa totalité. Ils sont certes les enfants du modernisme, et les poètes américains ne sont jamais loin, mais leur langue est multiculturelle, toutes les formes dâart, musique, peinture, théâtre, danse traversent leurs poèmes. Si ces deux poètes se rassemblent par leur recherche formaliste, ils sâéloignent par leur tonalité, acide dans les vers de Hsia Yu, douce-amère pour Chen Li. La sulfureuse Hsia Yu des années 1970, qui manipule le langage avec érotisme sans en parler, aime à chahuter la langue, sa syntaxe et ses rythmes. Le recueil traduit chez Circé, Salsa, date de 1999, la poétesse y atteint sans doute une certaine forme dâapogée, les mots dansent, sâenivrent, se moquent dâeux-mêmes, avant de se jeter dans de nouvelles expériences linguistiques et extralinguistiques, perceptibles déjà dans « Passivité » (p.43) :

elle dit /m/
elle a besoin de se taire longtemps
pour pouvoir prononcer
ce très faible/me/

Chen Li, quant à lui, dans Cartes postales pour Messiaen, se réfère souvent à la musique classique, lui même traducteur de poésie (à partir de lâanglais), ses vers sont traversés par les poètes dâAmérique latine, du Japon ou de Russie. Sa poésie qui absorbe les cinq continents ne dédaigne pas non plus de sâancrer dans sa terre natale pour y révéler ses aspects historiques et identitaires :

Sur une carte du monde au quarante millionième
notre île est un bouton jaune imparfait
qui pendille sur un uniforme bleu.
Mon existence est un fil plus ténu quâune toile dâaraignée
diaphane, qui par ma fenêtre ouverte sur la mer
relie la mer et lâîle dâune couture serrée
(p. 43, « Les confins de lâîle » 1993)

Camille Loivier

Luo Fu, En raison du vent, traduit du chinois (Taïwan) et préfacé par Alain Leroux,  Circé, 2017, 119 p., 12â¬.



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