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(Entretien) avec Marc Blanchet


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Posté 13 avril 2018 - 09:51

 

Entretien avec Marc Blanchet
avril 2018

6a00d8345238fe69e201b8d2ea9d2b970c-75wiFlorence Trocmé : Poète, essayiste, vous avez publié en 2005 un livre important, Les Amis secrets, dans la belle collection « en lisant en écrivant » de chez José Corti. Lisant ce livre, qui nâa rien perdu de son actualité et de sa force, on découvre une méthode critique très particulière, quâon serait tenté de nommer critique poétique, tant vous épousez, via un vrai travail de langue, lâobjet sur lequel vous vous penchez, quâil sâagisse de livres ou dâÅuvres musicales. Puisquâil faut le dire dâemblée, vous entrelacez les deux champs dans votre approche. La première question serait donc la suivante : quelle est votre méthode/approche du livre ou de lâÅuvre musicale ? Comment faites-vous pour passer au-delà de la barrière de lâapparence -que ne franchissent pas la plupart des critiques, obsédés par la lettre et éternels disserteurs-, pour aller débusquer lâobscur, le profond, voire parfois lâinavoué ou lâinavouable de lâÅuvre (par exemple dans des pages sans concession sur Claude Louis Combet) ?

Marc Blanchet : Votre question soulève beaucoup dâéléments auxquels je suis sensible : « critique poétique », « objet », et bien sûr le rapport à la musique, plus précisément lâécriture sur la musique. Si on dépasse les injonctions « On ne peut écrire sur la musique. » ou « La musique se passe de discours. » à lâinstar de la peinture (généralement ceux qui écrivent ça sont partis pour tartiner des pages et des pages) et en ajoutant dans mes activités la critique littéraire (vous me parlez de mes pages sur Do lâenfant-pot de Claude Louis-Combet), eh bien ce « travail sur la langue » qui fait le sel même de lâécriture se confronte à un autre mot, tout simple, celui de « vigilance ». Et un autre, qui va être la forme dâexpression de ces différents paramètres : le fragment. Câest par la brièveté, toute relative, que jâapproche dans Les Amis secrets musique, littérature et plus partiellement peinture. Jâai pu depuis me livrer à de plus vastes essais, mais toujours jâessaie de raconter ma perception dâune Åuvre, de cheminer dans cette perception sans la brouiller avec trop de références et plus encore de biographique : jâentends par là les écrits sur la musique, ou se voulant tels, que rédigent de nombreux contemporains. La musique nâest pas pour moi une consolation. Câest un monde sonore qui se déploie, a ses logiques, ses écritures, ses obsessions, ses enjeux même. Il peut témoigner de quêtes personnelles mais il est bon de retirer parfois de la biographie, ou de ne la convoquer que peu. Ce qui compte, câest comment entreprendre une narration à lâécoute dâune Åuvre. Toutefois, jâai lu sur la musique et mes deux références dâemblée sont Nietzsche et Jankélévitch. Chez eux lâécriture se fait pensée, sûrement parce que la musique pense. Si elle vient agacer nos limites corporelles, ou perturber nos certitudes sensorielles, elle nâen est pas moins un écoulement sonore qui semble déborder de lui-même, défiant la notion de temps pour créer, et je pense quâon en trouverait la preuve dans mes textes, des espaces, des lieux. Si on a ça de présent à lâesprit, il faut creuser là-dedans, et se dire : là je décris, mais cette description déjà témoigne de tournures aphoristiques : donc je pense, si je pense que fais-je entendre à mon tour ? Alors je lie, du verbe lier, cette écoute à ces pensées ; je mêle une description à la réflexion quâelle engendre. Câest une vigilance continue. Je ne peux pas dire : « Ach Mozart quel apaisement, quelle allégresse ! » Je dois dire de quoi câest fait. Il est vrai que jâécris plus facilement sur Bartók, Kurtag, ou sinon Beethoven. Ça ne change rien. On descend dans les profondeurs de cette musique ; on essaie de partager le monde que lâon découvre. Toutefois la prose est là, la pensée est en cours, on crée des ramifications, on soulève des hypothèses. Et puis on lit aussi les écrits des compositeurs, on sâinstruit des écoutes comparées à la radio, ce fut une longue éducation passés les dix-huit ans où la musique classique nâétait guère présente à la maison, exceptées les musiques de films, ce qui ne signifient pas rien dans leur héritage de la musique à programme. Je chemine donc ainsi, et me dis que pour la littérature je dois faire de même : trouver lâobsession à lâÅuvre dans le poème ou le récit, voir comment cela sâest dessiné dans le crâne dâorigine ; jâai parfois des aimantations comme on imite les mimiques de quelquâun, câest pour cela aussi que lorsque jâanimais des rencontres littéraires les auteurs étaient souvent satisfaits, mais ils ne se rendaient pas toujours compte que jâhabitais leurs corps, que je mâétais glissé en eux, portant leurs jupes si lâoccasion sâen présentait. Jâessaie de respirer à travers ces Åuvres, avec un goût sûrement prononcé pour le sombre, du moins le nocturne, ce dont mes photographies portent aussi témoignage. Enfin, ma manière de mâadresser à vous le dit aussi : jâai un goût pour la divagation, écrire sur la musique nécessite cela : divaguer, tenter, sâécarter, essayer en somme pour raconter cette chose qui nous absorbe. Dès lors la critique devient poétique, dans sa manière dâêtre une chose en train de se faire, se bâtir et se construire avec du langage, avec un souci de clarté bien sûr, dâénonciation, ce qui nâest pas le plus facile.


Florence Trocmé : On lâa dit, vous mêlez dans Les Amis secrets les textes sur des livres ou sur des Åuvres musicales. Un peu comme sâil y avait une écoute littéraire et une lecture musicaleâ¦. Ces deux mondes communiquent-ils en vous ? Se nourrissent-ils, dans le travail critique ?

Marc Blanchet : De lâimpair avant toute chose peut-être, mais aussi de la correspondance. Écrire comme je le fais sur la musique (ce que jâai repris depuis peuâ¦) ne suffit pas. Jâécris sur la danse (donc jâen vois), sur la peinture (donc je connais des peintres), sur la photographie (donc jâai des confrères) et sur la littérature (déjà à lâorigine par la chronique). Et le cinéma, lâarchitecture (écrire sur une maison Prouvé ?) ou la sculpture évidemment sont dâautres possibilités. De plus jâai des contemporains, donc des enthousiasmes, ou des différends, bref de la fertilité. La musique appelle la pensée ; la littérature peut appeler une écoute spécifique. Il sâagit dâécrire, et dâéchanger. Écrire Les Amis secrets est un cadeau que je me suis fait ; jâai approfondi par ce livre ma nature intellectuelle, ce fut un lent combat que de sâaventurer à « dire » Schoenberg, Webern, Kurtag, Ohana ou dâautres. En face les certitudes et les sentences pèsent lourd. Jâai voulu aussi faire cela avec des fragments sur la littérature, souvent la poésie. Beaucoup de changements depuis dans mes lectures, moins dans la musique. Et puis on découvre, on comprend mieux parfois, on rejette aussi plus tard. La vie, quoi. Ce qui est intéressant, câest de bâtir un livre en conséquence, de ne pas le gâcher par des artifices de composition, juste lâalternance musique/littérature/peinture, avec des études littéraires un peu plus longues. En tout cas ces mondes communiquent, me traversent, me hantent au jour le jour.


Florence Trocmé : Une des choses qui frappent dans votre livre, câest la manière très féconde dont vous faites des associations fortes entre une Åuvre donnée et dâautres créations. Ainsi, par exemple, à propos de Franck Venaille, vous opérez un rapprochement entre le Cornette de Rilke (mis en musique par Frank Martin), le Winterreiser de Schubert et le marcheur dâeau de Venaille. Pensez-vous que lâon a trop tendance à isoler, à mettre sous cloche les objets dâétude et quâil est opportun de rechercher une fécondité critique en opérant des rapprochements ? (Il me semble que vous citez quelque part lâexpression transgression féconde du musicien Charles Ives).

Marc Blanchet : Der Cornet de Frank Martin est une des plus belles Åuvres vocales avec orchestre du vingtième siècle, un joyau de diction, de scènes haletantes, de blessures chantées traversées dâattente. Ça devrait être joué tout le temps si les lieux de programmation étaient moins crétins, en plus ça pourrait plaire à une bonne partie du public bourgeois. Ce nâest pas une Åuvre dâavant-garde, mais si fine, si ténue, si parfaite que peut-être oui finalement. Si je lis Venaille je vois un homme qui chemine, qui partage sa mélancolie, parfois sa voix tremble, les villes lâéprouvent, les femmes lâeffraient (elles sont effrayantes il est vrai pour qui écrit parfois !), puis il y a des soirs, des arrêts, et on se dit : cet homme-là, cette voix dâhomme-là, est celle dâun Wanderer. On peut alors évidemment aller vers Schubert (mais non pour les âneries du type : quand jâécoute le soir Schubert je pense à mon enfance, etc.), plutôt pour penser à la solitude des hommes, à la beauté de lâattente dans bien des poèmes, ou juste à la Beauté. Et se rappeler lâaventure du cornette dans le poème de Rilke. Puis penser à lâÅuvre de Martin, et mettre en relation ces mondes, en créer les correspondances comme une figure obligée, une belle contrainte. Le rapprochement sâimpose de lui-même. Ensuite le texte doit répondre de ces correspondances, donner à penser ce que la pensée a déposé en vous. Pour votre remarque concernant Charles Ives, ça vient de sa manière de faire sonner lâorchestre en des fanfares joyeuses, dispersées, nombreuses, des parfums et des sons dans lâair du soir, dès quâon écrit ça on peut alors se dire : câest une manière de percevoir qui vaut comme pensée du monde. Et de poursuivre : voilà un Américain qui bosse comme banquier dans la journée et au soir écrit ces musique agitées, entrecroisées, il pense le monde à travers elles, il pense son Pays, il a compris que sa nation est un lieu dâentrecroisement, de cosmopolitisme même, et il veut faire entendre ça coûte que coûte, avec ivresse, quitte à briser la musique. Mais si les temporalités ne correspondent pas, justement, toujours, avec Ives on peut appeler Cummings à la rescousse, ou, pourquoi, pas, le génial Oppen. Les rapprochements peuvent être évidents ou osés, jamais obligatoires.


Florence Trocmé : Vous nâen parlez pas dans Les amis secrets, mais vous êtes aussi photographe et critique de photographie ? Comment ce travail-là sâarticule-t-il avec vos autres travaux critiques ?

Marc Blanchet : Je suis venu à la photographie en 2000 grâce à mon amie. Et je nâai jamais arrêté, avec aujourdâhui expositions en galeries et centres dâart. Je ne dis pas cela par pédantisme mais parce que jâai voulu partager et me confronter au regard des autres. Jâécris peu sur la photographie mais suis devenu par contre avec le temps un écrivain-photographe. Toutefois jâai mis à distance au début lâécriture pour ne pas faire passer mes photos en étant reconnu comme écrivain. Jâavais ce souci-là. Depuis ces années, un travail est né, avec ses récurrences, ses obsessions, sa nature. Comme il sâagit dâécriture encore une fois (peut-être ne sâagit-il tout le temps que de ça), câest un même flux, la littérature comme la photographie, cela se rencontre, en confrontation et lecture lâun de lâautre, dans des projets à venir. Très rapidement (rien à faire), il mâest apparu que me contenter dâimages dâun héritage humaniste, bienvenu mais limité, comme dâune inscription dans un vibratile graphique trop satisfaisant ne me suffisait pas (et je suis encore moins un photographe « clinique » ou un metteur en scène en studio). Je devais penser mes images. Dâelles-mêmes, elles mâont montré le photographe que jâétais et depuis, avec élans et doutes, je creuse ce sillon dâune photographie en noir et blanc faite de nuits et de troubles, portant les trois fondamentaux de la peinture : paysage, portraits et natures mortes (ou « vies silencieuses » que le détail ou lâintime en photographie permet dâapprocher). La photographie est dans ces sujets de peinture, nâétaient les sujets de photographie qui sont plutôt pour les incidents devenus volonté : le flou, le trouble, les profondeurs de champ, les tremblements, et le reflet qui dépasse les constats et essais de la peinture, mais il faudrait développer et parler aussi de matières. Je passe donc de lâécriture (essais, proses, récits, poésie, tout sauf le roman) à la photographie pour laquelle je raisonne en séries. La publication récente dâun portfolio en tirages palladium, La Nuit, par les éditions Immanences viennent dâinscrire un nouveau chapitre à ce parcours.


Florence Trocmé : Peut-on penser quâécrivant ces mots, à propos de Manganelli, (dans une note critique du livre Salons pour Poezibao), câest un peu de votre manière de faire (ou de celle à laquelle vous tendez) que vous parlez ? : « Il ne sâagit pas de consacrer lâélégance de sa propre pensée : il sâagit de la faire résonner dans des écarts, des "perversions", qui montre quâun cerveau à lâÅuvre ne saurait se contenter de circonscrire intelligemment des objets dâétude ; il doit les défaire, les démonter â les remonter aussi ; non pas pour les dire davantage, plutôt pour quâils deviennent tournures, jeux de mots et dâesprit, analyses plus inouïes quâinédites, en somme phrases multiples qui en circonvolutions permettent de voir et de dévoyer. »

Marc Blanchet : Je dirai cela pour ma prose, et seulement pour ma poésie passée, jusquâen 2006, date à laquelle jâai arrêté dâen écrire pendant dix ans. Aujourdâhui, depuis que jâai repris, câest différent pour la poésie : elle a un souci dâénonciation très simple (câest de la pensée inscrite dans les objets et sentiments du monde, avec le poids des oppressions et des solitudes â dont la mienne). Pour la prose, je pense avoir pas mal déplacé le curseur pour lâemporter dans des sursauts inédits, que je perçois comme salutaires. Jâai même accolé un terme à mes proses : « fantasmatiques ». Les livres chez lâéditeur La Lettre volée, LâÉducation des monstres ; Méditations & autres brièvetés et prochainement Valses & Enterrements portent ce sous-titre. Un auteur pense la littérature avec ce quâil a dans la tête (quand il la pense). Jâaime la circonvolution dans lâécriture, voire lâexpression, des autres ; je mây livre de même. Jâaime proposer une réflexion, soulever une hypothèse pour ensuite, dans lâesprit du précipité chimique, voir les réactions, les couleurs, les nuisances même. Ce sont dans ces conditions de ramifications et de situations presque délétères que la prose mâapparaît comme parfaitement en route pour relater une vision du monde, se confronter aux autorités du temps présent, et donner sa perception de lâépoque. Le labyrinthe nâest pas seulement le miroir de notre cerveau : il est une condition de parcours, et même dâavancée. Le retour au point de départ nâest jamais le même, et se heurter aux murs peut se faire joyeusement. Le désespoir fait aussi partie du trajet. Toutefois ma prose a quelque chose du petit singe quâil y a en moi, et me permet par ces saints égarements dâoffrir un état du monde qui est ensuite, pour les lecteurs, lâétat de mon écriture, voire un état de la littérature. Je me reconnais forcément, et non sans une fraternité un rien épouvantée, dans cette approche de Manganelli, sans avoir son érudition cependant et vouloir faire les mêmes livres !


Florence Trocmé : En quoi Les Amis secrets ont-ils façonné, façonnent-ils peut-être encore cette « main à écrire » qui est la vôtre, aujourdâhui ? Et de manière plus générale, alors que vous semblez réinvestir actuellement fortement lâécriture poétique et critique, que pouvez-vous dire sur les raisons de cet investissement renouvelé dans le champ de lâécriture critique, mais aussi de lâécriture poétique ? Et quels sont vos projets en cours ? Sâinscrivent-ils aussi dans un travail plus général en faveur dâune meilleure diffusion, dâune meilleure connaissance par le public de tout le champ de la poésie contemporaine ?

Marc Blanchet : Les Amis secrets sont un point de départ, et sûrement par ce titre ma manière de vivre aux côtés des auteurs passés et présents. Livre dâamitié, il est aussi un manifeste, juste le mien, pour une exigence de pensée, un rapport à la musique avéré, une volonté de voir la littérature dans la prose comme dans la poésie (je ne place absolument pas la poésie au-dessus de tout), et une forme aussi dâéducation puisque je me suis connu comme écrivain par ce livre (mais narrateur dâhistoires par Trophées, cinq récits mythiques, à la même période, des histoires en rien aristotéliciennes). Ce qui mâintéresse est dâallier, je suis ainsi, des écrits sur la musique, la danse, la peinture et la littérature, de la poésie (très féconde depuis deux ans) et des proses, avec un récit sâil doit surgir. Je ne pensais pas réécrire de la poésie. Elle est réapparue comme une évidence, mais une évidence ruminée. Jâen avais assez des effets stylistiques qui mâentouraient, des espacements à qui mieux-mieux, des références à tout bout de champ, toutes ces obligations qui ne sont pas la Modernité, seulement ses travestissements. Il a fallu vieillir, eh oui, ruminer plus justement la chose, retrouver des nécessités et faire confiance à la langue. Alors des poèmes sont venus, simples, directs, et que je pense vraiment inscrits dans une lecture critique du monde. Ils peuvent être entendus de tous et nâen concerner que quelques-uns. En ce sens, parce quâils regardent vers les leçons du passé et font le pari dâexister aujourdâhui, ils sont modernes, ce qui nâest pas une obsession ! Jâai depuis peu en effet réinvesti le champ critique, chronique serait plus juste, en revenant après des années dâabsence parmi mes semblables, tout ça parce que jâai fait autre chose. Les travaux dits alimentaires mâont permis de voir à quel point jâétais bon comme rédacteur ou dramaturge ; quant à mes investigations, encore récemment, dans le monde des associations littéraires, elles nourriront peut-être un jour un grand roman comique⦠Comme je vous le disais, jâai animé beaucoup de rencontres littéraires, jâai toujours eu le souci de faire comprendre lâauteur par toutes sortes de publics. Pour lâécriture de chroniques, il sâagit de rendre compte de publications en poésie mais pas seulement (jâaime lâessai littéraire) qui méritent le terrain dâune réflexion ; ça y est, je suis lancé depuis quelques mois, comme ça je lis encore plus, et cela me réjouit. Quant à la photographie, bien des choses sont en vue, là encore réjouissantes, jâespère en avoir encore pour des dizaines et des dizaines dâannées à créer et partager.



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