Lambert Schlechter, Une mite sous la semelle du Titien
Le titre ne lance certes pas lâouvrage dans lâespace de lâépopée, du chant, mais le place dans celui de lâintime, des fragments, de ce qui reste ou sâamenuise. On se demande a priori pour qui, pourquoi, la renommée du Vénitien est devenue écrasante. Sa peinture est-elle mitée ? Lambert Schlechter se branche sur le murmure du monde. Le sous-titre porté par le livre, barbare, de « proseries », nâest à mon sens pas très heureux, il me semble que celui de « prosopopées » le serait davantage. Il faut y aller voir de plus près.
Lâauteur est né en 1941 au Luxembourg, pays où il réside et où il a reçu de nombreux prix. Une mite sous la semelle du Titien sera son premier livre à paraître aux éditions Tinbad. Voici trois ans, la maison dans laquelle il vivait a été détruite par un incendie qui a emporté sa bibliothèque. Lâécrivain écrit sur cette perte, il regagne dessus. Il capte sur sa page des flammèches, des brûlures blanches. Il voit et écoutes des « fantômes », ces livres qui ne sont plus sur les rayonnages. Il écrit sur des trous. La perte quâil a subie est irréversible mais elle donne au moins lâopportunité dâune évocation et convocation. La perte de forme, dâunité, rend plus attentif aux détails, aux « miettes », qui sont relevées, se posant sur la ligne,
Pour vivre et élaborer cette « matière », Lambert Schlechter a adopté un protocole efficace : il ouvre des fenêtres mentales, une par page, dans une suite qui en comptera cent huit. Les pages se suivent comme celles dâun journal intime où sont sollicités et sâenregistrent des échos, des suites, des retours, des suspens. Ce sont des séances.
Schlechter aura certainement pensé au Comment câest et au Not I (« Pas je ») de Samuel Beckett, à leurs longs monologues en ruban dâADN mélancolique et ironique. Il réussit fort sensiblement à nous intéresser dans une manière de présence/disparition de lâauteur.
Claude Minière
Lambert Schlechter, Une mite sous la semelle du Titien, Tinbad, 2018, (en librairie le 5 mai), 184 p, 16â¬
Extrait
« Parfois, en plein traçage dâun mot, au milieu du mot, avant de passer dâune lettre à lâautre, jâhésite, mâinterromps, pendant une infime fraction dâinstant, moins sans doute quâun dixième de seconde, dans lâhomogène flux du geste de tracer, je marque un arrêt, un imperceptible indécelable arrêt, de lâextérieur un observateur ne sâen rendrait pas compte, sauf peut-être le Créateur qui sait & voit tout, et encore, pas sûr, tellement câest infime, je ne sais pas à quel point et jusquâoù lui il est capable de scinder le temps, jusquâaux plus infimes atomes du temps, jusquâau cÅur le plus nano du nano⦠»
(fragment 105, page 114.)
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