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« Les Âmes fortes »


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Posté 21 avril 2018 - 06:36

« Thérèse, c'est le personnage que je ne connais pas », disait Giono de la principale héroïne des « Âmes fortes ». L'auteur, plus que jamais, multiplie les points de vue sur l'intrigue riche de rebondissements et fruit d'une grande liberté narrative.

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Giono le considérait non comme un roman mais comme une de ces chroniques romanesque qu'il mettait en Åuvre à cette époque ( « Les Âmes fortes » est paru en 1950).
Lors d'une veillée funèbre, plusieurs femmes passent la nuit en se racontant au début diverses histoires du village, puis bientôt en se focalisant sur celles de deux couples : le couple que Thérèse (une des narratrices présentes) forme avec son mari Firmin d'une part, le riche couple des Numance de l'autre, qui ne se réalise que dans le don et méprise l'argent. Thérèse se raconte elle-même, mais est contredite par une autre femme â « le Contre » â qui la présente sous un tout autre visage. On a donc affaire à plusieurs lectures d'une même histoire.
Dans une version, Firmin est amoureux de la jeune Thérèse, qu'il enlève. Dans une autre, il se sert d'elle pour faire la conquête de la riche Mme Numance, femme généreuse et en mal d'enfant, en faisant entrer Thérèse à son service afin de lui soutirer de l'argent. Le mari de cette dernière, très amoureux de sa femme, n'entend que lui faire plaisir et accepte qu'elle fasse de Thérèse, qui a conquis son cÅur, sa fille adoptive. Après lui avoir donné une maison et des terres, le couple Numance, qui n'est pourtant pas dupe des menées de Firmin endetté par des opérations spéculatives hasardeuses, signe une reconnaissance de dette, fictive mais qui va le ruiner.
Dans ce récit, Thérèse apparaît comme subjuguée et séduite par Mme Numance à laquelle elle s'est attachée. Mais reprenant la parole après d'autres commères lors de la veillée, elle prétend soudain tout avoir manigancé elle-même, Firmin n'étant entre ses mains qu'un jouet, qu'elle aurait d'ailleurs fini par faire tomber dans un traquenard. « Heureuse d'être un piège », elle se serait donc moqué de tous, de sa mère adoptive en simulant avec un talent diabolique l'amour filial, et de Firmin en le manipulant et en le terrorisant par divers moyens.
Thérèse propose en fait elle-même, au cours de la veillée, deux versions très différentes (et à bien des égards opposées) de son histoire et des personnages qui gravitent auteur d'elle, le dernière faisant figure de confession. Giono use là du droit de l'auteur à la contradiction, dès lors qu'elle accroit sa liberté d'invention. On ne se soucie pas ici de psychologie â mais Giono s'en soucie-t-il ? â seulement des rebondissements des intrigues et de la richesse des approches possibles d'une même succession d'événements, comme de la profondeur labyrinthique des êtres. Un peu à la manière d'un Picasso donnant à voir dans le même tableau la face et le profil de ses personnages.
C'est, une fois encore avec ce diable d'auteur, une structure complexe qui soutient son « roman », une chronologie faite de retours et d'imbrications qui lui donne la liberté d'aller où il veut quand il veut. On est parfois dérouté, mais aussi fasciné par cet imaginaire toujours prompt aux métamorphoses. Il y a du burlesque chez ces commères qui se racontent et s'amusent des misères des uns, des escroqueries des autres, des jalousies, des convoitises, des médisances et de l'hypocrisie de tous â seule exception dans ce sombre tableau, le couple lumineux des Numance, qui fait mieux ressortir la noirceur du monde environnant.

Michel Baglin



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