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(Note de lecture) Gérard Cartier, "L'ultime Thulé", par Jean-Pascal Dubost


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Posté 23 avril 2018 - 09:41

 

6a00d8345238fe69e20224e033f3b0200d-75wiCâest dans les mythes et les légendes que Gérard Cartier va puiser sa matière et son sentiment poétique du monde, en traversant lâhistoire des hommes; ne dérogeant aucunement à son cheminement en ce livre-poème. Endossant la défroque du moine errant, il entreprend une errance voyageuse dans un espace spatio-temporel où lâimaginaire et le réel fusionnent, et pour ce, entrecroise le mythe de Thulé, la légende de saint Brendan et le jeu de lâoie, renoue avec un genre ancien (le pèlerinage fantastique), embarque le lecteur dans une lecture-odyssée merveilleuse en lançant les dés du hasard ; alea jacta est.

Mais nâoublions pas, ayons en tête ce que pensait Aristote du mythe : « le mythe est un récit mensonger qui présente la vérité ».

Lâorigine même du nom de Thulé et de sa légende se perd dans les temps très lointains et dans bien des brouillards, et le titre est une subtilement trompeuse allusion à ce fragment des Géorgiques (IVe s. av. J.C.) de Virgile (repris par Jean Malaurie), « tibi serviat ultima Thule » (ultima latin se traduisant par « extrême »). Câest la terre du bout du monde, la limite du monde quâon a sans cesse repoussée, une « île de glace, située dans le Grand Nord, où vécurent des hommes transparents » (Hérodote), quâon situe en Islande, au Groënland, au large des îles Féroé, proche du cercle polaire ; tout ayant été dit sur sa localisation, jusques y compris les plus farfelues prétentions (comme pour Brocéliande) : île dâépouvante que dâaucun identifia à lâîle Ouessant même. Terre ou île fantasmée aux confins du monde, « froiduleuse Tyle » (Agrippa dâAubigné), au fil du temps, lâimaginaire est arrivé au topos : « ultima Thulé » est devenu la désignation des terres inconnues, mystérieuses et lointaines, comme les Syrtes par exemple.

Brendan est ce moine irlandais du VIe/VIIe siècle qui, selon la légende, écouta avec grand intérêt le récit que lui fit un ermite religieux dâun périple jusquâune île si proche du paradis, quâon pouvait sây nourrir du parfum des fleurs et entendre les anges, et qui ensuite décida de retrouver cette île et de partir avec treize compagnons à la recherche de cette île, en un voyage vers lâAutre Monde qui dura sept années. Aussitôt mort, clercs et poètes se crurent libres de le faire naviguer à leur guise, et Gérard Cartier, se plaçant dans une longue tradition littéraire de continuateurs et de recycleurs, travaillant comme les clercs dâautrefois sur un récit qui nâest pas fixé (la raison dâêtre des légendes), réécrira le mythe de Thulé en défaisant la légende de saint Brendan, assimilant le paganisme antique et la légende celtique, écrira son propre immram2. Il apportera sa touche moderne en proposant le jeu de lâoie comme mode de lecture, un peu comme le jeu de go du â de Jacques Roubaud. Un jeu réflexif sur la lecture, puisque, nous faisant opérer des retours en arrière, des relectures, des bonds infimes en avant, il est un éloge de la lecture lente et patiente contre la lecture rapide et superficielle à laquelle nous obligent les temps modernes.

Le poème est celui dâun auteur qui, avec art et engin et par ingéniation de poète (ingénieur) appartenant à la gent de ceux qui ordonnent un poème en livre, le construisent et le posent en suivant une architecture très élaborée et qui est elle-même un mystère, celui dâun auteur qui fabrique un curragh3 en forme de livre ayant lâheur dâentraîner vers le grand large de la littérature, vers un Autre Monde que la lecture au fur et à mesure invente ; le monde est un livre. Entre le jeu de lâoie et les palimpsestes, il croise et décroise et recroise les fils, mêlant entre eux des récits de la littérature initiatique4, où temps anciens et temps modernes sont confondus, ainsi que le temps du récit et celui de la narration, allant jusquâélire la péninsule de Dingle en Irlande comme lieu dâécriture, lieu même où aurait démarré lâexpédition de Brendan, pour en ce principe travailler en profondeur la véracité de son « mensonge ». (Ainsi, nous voilà parfois dans le scriptorium du poète-copiste, au-dessus de son épaule.) Cette odyssée, cette brendanade, explore les mystères des grands fonds, littéraires, tant le palimpseste est vaste ; elle est le voyage immobile dâun rêveur attiré par le grand large des pages, happé par lâà-venir de lâécriture, son ultime Thulé ; le poète accomplit son propre et personnel voyage vers une Terra Repromissionis Sanctorum. Si le voyage de Brendan est peuplé de créatures fantastiques, celui du poète lâest de même, par la démesure que prennent les êtres et les choses de son environnement dans son réduit dâécriture irlandais. La générosité de ce livre est dâoffrir au lecteur la possibilité de construire sa lecture, une lecture active ; ainsi, à lâinstar de lâauteur, chacun à sa guise interprète la fable.

Mais on ne saurait peindre le paradis, et le Thulé auquel aura accédé lâauteur, comme le moine, aurait des semblances de Paradis perdu. On devine non pas une désillusion, mais un jeu sur la désillusion en observant la loi des nombres que suit le cours du poème, et notamment celui du chiffre 100, hautement symbolique, étant celui de lâEnfer de Dante, comme si, par ironie, le paradis perdu menait vers lâenfer. Comme si désirer lâultime Thulé, en tant que Graal arctique, câétait boire avec malice à la coupe de Joseph dâArithmétique. Par un système dâallusions, le poète, en proie au doute, regarde son entreprise avec un humour salvateur, sâamuse de sa propre quête. Car finalement, sa navigation mentale, sa réécriture de la légende, sa kabbale hasardée, il lâaura travaillée à partir dâune mappemonde et de Google Earth, ni plus ni moins, avec la Navigatio Sancti Brendani pour fourniment. Si lâultime Thulé est la représentation des confins du monde dans la littérature légendaire, elle est la longue métaphore des confins de lâimaginaire poétique, dâune réinvention du monde en un autre monde dans la langue, chez Gérard Cartier, que le poème, in fine, aura menée avec heur vers la terre illusion. Au cÅur de lâintelligence du poème, on regarde ça, vers quoi nous ramène le savant jeu de lâoie, et même au terme arrivé, on regarde ça, le bonheur dâécrire.

Jean-Pascal Dubost


1
On pourra aller avec grand profit consulter son site : Au Monomotapa.
2immram, dans la tradition celtique dâIrlande, dans laquelle sâinscrit le récit de saint Brendan, appartient à la littérature de la quête où, à la différence de celle du Graal, dont la recherche est celle dâun objet, lâobjet de la quête est une vision dâun Autre Monde.
3 Le curragh est une embarcation légère dans la tradition irlandaise, fait de lattes de bois, jadis recouvertes de peaux de vaches, aujourdâhui de coaltar. Câest à bord dâun curragh que Brendan effectua son voyage ; câest à bord de ces embarcations que se firent les migrations des moines celtes durant le Haut Moyen Âge.
4 Visible est la présence du récit que fit lâexplorateur Tim Séverin (1940) de son voyage sur les traces de Brendan, mais aussi de Nicolas Bouvier, Kenneth White, ou encore de Paul Louis Rossi, dont LâOuest surnaturel aura été fondamental.


Gérard Cartier, Lâultime Thulé, Flammarion, 2018, 176 p., 18â¬.



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