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(Note de lecture) Giuseppe Bonaviri, "Les Commencements", par Marc Blanchet


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Posté 14 mai 2018 - 09:03

 

6a00d8345238fe69e20224e0398a03200d-75wiDevant Troie, la flotte des Grecs. Des vaisseaux en nombre ; à bord des héros, autant de descendants, de familles ; une généalogie et des exploits. Un cosmos horizontal immense, enserré par la Méditerranée. Et pour Homère, le chantre de ce Catalogue des vaisseaux, un dénombrement, la liste comme procédé littéraire. Ici, lâécriture met tout à égalité : tout voisin importe, toute origine concerne, toute histoire mérite dâêtre écoutée ; le merveilleux côtoie lâévident, la mythologie se mêle à dâimpérieuses nécessités. Le poète des Commencements, Giuseppe Bonaviri, a de même sa terre (Mineo, en Sicile) et une existence (1924-2009) ; quant à lâépoque, elle se dérobe à de claires datations. Si, à lâimage de lâauteur, on peut la circonscrire, elle obéit avant tout à des héritages, des histoires mythiques, des murmures, des propos rapportés, des êtres venus du Nord â sans oublier les conquêtes de lâHistoire qui changent la terre comme lâair en dâépaisses et énigmatiques sédimentations. Giuseppe Bonaviri entreprend la narration des êtres traversés de fables et de saisons de Mineo, en une sorte dâarchive où les travaux et les jours sâaccouplent à des actes magiques, les astres et les conjonctions sont des acteurs de la vie quotidienne. Ce geste littéraire a toutefois une forme qui intrigue très vite et crée une authentique fascination pour le lecteur devant cette Sicile sauvage et historique : lâalternance de la prose et de la poésie, deux voies pour chaque fois raconter un fait, une activité, une croyance (le mot serait à éconduire, tout semble ici « irréellement vrai »). Là où la prose entreprend de raconter par le recours possible aux détails et aux apartés, la poésie reprend le propos pour des vers qui inscrivent comme des éclaircies, un rien aveuglantes, ce que nous venons de lire, ce dans quoi nous venons dâentrer par la prose. Pas de vérification de lâune par lâautre : lâécriture de Bonaviri est saisie, comme tourmentée de lâintérieur, par cette magnificence de la Sicile sur laquelle les empreintes de la Modernité viennent de se poser. Les séquences se succèdent : New York ; La fosse commune ; Les placentas ; La Comète de Halley ; Les chanteurs ambulants ; Sur le vent mauvais ou Le théâtre de marionnettes, petites histoires et grande se rencontrent dans le même moule, le même élan - immuabilité et vents ont Mineo en partage. La puissance évocatrice de ce livre se fond dans cette singularité formelle ; une matière continue agit, qui à lâimage des vaisseaux de LâIliade, met tout sur le même plan, efface toute implication narcissique, inscrit un monde où le dieu est au champ comme lâhomme objet du tournoiement des astres. Une pensée du monde liée, ou même élevée, au cosmos se fait entendre ; tout se dit, se prononce, se raconte sous lâemprise de cette vérité descendue dans chaque corps. Ainsi la séquence Le vent dâargent : « Compte tenu de lâesprit spéculatif qui le distinguait, ce vent ne convainquait pas compère Giovannino. Le soir, rentrant au village, bêche à lâépaule, il nous disait que, lorsquâil est blanc, il est constitué de très fines particules claires, dépourvues dâombre, friables si elles se frottaient lâune à lâautre. » Ce début de texte trouve son écho dans le poème qui suit où sâincluent le poète et sa sÅur : « Quand la terre à la lune se mêla, / mathématiquement prévus, naquirent / les frère et sÅur Giovanni et EnÅ«ma, / et depuis les lieux les plus inaccessibles vint / la blanche matière du vent. » Aucune traduction ou explication de lâune par lâautre, plutôt la transsubstantiation de lâune en lâautre. La culture de lâauteur, nourrie de sciences et de mathématiques, permet de nâexclure aucune probabilité ou déduction de ces archives ; les savoirs les plus divers sây confrontent sans jamais chercher à sâasservir mutuellement. Dans Les Commencements, la prose tient plus dâune étude du monde, la poésie de son chant, ou dâune capacité du verbe à lâadjoindre au rythme, dans la proximité dâune célébration. Lâécriture sâinscrit non pas après mais au beau milieu dâune constellation dâobservations et de souvenirs ; tout se vaut, se rencontre sur un plan égal malgré lâivresse des probabilités ou analyses scientifiques, le déluge des mystères et lâadmiration. Le fait historique ne domine pas la légende qui le traverse ni ne contraint lâartisan qui en parle ; la tradition rapportée ne trouve pas une fin dans le texte qui la raconte, ni la remémoration qui la recueille ; le génie de lâinexplicable veille à bousculer tout arrêt. Cette encyclopédie inachevable convainc par cette alternance qui devient diffraction, par la puissance de Bonaviri à manier prose et poésie, la terre malléable comme le cristal. On y écarte la fascination de lâindividu, dâun destin, pour une multiplicité de vies ; on y voit la Nature, manifestations comme violences, à la semblance des demeures et des heures ; on y découvre une terre où tout est digne dâintérêt. Le paysage contient le détail, et le détail un cosmos â des éclats parmi les ténèbres.

Marc Blanchet

Giuseppe Bonaviri, Les Commencements, traduction de lâitalien par Philippe Di Meo (qui signe une passionnante postface), La Barque, 173 p., 22 â¬.

 

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