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(Note de lecture) Aurélie Foglia, "Grand-Monde" par Antoine Emaz


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Posté 16 mai 2018 - 09:02

 

6a00d8345238fe69e20224df33281a200b-75wiIntrigué par ce tiret, Grand-Monde, en couverture et page de titre, alors quâil nâest pas repris lorsque les deux mots réapparaissent page 62, « il y a grand monde ». Le tiret ne renvoie pas non plus aux deux expressions figées pour indiquer un nombre important de personnes, ou pour désigner lâélite sociale. Il est peut-être là pour indiquer une traduction littérale de « macrocosme », la grande nature, par opposition au microcosme humain ? Je ne sais pas. En tout cas, le livre vise le règne végétal et plus précisément lâarbre, le peuple des arbres, avec un peu de ciel, de vent, quelques oiseauxâ¦
Précisons dâentrée quâil ne sâagit pas dâun livre écologiste, au premier degré du moins, dans un sens militant, engagé, avec message clair sur les ravages de la déforestation par exemple. Mais pas non plus dâune poésie qui serait essentiellement descriptive, paysagiste, à la façon des peintres romantiques ou impressionnistes. Lâenjeu semble être, pour lâauteure, dâexprimer sa sensibilité à lâarbre, ou plus exactement, sa relation à lâarbre. Florence Trocmé écrit justement dans une note du Flotoir (25/04/2018) à propos de cet ouvrage : « Il nây a pas dâêtre-arbre possible. Mais il y a un entre soi et lâarbre (â¦) où sâécrivent les poèmes de ce livre. »

Toute la première section de Grand-Monde travaille cette tension entre la conscience dâune séparation et celle dâune proximité entre les arbres et les humains : « ils/il », « nous/je ». Lâauteure ne bascule pas au tutoiement, le poème ne devient pas dialogue, lâarbre reste « il », extérieur, dans son « règne » et son ordre. Toute une série de formes négatives constatent cette distance, dès la première page : « Ils nâont pas bougé », « Ils nâont pas besoin », « Ils ne rentrent pas » (p.9) ; par la suite, « Ils nâont rien », « Ils nâont pas le pouvoir » (p.10), « Ils ne sâimaginent pas » (p.11), « Ils ne répondent pas » (p.12)⦠La séparation se précise et sâaccentue : « Ils ne nous pèsent pas » (p.18), « Ils nâont pas souvenir (â¦) Ils ne sont pas juges (â¦) Ils ne nous souffrent pas » (p.39). Il y a donc écart marqué, mais lâhumain désire la rencontre, projette ses sentiments : reconnaissance (« Ils nous ont élevés », p.19), admiration (« Ils disent juste / ce qui est haut loin (â¦) évoluent au-dessus / de lâhomme moyen » même sâils « nâiront jamais jusquâau / je », p.15), compassion (« captifs / Ils ne sont plus dans leur élément » p.14), jugement (« ce sont animaux / qui ne craignent pas lâhomme / sauvages // Ils ont tort » p.19)⦠Il y a bien relation, mais elle est déséquilibrée : les arbres sont « hermétiques à lâhistoire / imperméables à la pitié (â¦) non pas hostiles / extérieurs » (p.38), mais « nous creusons nos lits/dans leurs bras // par quelle opération sauvage habitons / nous leurs corps » (p.37).

Les deux sections suivantes poursuivent cette interrogation dans une sorte de variation jusquâà épuisement : « jâai pris mes arbres // orchestre vide //et je les ai tordus je les ai / poussés à bout // comme ceux qui espèrent en tirer / quelque chose // du vent » (p.48). Néanmoins, dans la troisième section, Ils nous font, le rapprochement je/arbre se renforce jusquâà une forme dâidentification ou dâincorporation : « on se demandera // je ne sais pas vous / ce que ça fait dâêtre /arbre // si ce monde vous semble parlant / entre vos branches basses // ou vous étouffe »(p.68), « marcher avec les arbres me va », «  voyant la forêt / câest chez moi », « cet arbre se tient/tellement là/harcelé par le vent (â¦) il me sert / sans sâen douter / de colonne vert // ébrale »(p.71).
Les trois dernières sections demeurent dans la variation sur le thème, mais avec des modulations, des approches assez différentes. Hors-lieu développe un « paysage » avec « fleuve » mangé par le développement urbain dans lequel ni lâarbre ni la poète nâont leur place : « je nâai pas lieu / la banlieue aveugle » (p.84). Dans ces pages, le « je » devient équivoque, flottant : on pourrait penser que lâarbre a pris la parole et murmure une sorte de blues de sa condition urbaine, si à certains moments tel ou tel accord grammatical ne ramenait le « je » à la poète : « je serai là / campée au présent simple » (p.88). Mais câest la même mélancolie qui sâexprime, la même nostalgie, aussi. « la vie se défile » (p.95), « Tapis roulant le temps passe / tant // la Marne sâen va le sens / dans le même »(p.96), et les rêves de vie heureuse deviennent illusions perdues (p.88).
Fûts (5° section) se distingue par lâécriture et la mise en page du poème : une prose non ponctuée, coupée de blancs, et disposée en colonne assez étroite, en milieu de page. Cela peut rappeler un tronc dâarbre, un « fût ». On passe un degré de plus dans le rapprochement entre les règnes : « sur maternelle la forêt (â¦) ses branches se pendent à mon cou fusionnelle la forêt (â¦) dans ce passage je me prends pour un ramier une poète un tronc bref je suis parmi » (p.107).
La dernière section, Traité dâétat physique, revient à une écriture en vers libre assez aéré par les blancs, et accomplit une sorte dâunion rêvée selon un érotisme particulier : « je ne suis pas très je / dans mon bain dâarbre (â¦) si de lâombre de frêne / était une femme je la serais » (p.129), « mes arbres sont en rut » (p.131), « et moi qui sors qui dois sortir de moi / je rapide mâhabille en arbre » (p.122), « jâai toujours attiré les arbres rouges »(p.123), « un arbre de fenêtre // à force / de mâavoir fixée // mâempale sur ses / branches rouges » (p.123).

Si la ligne dâensemble du livre est simple et prenante, lâécriture dans son détail est complexe, très travaillée. Le lecteur peut sâinterroger sur le sens et la fonction de lâitalique, ou du décrochement de certains passages par rapport à la marge de gauche ; le poème y gagne dâun point de vue plastique pour lâÅil, mais cela crée une sorte de dédoublement ou de strates de texte qui demeurent énigmatiques. Il en va de même pour les coupes et rejets à lâintérieur des mots ; cela donne parfois des effets intéressants (« malgré leurs doigts cas / sants tricotent lâéter // nité » (p.62), « im presque / mortels »(p.64)â¦), mais cet effet, sâil est trop appuyé, semble ornemental, ou pur jeu sonore : « mon fût plonger avec / le temps //dans les déc / ombres (p.77), « lâhiver se roule sur moi / même // aussi nâai-je pas // toujours un un / ivers » (p121).
Ce livre surprend, et retient, par sa façon originale et personnelle dâinterroger la relation humain / végétal, sans retomber dans une vision romantique de la nature. Il sâagit plutôt dâexprimer par le poème ce lien intime, peu clair mais aussi puissant que fragile, qui unit deux modes dâêtre vivant, radicalement différents et pourtant si proches. Le poème ici nâest ni directement philosophique, scientifique ou politique ; autant quâune esthétique, il vise à exprimer cette part muette de nous-mêmes que lâon peut nommer émotion, sensibilité, ou « activité de contempler » (p.72).

Antoine Emaz

Aurélie Foglia, Grand-Monde, Editions Corti, 2018, 140 pages, 18 â¬

 

 

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