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(Note de lecture) Jean-Yves Bériou, "La Confusion des espèces", par Laurent Albarracin


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Posté 21 mai 2018 - 09:15

 

6a00d8345238fe69e20223c84c8f9e200c-75wiLa proposition fameuse de Paul Éluard, « il y a un autre monde mais il est dans celui-ci » s'applique on ne peut mieux à la poésie de Jean-Yves Bériou, une poésie où le merveilleux n'est nullement un horizon inaccessible, transcendant, mais une réalité purement immanente, tout de suite présente par les sensations et les images, tel ce « ciel de tourbe » où lâascendant et le matériel viennent se conjoindre, sâaccorder presque aromatiquement. On peut humer le lointain, on peut même le boire comme on boit un alcool fort.

L'autre monde â il faudrait ici une majuscule, lâAutre monde, car la référence à la civilisation celtique est forte chez ce poète (1) â ne se tient pas ailleurs que dans les plis chamarrés de celui-ci, non pas donc au repli du monde mais à son dépli, non pas au revers de ce monde mais à son dévers : soit à l'endroit où sa pente lyrique est la plus forte, où la cataracte est la plus assourdissante. L'image n'a pas chez Bériou un caractère spéculatif, théorétique ; la poésie n'est même pas la production d'un sens, elle est bien plutôt la réception de tout ce qui dépasse le sens, de ce qui le détruit par profusion. Le poème nâordonne pas mais précisément se tient là où tout vient ensemble, très vite et très immédiatement, sans quâon nây puisse rien distinguer quâun désordre lumineux, un battage dâémotions et une « confusion des espèces », une inséparation.

Jâai dit la vérité et je nâai rien dit. Jâai dit lâamour et je ne sais ce que jâai dit. Jâai dit la mort et jâai dit que je dis lâamour. Les choses nous attendent derrière les haies. Il nây a pas de haie qui tienne, les phoques glissent du rocher avec indifférence et la mer est absente de sa grande ombre grise, de ses étendards déchirés, de sa mémoire et de sa rage. À nous aussi, la rage est familière. Ses ossements quâon ronge en riant, ses seins dâécume et sa douceur de vivre. Câest la rage et câest lâamour.

Tout est pareil : la rage et lâamour, la présence et lâabsence, la révolte et lâacquiescement, le merveilleux et la mélancolie. Le tragique ne se résout pas, ne se résout jamais. Il demande seulement lâacceptation du tragique, câest-à-dire aussi bien son refus aveuglé, ébloui. Le plus étrange et le plus émouvant dans cette poésie est que lâémerveillement devant la beauté du monde est aussi une lassitude, un découragement, mais en quelque sorte un découragement content parce quâil est la reconnaissance de la prévalence et de la supériorité de tout sur ce quâon pourra jamais en dire, en penser. Dâailleurs on ne pense pas tellement, dans cette poésie et ailleurs (partout), on est simplement le sujet du monde : non pas du tout comme subjectivité créatrice, comme instance agissant sur le réel, mais comme celui qui est assujetti au monde, soumis à ses aléas aussi dangereux que fabuleux. Sâil existe un lyrisme où le moi nâest pas souverain, où câest le monde qui lâest, câest bien dans les poèmes de Jean-Yves Bériou quâon peut le rencontrer.

Ce quâil y a de particulièrement émouvant dans ce recueil, câest bien pourtant aussi sa dimension personnelle. Il témoigne du regard dâun homme dont la santé est atteinte. La maladie affaiblit les organes et ralentit les gestes, la mort rôde, frôle la conscience comme pour lâaiguiser ; mais tout est vivant autour dâelle, extrêmement vivant, câest-à-dire intact et intouchable, lâimpossible étant lâune des qualités tangibles de ce qui est. Une certaine confusion règne, qui nâest pas celle dâun esprit confus mais celle au contraire dâun esprit conscient de ce que la présence et lâabsence sâéquivalent, de ce que lâoubli, la perte, la fuite de choses les font vibrer autrement, supérieurement, comme par un surcroît dâexistence. Cela sâappelle la mélancolie, cela sâappelle la poésie.

Laurent Albarracin


Jean-Yves Bériou, La Confusion des espèces, Pierre Mainard éditeur, 2018, 77 p. 14 â¬

1. Signalons ici la parution aux Editions La Nouvelle Escampette dâun choix de poésie irlandaise ancienne traduite par Jean-Yves Bériou : Moi, faucon sur la falaise, 2017, 119 p. 13 â¬.

Lire un extrait de ce livre.

 

 

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