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(Note de lecture) Salvatore Quasimodo, "La Lyre Grecque", par Marc Blanchet


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Posté 24 mai 2018 - 09:27

 

6a00d8345238fe69e20223c84d6cd2200c-75wiNon du grec en français ; dâabord du grec en italien ; puis de lâitalien en français. La traduction des lyriques grecs par Salvatore Quasimodo (1901-1968) fut le parti-pris dâun affranchissement des lourdeurs académiques, des équivalences verbeuses, des assignations stylistiques normatives. En déplaçant la traduction de poètes grecs de lâAntiquité hors de ces didactismes, le poète italien a retrouvé une vigueur qui passe également par la composition dâun ouvrage où la recension exhaustive est éconduite, les choix assumés, le lapidaire voulu. Pour certains poètes, une page suffit ; lâÅuvre déjà parvenue de manière très partielle brille ici dans une fragmentation intemporelle. Sapphô De Lesbos ; Érinna de Tilos ; Stésichore dâHimère ; Minnerve de Colophon, Lycophronide et quelques anonymes sont, entre autres, les éléments sonores de cet ensemble poétique où Éros et Thanatos se disputent un territoire commun : le corps humain, et ses manifestations les plus profondes et hagardes : le désir et lâamour â avec pour conscience de ses composantes du genre humain lâécriture poétique. Poésie qui est ici chant, lyrisme oscillant entre célébration et déploration ; le corps de ces hommes et femmes étant marqués des altérations bienvenues de lâamour et des traces indélébiles du temps â dont la vieillesse est la mesure la plus violente. Exprimés dans un grec ancien à beaucoup inaccessible, traduit avec emphase et certitudes savantes, ces chants dâamour et de mort perdent de leur dorure avec Quasimodo. Une traduction française de cette lecture italienne des lyriques grecs est un pari osé : nous voici devant une double traduction, quoique nous parvienne dans la rigueur et la lucidité de la démarche de Quasimodo cette poésie prise entre les Dieux et la Nature, lâappel du désir et le désir insatisfait. Si Ibycos de Rhégion peut affirmer « Éros en moi, / qui jamais ne mâapaise, / comme le vent du nord rougi par les éclairs / passant dâun trait rapide, aussi impitoyable, / trouble et brûlé par la démence, / garde obstinément dans ma tête / tous mes désirs depuis lâenfance. », les poètes lyriques généralement soupirent. Dans un espace qui nâest pas celui de lâépopée homérique, ils sont condamnés à décrire lâéphémère, le temps qui passe, une jeunesse au souffle printanier : « Une fois évanoui ce temps, / mieux vaut la mort que la vie. » (Minnerve de Colophon). Poètes du fugace, même si les aimés ou persécutés des Dieux trouvent parole en leurs vers, les lyriques grecs sont des poètes de lâimpression. Des tableaux se dessinent où les corps dans leur vivacité sont de futures statues, le poème nâétant jamais loin, lorsquâil sâagit de la célébration du vivant, de faire de ce « encore en vie » une forme proche du tombeau. Non pas mélancolique, mais gagné par des ivresses sourdes, des mollesses amoureuses, des attirances lentes et un rien vénéneuses, la poésie lyrique grecque, malgré des contrastes dans le traitement de ses sujets, met en scène une sensualité non pas épanouie mais profondément soucieuse, ouverte aux désirs violents et égoïstes des Dieux et soumise formellement à la brièveté, voire au fragment â comme si cette brièveté nâétait pas la subsistance dâun ouvrage original mais bien la condition originelle de lâécriture, dâenfantement même, du poème. À peine né, lâhumain est à peine dit. Dans ce laps poétique, il prend son essor : « Je sens déjà le printemps / sâapprocher avec toutes ces fleurs : // verse-moi vite une coupe de vin très doux. » (Alcée de Lesbos). Lâimminence du printemps nâest pas une sensation paradisiaque à vivre pour quelques mois : elle annonce déjà une fin, la nécessité de savourer « vite » la forme dâune mort à venir. Cette conscience a donc les yeux ouverts ; elle ne parle pas dâun passé hypothétique dans lequel lâhomme trouverait les conditions dâun refuge et dâune beauté refusée à son présent, sinon son quotidien ; la vie est perçue dans un mystère dont nous sommes aujourdâhui éloignés, regardant ce temps lointain qui est davantage une énigme quâune grandeur disparue. Un poème à lui seul (de « Licymnios de Lichos » - tous ces noms sont des anamorphoses pour notre entendement) lâénonce hors de tout procédé (puisque volonté) : « Et le Sommeil qui prenait plaisir / à ce regard lumineux, / les yeux grands ouverts endormait lâenfant. » Malgré leur regard aveugle (du moins à nos sens), les statues grecques fixent une intériorité étrangère à la nôtre quand leur extériorité défait nos plus subtiles clairvoyances. Ces poèmes leur ressemblent : ils se donnent à lire avec simplicité, ne nécessitent ni des vertus dâanalyse ni des repères chronologiques ; toutefois ils manifestent leur essence à lâécart des lectures classiques. Ils nous habitent plus quâils nous transportent ; nous troublent plus quâils nous émeuvent. Quand ils parlent de lyres ou de chants, ils font entendre un silence inouï. Quand ils parlent des Dieux, aucune forme intelligible nâapparaît ; quelque chose en nous résonne de manière indicible, nous plonge dans un temps, une atemporalité, qui de fait nâa plus rien à voir avec la période antique durant laquelle ces poèmes furent écrits, tant ils semblent en exil. « Hermès, je tâai longtemps invoqué. / En moi, la solitude : aide-moi, / la seule consolation qui me séduit / est que la mort ne me surprenne pas. // Je veux mourir : / je veux voir la rive de lâAchéron / fleurie de lotus couverts de rosée. » (Sapphô de Lesbos).

Marc Blanchet

Salvatore Quasimodo, La Lyre Grecque, Trad. de lâitalien par Patrick Reumaux, La Vagabonde, 202 p., 21,50 â¬.


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