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(Note de lecture), Jean Hélion, "Ils ne m'auront pas", par Marc Blanchet


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Posté 21 juin 2018 - 09:50

 

6a00d8345238fe69e2022ad37ae763200d-75wiSous-titré « Capture, travail forcé, évasion dâun prisonnier français durant la Seconde Guerre Mondiale (juin 1940 â février 1942) », le livre de Jean Hélion Ils ne mâauront pas tient tout entier dans son titre, faisant ainsi se rencontrer volonté individuelle et violence historique. Lâassertion est dès lors, dénuée de point dâexclamation, autant une adresse à soi-même quâune décision donnée en partage ; elle ne se sépare jamais de cette ligne de force, qui dépasse le point dâappui pour devenir un geste éthique durant lâemprisonnement, avant de réunir les conditions dâune évasion réussie. Jean Hélion nâapparaît pas ici comme un artiste-peintre dont la culture et les Åuvres picturales seraient le socle dâune condition morale instruite face à la puissance nazie. On découvre dâailleurs combien cette dernière incarne dans ces pages une véritable bêtise guerrière et idéologique, par la manière dont lâautorité des chefs de camps successifs se manifeste. Son exaspération trouve dans des manifestations oppressives inhumaines (quoiquâen dehors des camps de concentration connus plus tard, le texte étant écrit et publié dès après le retour dâHélion aux États-Unis en 1943) la seule issue possible devant les stratégies subtiles et courageuses des prisonniers. Aucune allusion à la Peinture ; lâhomme Hélion trouve ici sa vérité dans un engagement immédiat auprès des forces françaises qui lui fait quitter le territoire américain où il réside, pour finalement une capture suivie dâun internement en Poméranie dans un Kommando agricole, puis dans un bateau-prison dans le port de Stettin. Hélion Åuvre dans ce dernier lieu en interprète, déjouant les actes et invectives des chefs de camp tout en indiquant au lecteur point par point le quotidien du Stalag â de la vie des puces aux cachettes des prisonniers, des travaux réguliers aux exactions les plus diverses, autant dâheures communes entre soldatesque nazie et prisonniers français. La force morale de cet homme de confiance à bord du Nordenham tient en partie à ses finesses de traduction dâune langue à une autre, à la préservation de la dignité de chacun et le soutien dâune vie ouvrière forcée dont Hélion présente aussi lâenvers, comme une parade active cachée à lâoppression en cours. Organisation des évasions possibles ou répartition équitable des colis ou des objets dérobés, lâinternement demande des visages doubles, des actions secrètes, des vérités contenues ou des masques inventifs. Dâemblée, cette conscience humaine doublée dâun refus dâobéissance est racontée dans une écriture où la précision des gestes et des faits se lie à la perception claire et effective dâune domination nazie qui va grandissante. Vie dans la vie, monde dans un monde, Ils ne mâauront pas est un document unique sur un camp de prisonniers où, par la parole traduite de lâallemand en français, ou lâinverse, tout sâexprime parmi les hommes dans des langages séparés (jusquâà lâétablissement du texte américain, avec enfin aujourdâhui sa version française). Survivre dans un Stalag devient connaître la langue de lâennemi ; il faut la parler sans se trahir, la donner à entendre aux autres internés sans quâelle ne devienne inféodation. De même, les ordres sont transmis en espérant faire échouer ceux qui les donnent. Les comportements grotesques et dangereux des Kommandoführer et autres Unteroffizier à la tête du camp (hors de toute mythologie « du militaire allemand éclairé » qui charme encore de nos jours) deviennent le langage à ne pas rejoindre, la langue à laquelle ne pas se soumettre. Le prisonnier essaie de déjouer la propagande nazie à bord comme sa propre fatigue, de trouver dans des activités nocturnes des ressources quâun corps affaibli pourrait refuser ; il peut aussi créer un tribunal quand lâun des prisonniers trahit ses frères dâemprisonnement. Somme toute, il sâagit de rester vivant au-delà de son propre corps. Le lecteur français est désormais devant ce texte important, qui sâinscrit non pas en-deçà des témoignages sur les camps dâextermination, mais qui raconte à côté, avec une justesse plus vive quâémouvante, ces hommes en pleine guerre mondiale, coupés de toute action mais non de désirs â lâévasion étant le plus fort dâentre tous. De lâarrivée en France aux premiers combats, de la découverte de la déroute à la capture, des champs de patates cultivées dans des conditions terribles en Poméranie au transfert sur le Nordenham, Jean Hélion est dâune patience fascinante : quoiquâépuisé, démoralisé, il parvient par lâobservation et une volonté tout sauf vaine à trouver lâissue quâincarne une évasion réussie vers la France puis les États-Unis. Plus encore, il parvient à écrire en 1943 un livre à venir qui a valeur de témoignage alors que la guerre se poursuit, bien avant que lâhorreur soit visible à défaut dâêtre dicible. Ce livre, sâil a également les vertus dâun récit haletant, est avant tout lâexpression dâune force de vie incorruptible qui puise dans la volonté des autres comme dans les tréfonds dâune conscience morale inébranlable. Câest en relevant la tête après les derniers mètres sous les barbelés de la France occupée que Jean Hélion reprend une verticalité que ce livre manifeste de manière continue par une hauteur de points de vue et une concision alerte : « Aucune voiture ne passait plus sur cette route. Elle était recouverte de neige vierge. Les bottes de la patrouille y avaient cependant laissé un trait en pointillé. Câest là que jâai rampé pour la dernière fois, sur les mains et les genoux, traînant mon sac, tête baissée et priant humblement la terre de mon pays de bien vouloir mâaccueillir à nouveau. »

Marc Blanchet

Jean Hélion, Ils ne mâauront pas, traduction de lâanglais par Jacqueline Ventadour, édition annotée & préfacée par Yves Chevrefils Desbiolles, 35 illustrations en couleurs et noir & blanc, Editions Claire Paulhan, 2018, 414 p., 38â¬.


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