Aller au contenu

Photo

(Anthologie permanente) Jacques Darras, "L'Embouchure de la Maye"


  • Veuillez vous connecter pour répondre
Aucune réponse à ce sujet

#1 tim

tim

    Administrateur

  • Administrateur principal
  • PipPipPipPip
  • 5 689 messages

Posté 21 juin 2018 - 09:31

 

6a00d8345238fe69e2022ad354f2dd200c-75wiJacques Darras publie deux livres, un poème,
LâEmbouchure de la Maye,
et un livre dâentretiens avec Richard Sieburth sur la poésie de langue anglaise et sa traduction.





Petite anthologie privée dâAutolycus

Je vote pour la démocratie subtile des fleurs ayant ton violet
Ou pourpre et, parmi les familles éligibles, deux ont ma préférence.
Qui sont la pivoine, le lupin, que leur humilité nordique protège.
A la première jâattache l'apprêt d'un seau en fer blanc mal émaillé,
Quelque part sur un marché de plein vent, la rive d'une rivière
Se ramifiant au pied d'une cathédrale gothique comme l'artichaut.
Dans la poussière de brume dâun contre-jour vaporisant en bleu
Sa bouillie bordelaise sur le légume essentiel, la pivoine s'efface,
Lâanonymat buissonne écran de feuilles autour de sa timidité,
Tout à l'heure on l'aimera pour son évocation de la sainte pluie.
C'est une fleur catholique, c'est à dire moins hautaine que la rose,
Jamais quintessentiellement rouge, qui arrondit la tête les joues,
Contenant une plénitude de rires qu'elle ne laisse pas éclater.
On n'attend pas de la rose qu'elle soit drôle. De la pivoine, si.
Je l'achèterai contre billet bleu pastel montrant Quentin Latour.
Pour éponger ses tiges, l'encre d'imprimerie d'un quotidien local
Prêtera ses références patriotiques étroites jusqu'à la dérision.
Elle, aisément les dépassant, affirmera le sang qui afflue à la vie,
Qui monte aux pommettes ou coule aux cuisses des femmes,
Avec droiture simple et plus de discrétion qu'il n'est dit ici.
Proche par choix, cueilli au même marché avec un second Latour
Non moins monétairement faible mais plus juste encore de pastel,
Le lupin lui fera escorte. Quasiment obscène par sa raideur,
Quoique l'argile ou les tempêtes de Mai lui donnent de l'inflexion,
C'est nervure trop sûre dâelle-même que ses fleurs humanisent
Ou plutôt, vous me comprendrez, qu'elles anthologisent en fleur.
On cueille le ciel avec le lupin, les autres proviennent de la terre,
Dont ils ou elles tirent leur couleur, lui va aux sources de la pluie.
Il y a bu, il y boit, il y boira jusqu'à ce qu'il ait absorbé son eau.
Son violet invisible qui se transforme en rose léger au couchant.
L'aquarelle est l'art du lupin mais aucun jeu avec le blanc Canson
Ne rendra l'émouvante densité poivrée de ses grappes et hampes.
Ailleurs, là où la circularité de la communauté humaine se distend,
Faisant hypocritement place à la société des plantes industrielles,
Commence le massacre. Les fleurs, alors, deviennent un prétexte,
L'océan des huiles qu'on voit moutonner dans une plaine de colza
Tiendrait dans quelques saladiers. Rétraction, le quantitatif.
La fleur nous aide à affiner nos gestes aussi bien qu'à les élargir.
L'amplitude qui ramène par apparence d'égoïsme le parfum à soi.
Prélude à l'intimité du don. La fleur est distance juste du vivre.



Ambiguïté des roses

Sonnet 35
1ère version

Cesse donc de te faire grief des fautes par toi commises :
Les roses ont des épines, la boue corrode les fontaines,
L'éclipse ennuagée macule sans différence la lune ou le soleil,
La feuille la plus juteuse de sève sert d'asile au cancrelat.
Nous faisons tous des fautes, moi-même le premier
Qui à l'instant offre comparaison à tes crimes
Et par souci de les blanchir m'ouvre du même coup à l'accusation
D'abuser d'hyperbole quant à leur degré de gravité ;
Car si tu as péché c'est par les sens auxquels j'apporte sens
(Ton adversaire, regarde, je le retourne ton avocat !)
Plaidant ce faisant, légalement contre mon cas.
J'ai tant de guerre civile en moi entre l'amour la haine
Que je ne puis pas fatalement ne pas me retrouver complice
Du si doux voleur qui me vole amèrement à moi-même.



2ème version

Cesse de te tourmenter pour l'acte que tu commis ;
Aux roses sont les épines, aux sources qui brillent la boue ;
Éclipses comme nuages noircissent lune et soleil,
Cancer le détestable hante bourgeons les plus doux.
Tous les hommes font des fautes, moi-même y compris,
Qui vais ouvrant ton crime à la comparaison,
Qui pardonne tes péchés plus haut que n'est leur prix ;
Et me corromps moi-même d'excuser ton manquement :
Car j'accorde du sens à la faute de tes sens ;
J'engage contre moi-même un procès en due forme :
La partie poursuivante devient ton avocat,
C'est une vraie guerre civile entre l'amour la haine
        Au point que le complice du voleur de moi-même
        Qui m'a soustrait à moi ne peut être que moi
.

Jacques Darras, LâEmbouchure de la Maye, poème, Le Castor Astral & Inâhui, 2018, 285 p., 17â¬, pp. 79 à 82.

Lire aussi un extrait de A lâécoute, dans les notes sur la création de ce jour.

Quelques précisions concernant cet extrait :
« Ce poème est le fruit d'une lecture intense et attentive du théâtre de Shakespeare, ainsi que de nombreuses visites aux théâtres de Londres â le National Theatre en particulier, alors logé à l'Aldwych â, ainsi qu'à celui de Stratford-upon-Avon. Sans prétendre avoir vu et lu la quarantaine de pièces existantes, j'ai plusieurs fois vu et revu, dans diverses mises en scène, quelques pièces favorites dont As You Like it, Hamlet, King Lear, Richard II, Richard III, Twelfth Night, Midsummer Night's Dream, Antony and Cleopatra, The Merchant of Venice, A Winter's Tale, Cymbeline, Pericles Prince of Tyre, Titus Andronicus, Henry IV, Henry V, The Tempest, Measure for measure.
Mon intérêt pour Shakespeare, et plus généralement pour l'Angleterre et la littérature anglaise, s'est également croisé et intensifié avec l'acquisition d'un appartement en front de mer à Calais, à partir de 1990. Vivre au quatrième étage d'un immeuble à grandes vitres donnant directement sur la Manche et les falaises blanches de Douvres et Folkestone, aperçues par beau temps rien qu'à lever les yeux des tréteaux où j'avais posé mon ordinateur, fut un plaisir quotidien »
Et concernant les sonnets :
« Chaque matin, comme je me mettais à ma table de travail, je consultais une édition des Sonnets de Shakespeare parmi lesquels je choisissais au hasard de l'inspiration tel sonnet susceptible de correspondre à la pièce dont j'avais fait le support dâun poème, la veille. Mes trente et une premières traductions datent donc de 1990-1992. Elles furent d'abord reproduites dans William Shakespeare sur la falaise de Douvres (Le Cri, Bruxelles, 1995), puis reprises dans L'Embouchure de la Maye dans les vagues de la Manche (Le Cri, Bruxelles, 2000), avant que je les reprenne enfin dans la présente édition remaniée de L'Embouchure de la Maye dans les vagues de la mer du Nord (le Castor Astral/Inuits, 2018). Au bout d'une vingtaine d'années, l'ambition m'a pris de livrer une traduction complète des dits Sonnets que je confiai à Jean-Paul Enthoven aux éditions Grasset. J'avais le sentiment, en effet, de n'avoir accompli qu'une partie du travail, qu'il me restait à achever en donnant une traduction complète du texte. Cela fut fait eu 2013. Or. au moment que je remaniais L'Embouchure pour en donner version nouvelle et définitive, j'eus l'idée de comparer mes deux versions en les mettant côte à côte. M'est alors apparue l'énorme distance les séparant l'une de l'autre, mes principes de traduction ayant été différents, plus libres dans l'interprétation il y a vingt ans, plus contraints par la prosodie dans la nouvelle traduction. À l'heure qu'il est, j'avoue préférer à ma grande surprise, la générosité de la première traduction (jusque dans l'invention des titres), alors même que l'édition complète, qui me semblait, il y a peu, meilleure, me satisfait plus. Comme est étrange l'insaisissable changement des perspectives vis-à-vis de ses propres Åuvres au fil du temps ! Une belle leçon dâhumilité. » (Jacques Darras, LâEmbouchure de la Maye, pp. 273 et 274).





MI_FqOKpwsU

Voir l'article complet