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(Anthologie permanente) Guillaume Deloire, "Le Graillon"


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Posté 18 juin 2018 - 08:54

 

6a00d8345238fe69e2022ad379eedf200d-75wiMatthieu Gosztola a proposé à Poezibao une note de lecture et un important extrait du livre de Guillaume Deloire, Le Graillon, récemment paru aux éditions Les Vanneaux.





la Fiat 126 pétaradante

Je traverse la zone industrielle de la ville qui mâemploie
une main ballante par la fenêtre ouverte
lâautre au volant
de la Fiat 126 pétaradante
qui fait se retourner sur moi
le peu de gens que je croise

sur la plage arrière
rien dâexcitant pour le scélérat
juste de la poésie
empruntée à la bibliothèque
et à la place du mort
lâappareil photo prêt à lâemploi

je traque
lâesthétique des camions-pizza
je traque
les vestiges et les fantômes
et sur les murs de salpêtre
des derniers restos ouvriers de lâavenue Louis Roche
les couchers de soleil géants

(mars 2011)


bleu de Chine

Jâai mis mon bleu de Chine
mais jâai pas des mains de manuel
des mains dâemployé de bureau ils doivent se dire
ballon de rouge
je me sens bien ici
on voit lâancienne usine en face
je pense à mes grands-parents
à mes racines
sur la nappe en papier gaufré
je trace des lignes sans réfléchir
je ne sais pas de quel morceau de la bête il sâagit
mais le steak est au poil
les hommes ont leurs habitudes ici
leurs tables
pas les femmes
dâailleurs il nây en a pas
à part la serveuse
et sa tache de vin sur la moitié droite du visage

(mars 2011)


trois ans plus tard

Café Europa
existe encore
câest là que je prends mon repas

trois années se sont écoulées et jây reviens seulement
la serveuse nâa pas changé
toujours cette tache de vin sur le visage

parmi les plats du jour
jâai choisi le foie de génisse
cuisson rosée sur ses conseils

je viens rarement dans les parages
pourtant je mây sens bien

il a fallu que ma vieille Fiat ne passe pas le contrôle technique et que je la confie à Fathi, un mécano qui officie rue de lâIndustrie, près de la fourrière et de Brunoto, pour quâil me la remette en état et que, ainsi motorisé, je mâautorise à venir ici à nouveau

jâignore toujours si câest une usine en face
cette carcasse énorme
squelette de dinosaure

a-t-il fallu que tous mes grands-parents soient ouvriers
pour que jâapprécie autant être ici
cette semaine
jâaurais pu nous hisser
ma famille et moi
un cran au-dessus sur lâéchelle sociale
(bien quâà un salaire plus bas)
et devenir fonctionnaire territorial

mais jâai échoué à lâentretien

ils mâont trouvé trop lyrique
et jâai pas su répondre lâobéissance
quand ils mâont demandé de leur dire
la principale obligation du fonctionnaire

en attendant je savoure
mon plat et ce moment

le chef cherche dans la salle
celui qui a goûté son foie
de fait câest moi

il est heureux dâen parler
mâassure quâil est frais
débarqué de Rungis
et quâil en a converti
des qui nâaimaient pas ça
jâai salué la touche dâail et de persil
puis il mâa parlé des usines qui alentour avaient fermé
quâici auparavant le midi ça affluait

(10.10.14 - Café Europa)


les types étaient soudés

Le coucher de soleil avec les palmiers
sur le mur qui me fait face
les fraises en gros plan
sur la serviette en papier
le carrelage dâun autre âge
le reflet de mon visage
se confondant dans celui de lâouvrier
qui boit sa 1664
de lâautre côté de la porte vitrée
qui nous sépare

la conversation des types au comptoir
déjà est un voyage
elle rappelle que cette ville a un port

bâbord on mange le couscous royal
tribord des tripes (le chef est venu me prévenir que demain il y en aura)
on boit du vin des deux côtés du bar
le couple de gérants est kabyle

le ciel se gâte
la lumière change
au comptoir ils parlent dâune époque révolue
où il était question de soudure humaine

comparé à maintenant
les types étaient soudés disent-ils

avenue Louis Roche
les camions passent
comme des essuie-glaces
parfois
une petite grappe dâhommes marche, mais vers où ?

(13.10.14 â Café Europa)


elle me parle de ma voiture garée devant

La maîtresse de maison
essuie ses lunettes devenues grasses
à force de la voir
jâoublie la tache sur son visage
jây vois la grâce

elle me parle de ma voiture garée devant
quâelle croyait sans permis
un type lui dit que si dâaventure
il se retrouve à nouveau à attendre en vain un ami
il ne poireautera plus comme un con
parce quâil nâaime pas les temps morts
demi après demi clope après clope il prouve quâil est en vie

(13.10.14 â Café Europa)


je suis revenu pour les tripes

Je suis revenu
pour les tripes à la provençale
aujourdâhui câest silence
personne ne parle
tout le monde a lâair dâattendre
tout le monde regarde
dehors le soleil darde
il inonde la salle

les entrepôts calcinés
sont notre cathédrale

deux types portent des t-shirts rouges
à lâeffigie de lâenseigne
pour laquelle ils travaillent

deux autres déjeunent au comptoir
dâun sandwich merguez harissa

personne nâen parle
tout le monde regarde

la carte propose des vins arabes
le chef demande si jâai aimé ses tripes

et me ramène du rab

(14.10.14 â Café Europa)


un passé sâimagine

Avenue Louis Roche
un passé sâimagine
des hommes usés dans des usines

bÅuf bourguignon coquillettes
je commence à tisser une relation avec le chef
on parle de sa cuisine
évidemment quâil a mis du vin dans sa sauce
du Côte du Rhône
malgré son accent à couper au couteau
je crois comprendre quand il me parle
de lâAllemagne où il a travaillé
ça fait bientôt trente ans quâil est là
affairé à ces fourneaux

il nâa pas voulu que je le prenne en photo
mais Dieu que son bÅuf est bon

(17.10.14 â Café Europa)


le patron mâa dit chef

Aujourdâhui vendredi on est nombreux
le type qui boit demi sur demi
ne fait pas les choses à moitié

on commence à mâidentifier
pour la première fois le patron mâa dit chef
lorsque je suis rentré

un rayon de soleil
fait dâun verre de bière
une féérie de noël

le liquide jaune nâen finit pas de scintiller

je remarque que le papier peint au coucher de soleil est dédoublé
par le mur opposé et son large miroir
que le serveur regarde régulièrement
pour observer ses clients
plutôt que de les regarder directement

(17.10.14 â Café Europa)


un Tupperware rempli de gousses dâail

Plutôt que de parler
lâhomme au verre de 16
jamais vide préfère
ne pas parler

et pour autant il communique
quand même avec son visage impassible

un autre homme
au vêtement de travail blanc
sâadonne à un drôle de rituel
après sâêtre servi une assiette de crudités
il sâassied
toujours à la même table
et sort de ses poches
un couteau
un petit rond en bois en guise de billot
et un Tupperware rempli de gousses dâail
quâil hache menu
avant dâen recouvrir
son assiette abondante

(17.10.14 â Café Europa)


les derniers ouvriers

Lâavenue Louis Roche échappe encore
aux nouveaux plans urbanistiques
et dans le peu dâimmeubles quâil reste
très peu de gens habitent

lâavenue Louis Roche est longue
comme un jour sans pain
elle mène à lâÎle des Vannes
par le Pont de Saint-Ouen
mais avant de franchir la Seine
on croise la semoulerie Panzani

et avant cela trône la Gondole,
lâancienne chapelle Sainte-Jeanne-dâArc
transformée en débit de boisson

et avant cela deux-trois restaurants ouvriers
où déjeunent encore
les derniers ouvriers

jâai emmené Élise avec moi

Aujourdâhui jâai emmené Élise avec moi
nous sommes dans lâarrière salle
près du crudités bar
steak frites
Élise les trouve sucrées les frites
elle a bu deux Orangina
je doute quâelle soit autant émue que moi par lâendroit

(20.10.14 â Café Europa)


Villa Médicis

Jâai garé mon pot de yaourt devant lâentrepôt immense, jâai marché, je me suis rapproché du bâtiment, je lâai photographié, avec le tapis de feuilles mortes en premier plan. Jâai hésité mais jâai changé dâétablissement pour jouer le jeu de lâavenue et voir comment câest ailleurs. La pizzeria Valentino était bondée, jâai même reconnu le serveur que jâavais déjà vu dans une autre pizzeria plus centrale de la ville, une sorte dâitalo-maghrébin gay le serveur, pas forcément commode mais aux gestes agiles. Je nâai pas voulu rentrer, jâai tracé mon chemin, jâai remonté lâavenue jusquâAu père tout va bien. Jâaurais voulu manger près dâune fenêtre à côté du bar, mais la table était déjà réservée, on mâa placé dans lâarrière-salle. Aussitôt un autre standing quâau Café Europa : des menus dignes de ce nom, des chaises au dossier rembourré, plus de personnel et moins dâouvriers, plus de gens habillés comme toi, plus de tables, plus de couverts. À scruter toutes choses et à le consigner dans mon carnet, je me sens plus comme un inspecteur du guide Michelin que comme un homme de poésie, jâai lâair suspect ici. Plus une ambiance comme dans les films de Claude Sautet. Jâai pris le plat du jour, de la viande rouge, ce projet dâécriture me réconcilie avec la viande, les abats et tout ça. Je mâefface dans le brouhaha, je me ressers un verre, la porte qui indique lâhôtel me fait rêver : qui peut bien y dormir ? Si ma vie je pouvais complètement la choisir, jâélierais ici ma Villa Médicis, je serais un artiste en résidence Au père tout va bien, si on me cherche demandez la chambre de lâécrivain, il descend déjeuner et dîner systématiquement, lâaprès-midi, on peut le voir errer près des hangars et des usines à la recherche de quelque vérité, je ne sais pas trop, il pourra mieux vous le dire.

(21.10.14 â Au père tout va bien)


les photos murales rendent les couchers de soleil éternels

Les photos murales géantes rendent les couchers de soleil éternels
les criques les rochers le sable aussi vrais semble-t-il que le zinc sur le bar
resté en lâétat depuis un bail
le monsieur bègue sâen va, bye
et les autres attendent leur entrecôte
les gens baillent
les gens salivent les gens sifflent des gencives les gens savent
quâun ticket restaurant ne leur suffira pas
pour étancher leur soif
les choses ont changées
mais pas eux

un papier peint est-ce
un cache misère
un cache-misère est-ce
un bonheur gardé secret
un bonheur gardé secret
comment se mérite-t-il ?

(21.10.14 â Chez moi)

[Choix de Matthieu Gosztola], en lien avec cette note de lecture

Guillaume Deloire, Le Graillon, Éditions des Vanneaux, collection LâOmbellie, 2018. 17â¬.


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