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(Note de lecture), Yves Bonnefoy, "Correspondance I", par Marc Blanchet


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Posté 28 juin 2018 - 09:18

 

6a00d8345238fe69e2022ad37ca546200d-75wiQuiconque sâest engagé dans lâécriture à la fin des années quatre-vingt a éprouvé des filiations, tantôt influences « fidèles », tantôt rejets mouvants, dont lâune, essentielle, fut la constellation que représentaient quatre poètes : Jacques Dupin, André du Bouchet, Philippe Jaccottet et Yves Bonnefoy. Non pas une confrérie, plutôt des amitiés dont le lecteur, à distance, percevait très vite les manifestations, pour peu que sa curiosité dépassât les livres disponibles, déjà édités pour certains en poche. De 1967 à 1972, la revue LâÉphémère (avec le soutien de la galerie Maeght) témoignait de de la cristallisation dâune réflexion littéraire ; ainsi la découverte pouvait sâaccroître dâautres noms « immédiats » dans ce voisinage : Paul Celan, Louis-René des Forêts, Gaëtan Picon ou André Frénaud. Enfin, puisque lire déploie des chemins, des noms comme ceux de Claude Esteban ou Pierre Torreilles venaient compléter un panorama poétique varié, toutefois exigeant, réunissant dans ses paradoxes une volonté à lâÅuvre de penser la Poésie, sinon la Littérature.
LâAnti-Platon ; Du mouvement et de lâimmobilité de Douve ; Hier régnant désert ; Pierre écrite comme LâArrière-Pays ou LâImprobable ont jalonné les étapes dâécriture dâYves Bonnefoy dont le premier volume de la Correspondance est aujourdâhui donné à lire. Cette parution nâest pas le point dâacmé de lâÅuvre ; elle nâest pas un complément curieux, elle se présente comme le revers dâabord instructif puis passionnant dâune vie consacrée à lâécriture, ou â si lâon veut précéder les réserves â également le témoignage dâune écriture consacrée. Yves Bonnefoy ne fut pas seulement tel quâen lui-même lâauteur des livres cités à lâinstant : il poursuivit avec une fécondité remarquable, qui à dâaucuns parut parfois excessive, une Åuvre où ces moments de rencontres importants que sont les parutions, irrégulières ou non, de livres de poésie sâinscrivaient sur une ligne de fond dâessais multiples, auxquels entretiens et gloses sâajoutaient. Cette fécondité (dans laquelle il serait bon de voir une forme de disponibilité généreuse envers la critique et un lectorat) a, par son nombre, quelque peu éclipsé lâÅuvre du vivant de lâauteur (même si à travers des recueils de poésie, des récits et des essais précis, elle nâa cessé de constituer un aspect important de la littérature de la seconde moitié du vingtième siècle, mordant sur une partie du vingt-et-unième).
Aussi, pour le dire en des termes plus clairs, la poésie de Bonnefoy est lâobjet de sarcasmes comme dâintenses admirations. Peut-être est-il temps, et ce premier volume de la Correspondance nous en donne la preuve plus que lâenvie, non pas de la réévaluer, mais de considérer lâhomme de pensée présent dans ces pages, dâune modestie constante, avide de connaître, de partager, de créer. Et câest peut-être la première fois que nous pouvons, hors de tout talent épistolaire manifeste, traverser une époque qui va du post-surréalisme aux aventures de la revue LâÉphémère, des années 80 au début des années 2000, afin de suivre Yves Bonnefoy dans lâintimité de ses recherches comme dans lâaffrontement de difficultés matérielles, et, surtout, considérer lâétablissement progressif dâune pensée nourrie dâéchanges exigeants.
Les lettres adressées de 1965 à 1969 à lâécrivain, traducteur et musicologue Boris de Schloezer suffiraient à prouver la personnalité altruiste de Bonnefoy. Devant un ami malade, sa sincérité émeut, et trouve les voies dâune formulation de la recherche poétique en cours et dâune foi dans la maturité : « (â¦) une continuité dans lâimmanence de lâécriture, dans le tissu dâune réflexion, me semble maintenant possible, et câest peut-être, à supposer que ce ne soit pas par simple paresse et décadence, une conséquence de lââge, les lignes du destin se faisant plus continûment lisibles au point dâobservation où lâon a grimpé. » De ce lieu dâobservation fragile, Yves Bonnefoy essaie dâêtre un homme des constats bénéfiques, lâécriture se faisant dans une précision qui peut nécessiter du temps (lâessai sur Giacometti commencé fin 70 paraît en 1991 dont témoigne sa correspondance avec un Jacques Dupin remarquable lui aussi dâattention).
Cette pensée, qui jamais nâabuse de la complaisance ou ne se perd dans des atermoiements, déploie une vitalité attentive et toujours bienveillante. En face les réponses se font entendre ; les questionnements enrichissent lâaventure dâYves Bonnefoy pour une multiplicité dâauteurs (la correspondance comprend les échanges épistolaires des deux côtés), et accroît la constellation des auteurs précédemment cités. Les interrogations de lâaprès-guerre puis les aventures modernistes des années soixante et soixante-dix se font ainsi également entendre dans les lettres, entre autres, de Gilbert Lely, Christian Dotremont, Georges Henein, Raoul Ubac, Gabriel Bounoure ou Pierre Jean Jouve.
Dans ce premier volume de correspondance, Yves Bonnefoy redevient pour nous le lecteur de ses propres apprentissages. Pour peu quâun doute se soit inscrit devant lâÅuvre, ce volume met à distance les lassitudes et révèle un individu subtil dans ses intuitions, ses interrogations, sa culture (ses liens avec lâItalie notamment), exprimant ce que lâon pourrait appeler une « étude du monde » toujours inapaisée face à une pluralité de visages. On y louera entre autres un sens de la curiosité qui fait de lâécriture le lieu de réceptacle dâexpériences, musicales par exemple, fertilisant le creuset de lâécriture poétique et affirmant une importance de la perception qui prendra forme dans la parole de nombreux poètes de sa génération. Car câest bien une assemblée qui parle dans cette correspondance, qui dialogue, se querelle parfois, désire et crée. Cela se lit avec un vif intérêt, ou pour mieux dire lâintelligence de cette correspondance : cela sâentend.

Marc Blanchet

Yves Bonnefoy, Correspondance I, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Les Belles Lettres, 2018, 1155 p., 26,90 â¬

Précisons lâadmirable travail critique de cette édition, préface comme fiches, exemplaires, de présentation des correspondants dâYves Bonnefoy.


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