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(Note de lecture), Anne Malaprade, "Parole, personne", par Ludovic Degroote


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Posté 27 juin 2018 - 01:34

 

6a00d8345238fe69e2022ad3567727200c-75wiPoezibao publie aujourdâhui deux notes, signées lâune de Ludovic Degroote, lâautre dâAntoine Emaz, sur le livre dâAnne Malaprade, Parole, Personne





Sans doute avons-nous â du moins certains dâentre nous â plusieurs corps, et sans doute notre mémoire est-elle logée dans chacun de ces corps qui se croisent, se font et se défont à mesure que nous vivons. Sans doute encore les femmes, à cause de la génération, en ont-elles un plus complexe, puisque filles puis femmes, elles peuvent devenir mères, sans pour autant se départir des autres corps qui demeurent vivants. Qui plus est, objet de désir, de violence, dâassujettissement et de ce qui porte à lâacceptation, la rébellion ou la soumission, ce sont dâautres aspects qui se démultiplient au sein des précédents. Ce rassemblement complexe, la coexistence de ces morceaux différents mais jamais séparés, dont chacun peut sembler autonome, à lâimage dâun kaléidoscope â mise à nu aussi radicale que pudique - jâai lâimpression que le livre dâAnne Malaprade, parole, personne, essaie de le saisir, de le dire : « nous les filles Muettes sommes toutes femmes / écoutons les extraits fragments passions états folies du corps-éclat » (p. 92).

Deux parties en miroir le structurent que lâauteure explique de façon liminaire en sâappuyant sur la définition du signe de Saussure, que le commentaire brise aussitôt : « on a rompu découpé chaque signe et cassé son arbitrarité, puis on a posé ses débris (...) » (p. 9). Une série de textes en prose, titrés et numérotés de 1 à 19, puis une série de poèmes numérotés de 19 à 1, aux titres identiques. La première série, qui est une « montée vers la parole », sâintitule « Négatif, inspiration », la seconde, qui est une « chute dans le corps noir de lâinconscient » (ib.), « Tirage, expiration » : autant de photographies du réel, ou de la manière dont on lâaffronte, ou dont le corps traverse ce réel quâil respire. « Je rêve que vous rêvez le réel est impossible rêvons le possible. », écrit Anne Malaprade p. 26, comme une visée utopique aux antipodes de ce qui est.

Cela commence par un hommage aux femmes, par le biais dâune figure de style dominante de cette première partie, lâaccumulation â équivalent stylistique de la boulimie (la présence de la nourriture est récurrente, parfois sensuelle à travers les fruits) -, qui vise à détailler et rassembler dans un même geste. Quâelles soient anonymes ou semblent relever de la sphère privée par la mention des prénoms, leur nature de femmes, quâon ne peut dissocier de ce(s) corps évoqués plus haut, les réunit, y compris lorsque câest pour les enfermer â dans une fonction ou un asile. Elles seront au cÅur de ce livre quâelles ouvrent et quâelles fermeront : « que nâont-elles la chair du mot corps / que ne dorment-elles pierre écrite » (p. 93). Suit la litanie des hommes, plutôt dévolus à lâaction, que lâanaphore « les hommes » empêche de singulariser ou dâidentifier : il faut peut-être y voir un exercice de lâoppression qui sâexerce vis-à-vis des premières notamment et quâon retrouve plus loin (« le rapport intangible des hommes de pouvoir des hommes du pouvoir la ligne de nos défaites » (p. 71).

Car la violence traverse le livre ; dans cette première partie ce thème se trouve davantage associé à la famille dans laquelle on ne sâinscrit pas mais on est inscrit â passif quâon retrouve dans la mise en route de lâécriture : « Un accident a fait que jâai écrit, que jâai été écrite par un corps » (p. 54). Sây rapportent des anecdotes et des souvenirs précis (p. 18 ou 32 par exemple) et donc une dimension narrative plus marquée. La figure du père est associée à cette violence, soit physique, par la gestuelle (gifle, références nombreuses à la présence très ambiguë de son sexe), soit psychique, par la manière dont la fille doit se plier à sa domination. Mais la mère par son mutisme ou ses dérèglements, peut lâêtre aussi (« une mère en morceaux. » p. 24) ; parfois, on a lâimpression que câest une sorte de chaîne de la folie ou de la violence qui menace, avec en arrière-plan une fatalité tragique, qui condamnerait ces femmes par avance. Dans la deuxième partie, la violence sâaccompagne parfois dâune dimension politique ou historique (p. 76, par exemple), même si elle ne sâexclut pas de la nature complexe du désir et du verbe désirer en le déclinant dans des champs différents : « je désire la Syrie sans guerre je désire les enfants sans armes je désire / que lâhomme me désire je désire quâune langue me /       pénètre je désire / le sexe      de la langue » (p. 70).

A cette violence font écho la honte et la culpabilité : « On entre dans le jour par la certitude dâune faute » (p. 36). Dâune certaine façon, quâimporte dâoù cela procède ou provient, puisque dans le présent quâon vit, il faut bien sâen débrouiller. « Faut-il parler de ce dont on a le plus honte ? » ouvre la dix-neuvième partie, intitulée « Lâair de rien » (p. 58 et 63), quâon entendra dans sa polysémie. Même la musique, elle aussi récurrente par la pratique instrumentale, paraît parfois sâaccompagner de négativité : « Le soir, après le moment musical, on prépare le repas, la cheminée crache du noir (...) » p. 48. Il faut en quelque sorte payer pour cette honte dont on est victime, et plus largement pour ce quâon est : autre forme de violence qui vous comprime : « Coupables de compter ce que lâon ne donne pas. » (p. 58), « Sous les pulls la technique du corps exprime la maladie dâune âme sous-exposée » p. 56.

Une des forces de ce livre est de naviguer entre le particulier et le général. Dans Notre corps qui êtes en mots (1) lâauteure semblait garder une distance alors que ce livre paraît plus personnel, jusque dans lâévocation de « ma fille édith » (p. 81). Lâune des lectures possibles du titre (2) même pourrait en être le principe : qui parle ? Lâénonciation glisse du elle au je (« Elle, prise au je », p. 46 ; « Elle sort progressivement du « je » pour longer sa honte de toute sa langue sa vie entière filet rouge » p. 59) en annulant la séparation des deux : dans le corps de femme qui écrit, remontent tous ces corps prisonniers sinon interdits : « Deux ou trois corps que je sais dâelle. » (ib.). Mais cela peut sâentendre aussi comme lâimpossibilité dâaccéder à une énonciation uniforme quand le corps est fragmenté ; en quelque sorte, tout ici devient corps : la tête, la pensée, la mémoire, soi en un mot, et donc tout serait à reconstruire. Même « les morts ne veulent plus de nous â les tombes nous reconduisent » (p. 58). Mais avant de reconstruire, il faut bien mettre à nu, faire un état des lieux, comme le fait ce livre.

Sâil y a présence dâaccumulations et dâanaphores, ce serait injuste de réduire à des procédés lâécriture dâAnne Malaprade. Quand le lyrisme domine, câest de façon multiple et distanciée : il peut par exemple se construire par des sortes de coulées de prose ou par des jeux de rupture syntaxiques et lexicaux. Ainsi le vers est-il très variable, dans sa longueur et son rythme, lâintérieur souvent troué de blanc, brisant la durée du sens à travers lâordre de la syntaxe, comme si cela rendait compte de la brutalité (« ma haine me hait dâoù spasmes-syntaxe » p. 69). Cela renforce la complexité de cette écriture qui peut être aussi serrée que lâche. Autre miroir ou mise en abyme, la présence de lâéditeur, ou lâévocation de livres publiés, de lâécriture même. Elle sâémaille aussi â jây entends un hommage à la littérature qui donne de lâair â de citations dâécrivains, parfois de cinéastes ; ou de mentions plus inattendues (la Bible, à plusieurs reprises ; Anatole, le fils décédé de Mallarmé, p. 69), qui inscrivent ce travail sur lâintime dans une singularité profonde que la lecture nâépuise pas, à lâimage de cette note qui en restreint les perspectives.

Ludovic Degroote

1. Editions Isabelle Sauvage, 2016.
2. Lâétymologie du mot personne désigne le masque de lâacteur, soit une façade, mais on se rappellera aussi la façon dont Ulysse en use avec le cyclope Polyphème.

Anne Malaprade, parole, personne, éditions isabelle sauvage â 102 p., 17 â¬

Lire la note dâAntoine Emaz publiée ce même jour dans Poezibao.




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