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(Note de lecture), Laurent Albarracin, "RES RERVM", par Jean-Pascal Dubost


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Posté 27 juillet 2018 - 09:18

 

6a00d8345238fe69e2022ad3844fe7200d-75wiLe poète ne vient pas dâex nihilo, et avec cet opus de faux alchimiste, Laurent Albarracin inscrit le titre dans la pierre ancienne, dans le temps et en droite lignée de la poésie didactique du De Natura Rerum de Lucrèce, mais ironiquement, et invite à une lecture dâun contrâars poetica des plus spirituels. « Car câest un système qui comprend et le ciel et les dieux que je prétends tâexposer ; ce sont les principes des choses que je vais te découvrir ; je te dirai de quoi la nature les crée, les entretient, les nourrit ; à quoi, après leur dissolution, la nature les ramène ; et je désignerai ces éléments par les noms de matière, de corps générateurs, de semences des choses, les appelant aussi corps premiers, parce quâen eux tout a son origine », écrivait le poète latin : RES RERVM est un contrâars poetica parce quâen contraste avec la fureur divine exposée dans la plupart des traités de poétique antiques. Prétextant dans son « Avertissement au lecteur » la découverte dâun livre ancien chez un bouquiniste, sans mention dâauteur si ce nâest celle dâun Collège de Réisophie, et que le texte quâil publie sous son nom nâen serait que la reproduction, Laurent Albarracin établit avec le lecteur ce quâon appelle un « contrat dâautopastiche » ; par quoi il pourra libérer toute lâironie qui fera la force de ce livre. Ironie à lâégard du poète didactique, Lucrèce, en ce que ni les dieux ni le ciel nây sont, dans ce traité albarracien, pour quoi que ce soit dans la nature des choses, qui sont des univers clos sur eux-mêmes (ce quâil appelle des « mésocosmes »), se générant eux-mêmes.

« Mais tous les phénomènes qui concourent
À la chose dans une chose,
Toutes les actions sur elle-même
En quoi celle-ci consiste
Émanent dâune source unique
Emprisonnée sous la forme dâune goutte isolée
Contenue dans chacune des choses
 »

Où lâironie est magnifiquement réussie avec le modèle latin, tient de ce quâon tient là un livre de poésie matérialiste, et de poésie sceptique, où la chose ne doit quâà elle-même dâêtre chose, pas à lâintervention des dieux ou dâun abstracteur furieux.

La chose, au contraire de Francis Ponge, matérialiste aussi pourtant, de qui il faut cependant se garder de rapprocher Laurent Albarracin, la chose nâest pas disséquée de lâextérieur, mais pénétrée grammaticalement en son cÅur comme Gertrud Stein (dont le tournevis syntaxique a enfoncé sa vis dans la pensée du poète) le faisait savamment, car une chose est une chose est une chose⦠vrillant la signification pour aller au cÅur du sens ; et tout le ci-livre ne dit que cela. Câest ainsi que le génitif latin du titre suggère à regarder la chose des choses, assavoir, par un des plus subtils effets paronomastiques, la cause des choses, et de cette manière, à regarder la phrase et comment la phrase sâemboîtant dans la phrase, ou un membre de phrase dans un autre membre de phrase, comment la phrase pénètre la chose jusquâà sa cause, qui est le sens, câest-à-dire son origine(rappelons les propos dâAristote déjà : « Nous estimons posséder la science d'une chose d'une manière absolue, quand nous croyons que nous connaissons la cause par laquelle la chose est, que nous savons que cette cause est celle de la chose, et qu'en outre il n'est pas possible que la chose soit autre qu'elle n'estIl est évident que telle est la nature de la connaissance scientifique ; ce qui le montre, câest lâattitude aussi bien de ceux qui ne savent pas que de ceux qui savent »1), démontrant, last but not least, combien lâintérieur de la chose (le sens) est une construction complexe; « Il y a toujours beaucoup de complication/Dans la simplicité des choses ». Laurent Albarracin fait de la chose une synecdoque du monde ; disséquant la chose, câest le monde quâil dissèque (« Tout objet dans lâunivers en est la pierre angulaire »). Cet effet de pénétration syntaxique est renforcé par une pléthore dâéchos rythmiques et dâéchos sonores de toutes farines. Travail dâouvrier maniant les outils rhétoriques avec force finesse dâun artisan dâart.

Laurent Albarracin use en effet dâun ingénieux système rhétorique pour nous convaincre que la chose nous échappe constamment. Un bel oxymore en zeugme dès le premier poème éveille un soupçon baroque, « Les choses se reflètent exactement/Par baroquisme plat et fiévreuse austérité » ; nous voici devant un art baroque qui file en frise tout le long de lâouvrage et sous-entend que tout cela nâest que fumée sans feu :

« Il nây a pas de fumée sans
Que cuise sous elle le feu de ce qui nâest pas.
 »

Le sourire suscité par lâenjambement de ce distique au-dessus de lâimage de la fumée est lâindice dâun humour quâon pourrait qualifier de baroque en ce sens où lâabondance discrète (oxymore !) des figures de style constitue un réseau de pirouettes guillerettes destiné à alléger le didactisme du propos, qui part ainsi en fumée (la fumée est un grand topos de lâimage baroque, et lire De lâimage2 sera fort instructif de lâart poétique de Laurent Albarracin, quand bien même il ne revendique lâhéritage baroque).
Mais citons :

« Et câest ainsi quâelles [les choses] nous fournissent
Le leurre de lâor et lâor du leurre
 »

« Le bol est hypebol
Le bol est toute la façade de ses lèvres
Il est le pavois de sa paroi et comme le pavané du cygne
 »

« Car lâécueil nâest jamais quâune écaille de lâÅil »

« Les choses secrètement sécrètent leur chose »

Le système de ramification rhétorique métamorphose la chose et sa notion constamment, si bien quâelle nous échappe, ainsi que lâeau entre les doigts.

Tautologique, lâÅuvre dâAlbarracin ? Il sâen réclame (« La tautologie est selon moi le sommet caché, impossible, de la poésie. Par elle, on voit que « les choses sont ce quâelles sont » et que cela nâest pas rien. Par elle, on voit que les choses sont valables aussi pour elles-mêmes »3). La tautologie répétitive, telle que la pratique Laurent Albarracin, est démonstrative, de lâordre de la captatio, pas forcément bénévolente. Mais si le verbe « être » est générateur et porteur de tautologie, il nâempêche que le poète, toujours en mouvement autocritique (« Mais questionner la question nâest-ce pas mieux encore la poser ? »), sâamuse de sa propre entreprise rhétorique : « Parce quâelle et même, soi et sâétant,/La chose et cette chose qui fait la chose », transformant le verbe « être », par homonymie, en coordonnant recherchant une meilleure alliance des choses incertaines entre elles ; et si les choses sont ce quâelles sont, tout nâest quâapparence, car dans le schéma rhétorique que construit le poète, qui repose sur le tout et son contraire, lâargument et lâépuisement de lâargument (« Câest parce quâil y a une faille en elle /Quâelle est soudée à elle /Parce quâil y a du vide dans la chose /Que la chose tombe dans son plein »), le livre, en déconstruisant poème après poème lâidée commune et fataliste que les choses sont ce quâelles sont, conduit néanmoins vers celle que les choses ne sont pas ce quâelles sont ; voyons-y aussi une pseudo-tautologie destinée à consolider le lâactivité dâironie facétieuse du poète, mais aussi à exprimer son doute, et la vastitude de son inconnaissance. Ça fonctionne ici comme « une arabesque littérale et vivante et un obscur ornement ».

 Il y a, dans le travail de Laurent Albarracin, un vaste mouvement critique et savant, discret et humble, qui démarre de la philosophie scientifique dâAristote et du didactisme lucrécien, est relayé par un encyclopédisme didascalique trempé dans la poésie cosmologique (mais sceptique) de la Renaissance (Maurice Scève, Microcosme, ou de Du Bartas, La Sepmaine), et par toute une pensée philosophique de la connaissance, et du doute (Montaigne), ainsi que par une critique contre-pongienne ; il y a un embrassement littéraire dâune grande largeur (en effet, au fondement de sa poésie, est une immense bibliothèque, dans chaque vers bouge une étagère de livres).

Mais le contrâars poetica du poète est par retournement de situation, évidemment, un art poétique moderne, qui puise dans la notion de mésocosme sa « quête réisophale » :

«              
                  L

La chose est un mésocosme.
Un être intermédiaire entre lâhomme et le monde.
La chose est faite à lâimage de lâimagination.
La chose est au confluent des deux sources
Que sont lâhomme et le monde.
Car lâimagination sâécoule aussi bien
De lâhomme vers le monde que du monde vers lâhomme.
Câest la chose qui est réceptacle de ce double mouvement. 
⦠»

Métaphorique, la chose est, câest éclairant dans ce poème « L », la métaphore filée (comme une frise) du poème. Aussi, considérant le mésocosme comme un système clos et expérimental, nous nâhésiterons pas, dans lâhéritage cosmologique évoqué, soucieuse du lien entre la chose et lâunivers, à qualifier de poésie mésocosmique la poésie de Laurent Albarracin.


Jean-Pascal Dubost

Laurent Albarracin, RES RERVM, Arfuyen, 112 p., 14â¬


1Seconds analytiques, IVe s. av. J.C.
2De lâimage, LâAttente, 2007, ou sur le site de Pierre Campion De lâimage 1 et De lâimage 2.
3 De Lâimage 1.



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