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(Note de lecture), Felip Costaglioli, "Ce qu’on vaut de poussière", par Béatrice Machet


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Posté 24 juillet 2018 - 09:53

 

6a00d8345238fe69e2022ad3838ac6200d-75wiEnrobé de vert (on devine le vert de lâécharpe laissée en guise de trace dâun cou disparu évoqué dans le livre), décliné sur des pages bleues, cela pourrait être un traité existentiel dâimpuissance (mais sans lassitude) érigé en art de vivre, une leçon de lâcher prise et dâabandon, le but de la prise de conscience étant de pouvoir se rendre à lâindifférencié tout en se connectant avec lui⦠Apprendre à mourir donc, câest-à-dire savoir vivre, diraient les philosophes !

Cela pourrait être aussi une façon, au travers du témoignage personnel qui dit « je », dâentendre les échos détournés ou retrouvés de Francis Ponge (le retour des choses sans parti pris !), de Rimbaud et si pas poche alors page trouée, échos de Virginia Wolf et sa chambre si pas pour soi, au minimum infectieuse , échos dâHomère avec les prophéties de Cassandra, fille de Priam que nul ne veut croire, échos dâAlbert Camus et son métier dâhomme, écho des dés jetés de Mallarmé, jusquâà Wilfred Owen et des poètes qui ont parlé de la guerreâ¦

Le livre est composé de huit plus ou moins longs poèmes à la tonalité homogène. Du retour des choses, après lequel on se retrouve nu à apprendre notre métier dâêtre, celui qui nous fait balbutier quand il sâagit dâen rendre compte, nous passons par lâétape nettoyage à sec. A ce stade du petit travail, on se voit tache, souillure, on se voit mur (et tous ses sons en « ur » suggèrent lâécorchure que la brosse à récurer provoque), et on gratte jusquâà lâoubli de soi, jusquâà lâeffacement, tout abrase, sans lessive et sans eau, il faut se laver dâêtre tout en étant là, pareil à une absence.

La troisième étape, sous le titre Comme nous, propose un refuge quand tout est blessant, quand tout est blessure béante, entropie, usure, quand tout est constat de perte, quand probabilité de dispute. Refuge donc pour pouvoir rester quelquâun, bien que toujours un peu malade ainsi que le mot lépreux le suggère, la perte des peaux et le creusement des chairs opèrent, et au final on recueille la voix en sang, voix comprise comme oiseaux de nos gorges, de nos arbres intérieurs.

Suite éphéméride (où jâentends « effet mes rides » puisque sont évoqués la croissance, le temps qui passe ainsi que le corps, la chair blessée), présente au lecteur un « toi » soignant, un « toi » sachant apaiser, un « toi » qui embrasse la vacance de lâauteur et lui donne une consistance. Consistance câest-à-dire une justification en quelque sorte, avec dressage dâinventaire et collection de pleurs à rassembler en un dictionnaire pour tenter de définir, donner épaisseur et reconnaître lâimportance des cicatrices. Le registre lexical reste celui de la blessure, avec perte de liquides vitaux, salés donc, avec toujours sous-entendue lâécorchure, avec le sang qui coule puis on imagine la croûte qui se forme et la cicatrice qui apparaît, processus mis en image en accéléré par lâexpression ourlet de mon sang. Une fois calmé il est plus aisé de comprendre la nécessité de ne rien vouloir, plus rien câest-à-dire se trouver déshabillé, nu, offert aux eaux de verre qui résonne étonnement avec « os de verre », cette maladie dont nous sommes peut-être tous métaphoriquement atteints à des degrés divers tant la fragilité est la qualité humaine la mieux partagée, fragilité qui nous mène à devenir poussière. Entendre aussi « eaux de qui vivra verra », regarder ce flot de vie en mots, cette irrigation associée à un semis (comme lâeau â comme mots au sillon). Poussière donc : fin du processus enclenché lors de la conception puis de la naissance, et pour cela rendre souffle, le dernier qui laisse trace écrite, elle aussi vouée à la poussière. Lâauteur est suffisamment explicite :

Parfois plus rien
sauf la page blanche du souffle
Quoi dâautre ?

Après ce constat nous passons à Urgence. Urgence de méditer lâaventure de vivre, vue comme une mission donnée (soufflée dans le cou) en temps de guerre, (et toujours en nous et dans le monde une guerre éclate, fait des ravages), guerre évoquée par le champ de coquelicots (cf remembrance poppy), fleur symbolisant en Grande Bretagne et aux Etats-Unis (où vit lâauteur) la boucherie que fut la première guerre mondiale et quâon arbore maintenant pour honorer les soldats tombés lors de tous les conflits. Temps de guerre ou ses conséquences atroces quand des enfants sautent sur des mines anti personnelles et se retrouvent mutilés (chaussures dâenfants perdus ). On contemple cette aventure de vivre et on retient une poignée de sel dans la main, ce qui reste de nos liquides vitaux convoités par des vampires, liquides vus comme des pluies rageuses. Et puisque tout à la première personne ainsi quâil est dit au vers 11, les vampires ne sont rien dâautres que nos autres « je », autres nous-mêmes prêts à nous avaler et nous digérer. Après quoi il est sensé de sâattendre au pire ! A la Cassandre poursuit donc la suite des poèmes pour que frayeurs (tenaces héritées de lâenfance) et ce quâon envisage comme « le pire à arriver » soient assumés, et pour cela écrire, se connaître, sâanalyser à lâaide dâenzymes digestives pour se comprendre dans le sens dâassimiler, et sâaccepter, et en venir à arroser de nos larmes le fané, le flétri de nos vies pour le ressusciter un peu le temps de la méditation, puis lâabandonner et renoncer aux futilités de lâego (épris de renommée) :

On se souvient

la trompette quâon cloue
la fleur qui sâinverse

Ça écrit

Le processus dâévolution se poursuit vers un apaisement et une forme de sagesse qui passe par réfléchir le « je ». Quand reflet, je est une enveloppe fine/ une pauvre lettre cousue, câest-à-dire une image dâidentité affichée comme lâétoile jaune qui se devait être cousue sur les habits des juifs pendant la seconde guerre mondiale sous le régime nazi. Et cette lettre est cousue à la langue du soir, ce qui fait du reflet le tremplin pour une véritable réflexion, retour sur soi comme on dirait examen de conscience à pratiquer avant dâaller se coucher. En conséquence de cette pratique, mots et larmes coulent, dès lors « je » nâest plus sujet mais objet : une machine à eau, vue comme outil de rédemption. Machine à eau qui nous entraîne vers le bleu, le bleu de lâencre à imprimer certes puisque « blue print » mais si blue, alors comme en jazz : une note, un accent, une humeur, un son, et surtout un souffle grâce auquel par son creusement sous la peau, câen est fini de lâopacité de la chair : on creuse les couloirs du visible. Et câest bien la peau, la chair entaillée et la langue qui renseignent : voir et toucher, voir et prendre, par les mains autant faibles quâémues (qui tremblent) que lâêtre humain comprend vraiment. Pour le dire autrement : comprendre câest imprimer, comme si nous assistions à une démonstration de lâart du tatouage élevé en art de vivre. Couche après couche (dâencre entre autres choses), lâêtre est fait des empilements des souvenirs qui viennent nourrir le regard, lui-même formé de strates qui viennent alimenter lâécriture offerte au regard des lecteurs qui sont nos dents. La compréhension de soi passe par lâautre qui nous dévore et nos mots (comme lâacide sur la planche de cuivre du graveur) sont les enzymes salivaires sorties de nos bouches pour permettre au métabolisme de poursuivre son travail, travail qui finira par la mort, et sachant bien cela lâauteur peut affirmer : mourir est lâautre face de la patience. Mais dans le laps de temps qui nous est donné à vivre il faut croire en lâincidence, espérer un enchaînement de conséquences jusquâà la rencontre heureuse,  selon un angle et une vitesse propices, afin de « remplir sa maison », sâenrichir et sâépanouir au-dedans de soi mais aussi partager un lieu dâélection, de ceux dont on peut dire : je lui appartiens. (Sachant que lâauteur maîtrise la langue anglaise supposer que sous le mot incidence émergent également les notions de chance, de cas par cas, de fréquence.)

Au bout du parcours, lâétape finale intitulée Ce que câest tente de nous faire pénétrer dans cette maison, rongée, lézardée, ravinée par les larmes. Son nom serait mélancolie et ça vous met des sanglots dans la gorge qui sâenflamme et fait mal, mais ça vous met aussi des mots dans la gorge qui forment pastille du pouvoir dire, et ça soulage mais ça vous piège aussi jusquâà se noyer dans le verre dâeau posé sur la table. Au bout du parcours, avec ce jeté de mots en huit poèmes convenir que rien nâest aboli et ce nâest pas exactement un hasard, parce quâau bout du parcours et selon la logique de la méditation il est bon de faire un avec le monde, faire lâexpérience de lâunité, de lâindifférenciation, de lâouverture, du lâcher prise et de lâempathie, que tout cela appartient à lâhumeur mélancolique, avec la lucidité de savoir quâon nâest jamais quâun très peu, semblable à tous les autres très peu de ce grand tout ⦠juste « un grain de poussière » comme le chantait Jacques Higelin, « prisonnier dâun courant dâair », mais quand même « ange gardien du néant » !


Béatrice Machet

Felip Costaglioli Ce quâon vaut de poussière, éditions la Boucherie littéraire, collection la feuille et le fusil, 2018, 86 p., 18â¬.

NDLR : Felip Costaglioli vit depuis 25 ans aux États-Unis dans le Minnesota et enseigne l'esthétique du cinéma à St Cloud State University. Il écrit poèmes et nouvelles en catalan, français et anglais. Il poursuit aussi un assidu travail de traduction de poètes divers dans ces trois langues. Il a publié une quinzaine d´ouvrages de poésie en Espagne et en France. Il collabore en tant que performeur avec plasticiens, vidéastes, compositeurs et musiciens au sein de spectacles où s´allient image, son et poésie.


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