Aller au contenu

Photo

(Note de lecture), Jacques Abeille, "Tombeau pour un amour dans la lumière de sa perte", par Jean-Pascal Dubost


  • Veuillez vous connecter pour répondre
Aucune réponse à ce sujet

#1 tim

tim

    Administrateur

  • Administrateur principal
  • PipPipPipPip
  • 5 689 messages

Posté 30 juillet 2018 - 11:44

 

6a00d8345238fe69e2022ad3848d61200d-75wiDans un même étui sont réunis Jacques Abeille et son double, Léo Barthe, et lâobjet nâest pas un tombeau, mais un coffret réunissant deux bijoux dâécriture (et sur chaque étui est collé un fragment différent du manuscrit original de Tombeau pour un amour dans la lumière de sa perte). Les doubles dialoguent, se répondent, puisque le personnage central de chaque histoire se prénomme Anne ; résolument femme et féminine dans le « tombeau » ; ambigu dans son rôle de jeune page :

« Il était une fois à la cour de Bourgogne un page qui sâappelait Anne car, en ce temps où lââge gothique achevait de flamboyer sous les déferlements des nouveautés venues du pays où fleurit le citronnier, on pouvait encore donner aux garçons ce prénom quâon trouve aujourdâhui trop suave malgré sa brièveté et peu convenable à la virilité ».

Jacques Abeille, non sans malice érudite, travaille la notion de double, littéraire et sexuel.

Le narrateur du « tombeau » se laisse aller à une remembrance mélancolique et méditative et sans nostalgie à la suite de la perte dâun amour qui fut érotiquement passionnel. À lâaide dâun phrasé dâune rare élégance et sinueusement envoûtant, il sâenfonce au cÅur dâune ténèbre restée lumineuse par le souvenir de ce qui fut ; et à lâaide dâune langue crue et raffinée pour dire lâobscène, il emporte dans les confins dâune pensée où fantasme et réalité sâenlacent, sâélançant à pensées perdues dans « ce gouffre dâétrangeté » quâest le désir. La relation entre le narrateur-personnage et le personnage Anne repose sur un rapport de domination et de soumission destiné à affermir une certaine sauvagerie du rapport amoureux et sexuel, à réfléchir lâacte sexuel en lui-même et à la relation homme/femme, nâhésitant point à aborder des aspects du fantasme sans se préoccuper du diktat féministe ni donc sây soumettre. Car penser, toujours penser, le narrateur ne se départit jamais de cette injonction ; « Peut-on trop penser ? », se demande-t-il. Chez Jacques Abeille, le désir est une affaire verbale, assurément, passe par les mots ; dâoù cette courtoise obscénité qui régit le rapport amoureux des deux protagonistes du « tombeau ». On retrouve ce désir verbal dans les « petites pages », court texte dialogué, à lâinstar des romans libertins des XVIIe et XVIIIe siècles, fonds dans lequel Jacques Abeille puise. Le jeune page nây est disgracié, nullement, et au contraire, jouant dâambiguïté travestie et de supercherie, celui-ci se joue du désir pédéraste dâun noble pour le « jeune pucelet », et câest par le verbe quâil parvient à renverser la situation et à imposer lâinattendu, révélant au noble sa propre ambiguïté. La volupté sexuelle chez Abeille comme chez Barthe ne va pas sans la volupté verbale. Verbalité intérieure dans le « tombeau », extérieure dans les « petite pages ». Ce conte libertin, de même quâil en fut au XVIIIe siècle, est un conte philosophique sous-tendu dans une apparente légèreté. Dans lâun comme dans lâautre, il y a volonté de domination à travers la soumission. Ainsi le jeune page, apparemment dominé pendant lâacte sodomite, maîtrise totalement la situation et domine totalement le noble excité ; et le narrateur du « tombeau » refuse-t-il lâenfermement dans une caricature sociétale de la sexualité, refuse lâenfermement de lâamour défunt dans un tombeau, refuse de se soumettre au chagrin : sâil nâest plus, lâamour éprouvé continue de vivre, et la manière intelligente et élégante par laquelle les deux amants se séparent et continuent de se respecter pose question : aimer vraiment, nâest-ce pas apprendre à ne plus sâaimer ? À se déprendre de son désir de possession égoïste quâest lâamour ? Le « tombeau » se termine par une affirmation mystérieuse et tranchante : « Je ne me soumettrai jamais » ; dont on pourrait trouver écho et clé dans quelques propos dâAlain Fleischer : « Toutefois, je suis réfractaire à ce qui est trop souvent lâérotisme en littérature contemporaine. Érotisme qui consiste à recourir à un vocabulaire volontairement outrancier, soumis à une désignation triviale des organes ou des actions qui ne fait bander personne. Je trouve beaucoup plus forte, saisissante, troublante, lâexploration de lâérotisme à travers lâexploration de la langue. »1

Jean-Pascal Dubost

1 in Le Matricule des Anges n°116, sept. 2010

Jacques Abeille, Tombeau pour un amour dans la lumière de sa perte
&
Léo Barthe, Petites pages pour un page, (suivi de « Libres masques », une lecture dâArnaud Aimé)
LâÂne qui butine, 39â¬

TRSc_wzTBoo

Voir l'article complet