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(Note de lecture), Antoine Emaz, D'écrire, un peu, par Jean-Pascal Dubost


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Posté 21 août 2018 - 09:06

 

6a00d8345238fe69e2022ad3aa9a7e200b-75wiLes lecteurs dâAntoine Emaz le savent : câest un obstiné, patient, en écoute constante des plus infimes soubresauts des mondes intérieurs comme extérieurs, et de leurs interconnexions. Ce qui bouge dans son écriture bouge imperceptiblement, mais bouge, au diapason de son travail dâécoute ; avec toujours une mise à distance qui évite dâêtre absorbé. Après des années dâécriture exclusive de poèmes, ou du moins de publications de poèmes, il sâest posé sur les notes dont il remplit ses carnets, depuis Lichen, lichen (Rehauts, 2003) jusquâà Planche (Rehauts, 2016), plusieurs livres de notes jalonnant son parcours de poète, celui-ci est le huitième, beaucoup plus court que les précédents. Si ses livres de notes sâarrêtent souvent sur les périphéries de lâécriture, jusques y compris les plus lointaines, dans Dâécrire, un peu, il recentre et nous invite au cÅur dâune réflexion concentrée sur son écriture, mais avec toujours une ouverture sur lâécriture, une réflexion plus globale ; interrogeant aussi ce que sa pratique interroge de lâensemble dâune pratique. Car sâil est bien un poète qui ne se complaît dans lâautocentrement et encore moins dans lâautovénération, câest bien Antoine Emaz, qui toujours a souci de lâautre, lecteur anonyme ou poète contemporain.

Et qui a placé « cette émotion appelée poésie » comme devise de son avancée poétique (Pierre Reverdy) ; « atteindre en mots une certaine intensité de vivre », écrit-il, quant à lui. Non pas quâil faille reproduire la matière première dâune émotion ressentie, éprouvée ou subie dans la réalité, mais à partir de cette première matière, en chercher une équivalente avec les mots : « La poésie nâest pas dans lâémotion qui nous étreint dans quelque circonstance donnée â car elle nâest pas une passion. Elle est même le contraire dâune passion. Elle est un acte. Elle nâest pas subie, elle est agie. Elle peut être dans lâexpression particulière suscitée par une passion, une fois fixée dans lâÅuvre quâon appelle un poème et seulement dans lâémotion que cette Åuvre pourra, à son tour, provoquer », écrivait Pierre Reverdy dans En vrac. Lâémotion brute, Antoine Emaz lui laisse faire son lent trajet jusquâà la main, « le poète, lui, répond au choc par lâécriture, façon de partager, mettre à distance, mais dâabord trouver prise », car il faut « laisser la vie bouger librement les mots ». Faire écho à la première émotion dans le rythme de lâécriture. Câest à la fois, et paradoxalement, et il le souligne, un long temps dâécoute de sa résonance et dâattente pour quelque chose qui arrive souvent en un surgissement : écoute intérieure, tâtonnement, lenteur du surgissement, élaboration de la forme sont les principales attentions du poète. Avec une lenteur qui peut donner lâimpression au profane et au manager ou à lâhomme dâaffaire ou à lâutilitaire type primaire que le poète, dans son apparence, ne fait rien : « Mais ça, câest un peu compliqué à expliquer aux autres, que lâon travaille en ne faisant rien ».

Lâécoute bien particulière dâAntoine Emaz est lâattente active que se déclare ce quâil appelle la « force-forme » ; ou quand le surgissement détermine cette forme inconnue au départ ; câest le soin autour duquel tournent les présentes notes : comment se construit-elle ?:  « Un heurt. Et sâopère une brusque fusion vie-langue qui sâimpose pour aboutir à une masse verbale, une force-forme qui sera la matière première du poème. » Cette force issue de lâextérieur serait, voire, ce que dans Prises de mer1 il nomme « une énergie comme résiduelle ». Ainsi, à lâinstar de Pierre Reverdy, quâil cite (« la poésie nâest pas un simple jeu dâesprit »), Antoine Emaz écarte la poésie en tant que technique, quâelle ne puisse être que cela, « la technique reste vaine seule, sauf à réduire la poésie à un arrangement de mots, ce quâelle est, mais pas seulement » ; de lâémotion avant toute chose. On peut, sur ce sujet, discuter : exeant en effet les explorations formelles du langage par ce groupe de poètes de la fin du XVème siècle quâon appela Grands Rhétoriqueurs, ou lâOulipo et les potentialités langagières hors émotion, ou quand la machine remplace lâhomme pour générer du langage, la poésie générative, ou toutes ces techniques issues des temps modernes et qui sont des recherches de langage ? Mais si ces notes de réflexion font le point sur ce qui bouge encore un peu dans lâécriture de lâauteur, elles ont aussi lâheur et la vertu de susciter la réflexion, même contradictoire, du lecteur, elles sont un dialogue sinon un débat établis avec celui-ci. Et Antoine Emaz est attentif au lecteur, lui laissant prise et matière à des disputaisons intérieures, car toujours plane en creux, un léger doute qui fait que rien nây est dogmatique. Auto-critique, il se défie aussi de son propre savoir-faire : « Les années font gagner un peu en savoir-faire, mais ce dernier enlise aussi parfois. Reproduire ce quâon sait faire, ce quâon a déjà fait, rend alors assez dérisoire dâajouter un livre aux livres ». Nous le disions, Antoine Emaz est attentif à ce qui bouge un peu.

Le titre de ce court ouvrage de notes, quâon dirait un clin dâÅil complice à James Sacré, indique bien la modestie continue dâAntoine Emaz (comme James Sacré), ce « peu » dont il a fait une poétique du dépouillement visant à aller droit vers ce quâil considère être son essentiel. Et comment une énergie montante, lâintonation montante « Dâécrire », comment cet « élan initial » est ralenti par la virgule, puis mesuré par une intonation descendante, « un peu », qui devient cette énergie en continu humble qui caractérise son écriture.


Jean-Pascal Dubost

1Prises de mer, Le Phare du Cousseix, 2018


Antoine Emaz, Dâécrire, un peu, Æncrages & Co, non paginé, 15â¬.



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